NOTICE NÉCROLOGIQUE
sur
ADOLPHE HENRY
INGÉNIEUR EN CHEF DES MINES, INGENIEUR EN CHEF DU MATÉRIEL ET DE LA TRACTION DES CHEMINS DE FER P.-L.-M.

Par M. R. ZEILLER, ingénieur en chef des mines.

Annales des Mines, 9e série, tome 4, 1893.

Sorti de la plus modeste condition, Adolphe Henry est un exemple de ce que peut une ferme volonté unie à une intelligence supérieure. A cette intelligence et à cette' volonté s'alliaient en outre, chez notre regretté camarade, un sens pratique, une sûreté de jugement, une loyauté de caractère dont il était impossible de n'être pas frappé dès qu'on pénétrait dans son intimité, et qui, presque dès le début de sa carrière, le faisaient juger digne d'occuper dans l'industrie les postes les plus élevés. De ces qualités si précieuses il avait sans doute puisé le germe dans son origine même, dans le contact qu'il avait eu dès son enfance avec les choses de la nature et avec les difficultés de là vie, dans la rude et saine éducation qu'il avait reçue.

Fils de paysan, Henry avait été en effet destiné tout d'abord à suivre simplement le sillon dans lequel son père avait marché, à aider celui-ci, puis à le remplacer plus tard, dans la culture du champ qui faisait vivre la famille. Sans s'enorgueillir du chemin qu'il avait su parcourir, il se reportait volontiers, dans ses moments d'expansion, au temps qu'il avait passé au village, à ses premières années d'études, rappelant avec un profond sentiment de reconnaissance le souvenir de ceux qui l'avaient encouragé, qui l'avaient aidé à mettre en oeuvre les facultés que Dieu lui avait départies. Lié avec lui depuis notre temps d'École polytechnique d'une de ces solides amitiés nées de luttes réciproques, cimentées par des années d'études communes, par des voyages accomplis ensemble à l'étranger, je n'ai, pour parler de la première période de sa vie, qu'à me remettre en mémoire ce qu'il m'en avait dit lui-même au cours de nos excursions géologiques sur les bords du Rhin ou dans l'Eifel.

Adolphe Henry était né le 27 février 1846 à Barizey-au-Plain, dans la région du département de la Meurthe qui confine à celui de la Meuse; il était le deuxième, mais, seul fils, d'une famille de trois enfants. Sa robuste apparence, sa charpente solide le désignaient comme devant donner à son père l'aide la plus efficace pour les travaux des champs ; aussi ne fut-ce pas sans quelque hésitation que celui-ci, qui avait apprécié l'utilité du concours que pouvait lui prêter ce vigoureux garçon, déjà âgé de quatorze ans, se décida en 1860 à faire les sacrifices nécessaires pour le faire entrer comme pensionnaire au collège de Toul. Il cédait aux instances de l'instituteur du village, qui avait su discerner chez l'enfant des aptitudes exceptionnelles, qui s'était donné tout entier à son instruction, et qui, après lui avoir appris tout ce qu'il savait lui-même, jugeait trop regrettable de rester en si beau chemin et de ne pas mettre une aussi riche intelligence à même d'acquérir un développement plus complet. L'élève joignait d'ailleurs ses instances à celles de son maître : il était ambitieux, il rêvait de devenir un jour agent voyer! Une fois au collège de Toul, et sous l'aiguillon des succès obtenus, l'ambition alla grandissant: le jeune homme entendit parler de l'École polytechnique par un de ses condisciples qui s'y destinait et qui devait l'y précéder de peu. Le programme des connaissances exigées pour entrer à l'Ecole, la nature des carrières auxquelles elle donne accès, éveillèrent en lui des désirs dont il finit par s'ouvrir au principal du collège, qui s'intéressait à lui et le suivait dans son travail ; celui-ci lui représenta les obstacles qu'il allait rencontrer, l'impossibilité pour les siens de subvenir aux frais de semblables études, mais ses arguments se brisèrent devant cette volonté réfléchie qui avait vu le but à atteindre et qui ne devait pas s'en laisser détourner. Le résultat de l'entretien fut la décision, prise par Henry, de se présenter, pour la rentrée d'octobre 1862, au lycée de Nancy, de s'y faire agréer comme maître d'études avec la recommandation du principal de Toul, et d'y suivre dans ces conditions les cours de sciences nécessaires. Il eût triomphé sans doute des difficultés d'une telle entreprise, mais il eut le bonheur de se les voir épargnées.

A la distribution de prix qui marquait la fin de sa deuxième année au collège de Toul, assistait un homme de bien, au nom duquel il n'est que juste de rendre hommage, M. Prugneaux, qui, frappé des nombreuses couronnes remportées par le jeune Henry, s'informa près du principal de sa situation et de ses projets d'avenir. Intéressé par l'éloge qu'il en entendit faire, sollicité du désir de lui aplanir la voie , il songea qu'il avait jadis rendu quelques services au chef d'une institution parisienne, bien connue, et que celui-ci serait heureux de trouver l'occasion de s'acquitter; il lui écrivit aussitôt pour lui recommander chaudement le brillant lauréat, convaincu d'ailleurs, par tout ce qu'il avait appris sur son compte, qu'il ne pourrait que faire honneur à ceux qui se chargeraient de compléter son instruction. L'institution, cependant, avait passé en d'autres mains, et l'obligé de M. Prugneaux n'était plus de ce monde; mais son gendre, qui lui avait succédé, connaissait la dette de reconnaissance contractée par son beau-père et s'empressa d'accueillir la demande qui lui était adressée.

Grâce à cet heureux concours de circonstances, Henry entrait, à l'automne de 1862, à l'institution Jauffret, et commençait à suivre la classe de seconde (sciences) du lycée Charlemagne; à la fin de l'année, il remportait un premier prix, deux seconds prix et un accessit au Concours général; passé de là directement en mathématiques élémentaires, il couronnait cette seconde année par le premier prix de physique et le deuxième accessit de mathématiques au Concours, en même temps qu'il se faisait recevoir au baccalauréat es sciences. Enfin, en 1865, au bout d'un an seulement de mathématiques spéciales, et après avoir obtenu encore deux nominations au Concours général, en mathématiques et en chimie, il était admis le dixième à l'Ecole polytechnique. En quelques mois, et nonobstant une interruption de travail de trois semaines causée par une violente atteinte d'érysipèle, il y conquérait le premier rang, avec lequel il passait en première division, et qu'il devait garder presque jusqu'à la sortie.

Entré le second à l'École des Mines, il en suivit les cours avec un intérêt et une assiduité que ne diminuaient point les répétitions qu'il était obligé de donner pour compléter son modeste traitement d'élève-ingénieur et se suffire à lui-même sans imposer de nouvelles charges à sa famille. Après avoir, à la fin de sa première année, visité les mines et les usines de Lorraine et fait une pointe dans le bassin de Saarbruck, il dirigeait ses pas, l'année suivante, vers la Belgique et la Prusse Rhénane; c'est dans ce voyage, fait avec lui, que j'ai pu apprécier ses rares qualités de coeur et de caractère, et je ne puis me rappeler sans une reconnaissance émue la délicate et fraternelle sollicitude avec laquelle il veillait sur la santé de son compagnon, à peine remis à ce moment des suites d'une pleurésie, et savait trouver toujours les plus ingénieux prétextes pour se réserver, durant nos courses, la charge du paquet de manteaux ou du sac d'échantillons géologiques.

Les deux mémoires qu'il rédigea à son retour sur les sujets qu'il avait plus spécialement étudiés pendant cette mission, furent jugés dignes tous deux, l'un par extrait, l'autre in extenso, de l'insertion aux Annales des mines, et lui valurent en outre un prix de la part du Conseil de l'Ecole. Le premier d'entre eux était consacré à l'étude des procédés de désargentation des plombs d'oeuvre, particulièrement variés à ce moment où la méthode du zingage était encore à ses débuts, et où chaque usine traitait à sa manière les crasses riches obtenues par l'emploi du zinc : il donna lieu à la publication d'une note sur le procédé appliqué à l'usine de MM. Herbst, à Call, près de Mechernich, note qu'il ne voulut pas laisser paraître sous son nom seul, et dont il tint à partager l'honneur avec son compagnon. Le second mémoire, qui fut publié, en entier, consistait en une étude magistrale de la préparation mécanique des minerais de plomb et de zinc, telle qu'elle était alors pratiquée en Belgique et dans la Prusse Rhénane ; la justesse d'appréciation de l'auteur s'y révèle par les remarques judicieuses qu'il fait sur les divers appareils qu'il a vus en oeuvre, sur leurs avantages relatifs, sur les meilleures conditions de leur emploi; il ne craint pas, même, le cas échéant, de formuler ses critiques personnelles sur telle disposition qui lui a paru offrir certains inconvénients, et vingt ans plus tard M. Maurice Bellom, dans sa visite aux exploitations de Mechernich, constate qu'à la formule critiquée par l'élève-ingénieur de 1869 a été substituée précisément celle qu'il avait dès ce moment indiquée comme préférable.

Au cours de ce même voyage, l'attention d'Henry s'était portée sur les nouveaux explosifs, dynamite et autres substances analogues, qu'il avait pu voir à l'essai particulièrement dans les mines métalliques de Belgique, et qui étaient encore à peu près ignorés en France; frappé des services qu'ils paraissaient devoir rendre à l'art des mines, des applications qu'ils pouvaient recevoir au point de vue militaire, il avait, concurremment avec ses mémoires de mission, rédigé à leur sujet une note qui avait été immédiatement accueillie par la Commission des Annales des mines, et qui devait paraître dans le second semestre de 1870; les événements n'en permirent la publication qu'en 1871, mais ce n'en fut pas moins le premier travail consacré dans notre pays à l'emploi dans les mines de ces précieuses substances explosives. dont, en raison de la compétence qu'il avait montrée dans leur appréciation, notre camarade devait être appelé, peu d'années après, à s'occuper de nouveau.

Cependant les cours de l'École des Mines avaient pris fin, et les trois élèves-ingénieurs de la promotion sortante allaient partir pour leur dernier voyage d'instruction, qu'ils avaient décidé de faire ensemble et dont ils avaient longuement caressé le projet : ils se proposaient d'étudier d'abord les mines et les usines de Styrie et de Carinthie, de gagner de là l'Italie pour visiter la Toscane et l'île d'Elbe, et de descendre ensuite jusqu'en Sicile, où les gîtes de soufre d'une part, et l'Etna de l'autre, leur promettaient une riche moisson d'observations intéressantes. Pour ne pas aborder trop tôt une région aussi méridionale, le départ avait été fixé à la fin de juillet, et la guerre venait d'être déclarée lorsqu'ils se mirent en route. Ils emportaient à travers le Tyrol l'espoir d'une campagne rapide et de victoires prochaines ; à peine arrivés à Leoben, ils apprenaient coup sur coup les désastres de Wissembourg et de Reichshoffen et avaient la poignante douleur d'entendre acclamer autour d'eux les succès des armes allemandes. Ils reprenaient aussitôt la route de Paris; mais, comme ils venaient d'atteindre la frontière française, Henry, souffrant depuis quelques jours, fut obligé, par une indisposition assez sérieuse, de s'arrêter à Chambéry. Quand il put, au commencement du mois de septembre, rejoindre ses deux compagnons, l'organisation du corps des Mineurs auxiliaires du Génie, dans lequel ceux-ci avaient trouvé place, était terminée, et les cadres en étaient au complet. Il ne fit, du reste, pas grands efforts pour s'y faire admettre : croyant trouver ailleurs un rôle plus actif, il s'engagea dans l'infanterie, et y resta comme caporal pendant près de trois mois, au cours desquels il eut souvent à faire de nuit le rude service de grand'garde ; ce n'était pas là toutefois un aliment suffisant à son désir de se rendre utile, et lorsqu'au commencement du mois de décembre on lui demanda de prendre part à son tour aux travaux de défense de Paris, en remplacement de son camarade Heurteau, atteint d'une fièvre typhoïde, il s'empressa de répondre à l'appel qui lui était adressé. Il eut alors à s'occuper, jusqu'à la fin du siège, sous les ordres de l'excellent et regretté Descos, de la reconnaissance et de l'établissement d'une voie souterraine de communication entre le fort de Vanves et Paris, ainsi que de l'aménagement de la galerie qui reliait le fort de Montrouge à la place. Tour à tour exposé à la surface au feu des batteries ennemies qui bombardaient nos lignes avancées, et enfoui sous terre pour explorer de vieux cavages noyés, dans lesquels l'eau, s'élevant parfois jusqu'à l'ouverture des bottes d'égoutier qu'il fallait chausser pour les parcourir, inondait les vêtements, qui se gelaient ensuite sur le corps pendant le retour en plein air, c'était à qui, de lui ou du chef, se chargerait des besognes les plus pénibles et les plus fatigantes, à qui passerait les nuits pour surveiller l'exécution des travaux urgents.

Lorsque l'armistice eut mis fin aux opérations de défense et ouvert les portes de la ville assiégée, Henry qui, dès avant l'investissement, et par suite de l'occupation de la Lorraine, avait cessé de recevoir aucune nouvelle de sa famille, s'empressa de partir pour Barizey, impatient qu'il était de savoir ce qu'étaient devenus les siens; il eut le bonheur de les y retrouver tous, et il y resta jusqu'à ce qu'il fût redevenu possible, aux premiers jours de juin, de pénétrer dans Paris. Il avait été nommé ingénieur de 3e classe le 1er décembre 1870, et, au commencement de juillet 1871, une décision ministérielle le chargeait du service du sous-arrondissement minéralogique de Vesoul; mais, en même temps, M. Moissenet, qui avait apprécié, durant son séjour à l'École, ses aptitudes pour la chimie analytique, obtenait qu'il lui fût adjoint temporairement afin de suppléer, dans la conduite des travaux chimiques des élèves, dans la surveillance des laboratoires et du bureau d'essai, le professeur de chimie générale, M. Ad. Carnot, à qui ses fonctions, de maître des requêtes près la Commission remplaçant le Conseil d'État, ne laissaient plus le temps de s'occuper que de son cours. Cette suppléance devait, un an plus tard, s'étendre également au cours de chimie générale, qu'Henry fut appelé, sur la proposition du Conseil de l'École, à professer durant toute la période scolaire 1872-1873, à la place de M. Carnot, chargé lui-même de remplacer M. Moissenet, que sa santé tenait à ce moment éloigné de sa chaire de docimasie.

Aussitôt attaché à l'École des Mines, et tout en se dévouant avec ardeur à la partie active de son service, Henry avait entrepris, sur la demande de M. Moissenet, de continuer les Extraits de chimie publiés par celui-ci dans les Annales des mines, et de les remettre au courant : il put ainsi donner, dès le début de 1872, une analyse substantielle de tous les travaux de chimie quelque peu importants parus durant les années 1865 à 1871 et ayant trait soit à la chimie pure, soit à la chimie analytique, à la chimie industrielle minérale, ou à la reproduction des minéraux. L'été venu, les vacances de l'École lui permirent d'obtenir, en vue de remplacer le voyage d'études si douloureusement interrompu deux années auparavant , une mission d'instruction en Autriche-Hongrie. Si la promotion n'était plus au complet comme pour le voyage de troisième année, notre ami Heurteau étant à ce moment en route pour l'exploration de la Nouvelle-Calédonie, du moins les deux compagnons de 1869 avaient pu se réunir, et, pour compléter les observations qu'ils avaient recueillies alors en Belgique et en Prusse Rhénane, ils débutaient par un séjour à Przibram, où Henry tenait à étudier de près les remarquables ateliers de préparation mécanique créés par M. de Rittinger. Il en publia, dès son retour, la description dans un mémoire spécial, qui forme la suite et le complément de celui qui avait été inséré en 1871 dans les Annales des mines.

Le reste du voyage fut consacré à un séjour à Schemnitz, où l'accueil sympathique fait aux deux ingénieurs français leur permit une exploration approfondie de toutes les mines du district, et une étude détaillée des intéressants gisements sur lesquels elles portent. Dans le travail qu'ils rédigèrent sur cette partie de leur mission et qui fut également accueilli par la Commission des Annales, il convient de mentionner comme exclusivement dus à Henry les intéressants résultats des recherches entreprises par lui sur la constitution chimique des roches de la région : l'analyse d'une longue série d'échantillons de grünsteins lui permit, notamment, d'établir la véritable nature des roches blanches qui forment les épontes des principaux filons de Schemnitz, et démontrer que, contrairement à l'opinion professée alors par certains auteurs des plus compétents, il ne fallait voir en elles que des grünsteins altérés, modifiés dans leur aspect par les émanations métallifères, et non point des rhyolites injectées dans la masse de grünstein.

Quelques mois plus tard, au printemps de 1873, Henry, qui venait de terminer ses leçons de chimie générale, mettait à profit les loisirs que lui laissait la période des examens de fin d'année de l'École des Mines pour se rendre en Algérie, où il allait étudier, pour le compte de l'industrie privée, divers gîtes de fer de la province d'Alger et de la province d'Oran. Il y trouvait l'occasion d'appliquer les belles observations de M. Moissenet sur la distribution des parties riches des filons, que leur auteur n'avait pas encore publiées, mais au courant desquelles il s'était plu, avec une flatteuse confiance, à mettre par anticipation son jeune collaborateur. Ce fut un véritable plaisir pour Henry de trouver, dans les filons massifs de Soumah, une éclatante vérification des lois qui lui avaient été révélées et de pouvoir, à la profonde stupéfaction du maître-mineur qui lui faisait visiter les travaux, reconnaître d'après la seule inspection des roches encaissantes , d'après les changements de pendage et de direction du filon, les points où celui-ci avait été trouvé bon, ceux où il avait été trouvé mauvais; il fut heureux, à son retour, autant que d'un succès personnel, de pouvoir rapporter au maître qui lui avait confié ses idées , l'hommage de la surprise admirative qu'il avait provoquée.

A peine était-il rentré à Paris qu'il dut le quitter nouveau, mais cette fois pour plusieurs années: une décision ministérielle du 14 juin 1873 venait de mettre fin à la situation provisoire qui durait depuis deux ans, et il lui fallait se rendre au poste, non pas de Vesoul, qui lui avait été assigné tout d'abord, mais de Rive-de-Gier. Il allait y trouver, comme compensation au regret qu'il éprouvait à laisser de côté ses travaux de chimie, un puissant aliment à son activité physique et intellectuelle, avec les nombreuses mines qu'il avait à visiter, et les importantes usines métallurgiques de la région, qui lui offraient les plus intéressants sujets d'étude. Il fut, d'ailleurs, au bout de peu de mois, attache en outre au contrôle de la Compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée, et ses visites aux ateliers d'Oullins, qui se trouvaient dans sa circonscription, devaient être pour lui l'occasion de s'initier à la construction du matériel des chemins de fer et de se familiariser avec cette branche de l'art de l'ingénieur.

Au moment où il arrivait à Rive-de-Gier, la question de la dynamite était à l'ordre du jour ; un décret du 31 mai 1873 venait de fixer les prix de vente des différentes sortes de dynamites, et l'Assemblée nationale se préparait à discuter le projet de loi récemment présenté par le Gouvernement sur la fabrication de cet explosif, projet qui tendait à en concentrer définitivement le monopole entre les mains de l'Etat; les exploitants de mines se préoccupaient des conséquences d'un tel régime, en même temps qu'ils se plaignaient des prix trop élevés auxquels les dynamites leur étaient livrées. La Société de l'industrie minérale devait forcément s'intéresser à une aussi importante question, et elle ne tardait pas à en confier l'étude, sous la présidence de M. Tournaire, à une Commission spéciale, dont Henry était nommé rapporteur, à raison du travail qu'il avait publié sur ce sujet en 1871. Le remarquable rapport qu'il rédigea, et qui fut approuvé à l'unanimité par la Société dans sa séance du 2 mai 1874, établit, par une discussion approfondie les conditions nécessaires pour que les exploitations françaises ne se trouvent pas placées dans une situation d'infériorité par rapport à leurs concurrentes de l'étranger, et il conclut à ce que la fabrication et la vente des dynamites soient déclarées libres, à ce que l'impôt soit notablement abaissé, ou même supprimé dès que le permettrait l'état des finances, et qu'enfin les dynamites fabriquées par l'industrie soient admises au transport par les chemins de fer. Il fut donné satisfaction à ces voeux d'abord par la loi du 8 mars 1875, puis, un peu plus tard, par l'arrêté ministériel du 10 janvier 1879, et c'est encore à l'un d'eux que s'est trouvé répondre, plus récemment, le décret du 12 juin 1890.

Quelques mois après la rédaction de ce rapport, Henry, désireux de répandre le plus possible la connaissance de ces nouveaux explosifs, qu'il était en France un des premiers à avoir pu apprécier, publiait dans le Bulletin de la Société de l'industrie minérale une analyse détaillée de l'important travail que M. le capitaine Fritsch leur avait consacré en 1872; il la complétait, le cas échéant, par ses observations personnelles, et insistait spécialement sur les précautions à prendre dans la conservation et dans l'emploi des dynamites, tant pour éviter tout accident que pour obtenir le meilleur effet utile, précautions dont la plupart sont depuis lors devenues réglementaires.

L'accueil que sa valeur et son caractère avaient valu à Henry de la part des industriels de Rive-de-Gier n'avait pas tardé à lui permettre de suivre de près les questions métallurgiques alors à l'étude, et dont l'une des plus intéressantes était celle du puddlage mécanique par l'emploi des fours rotatifs; il fut ainsi mis à même d'assister, dans l'usine de Saint-Chamond, à toute la série des essais du four Pernot; et lorsqu'on fut arrivé à des résultats définitifs , il put donner aux Annales des mines une description détaillée du nouveau four ainsi que de la marche des opérations suivant la nature du métal à obtenir, accompagnée, relativement au four Danks et au four Siemens-Martin, d'une série de chiffres comparatifs d'un haut intérêt.

Il rendit compte de même, l'année suivante, d'un travail d'une tout autre nature, mais non moins digne d'être noté, et au sujet duquel il n'omit qu'une chose, à savoir l'indication de la part qu'il y avait prise. La grande cheminée de 105 mètres de l'usine des Étaings, appartenant à MM. Marrel, s'était infléchie à tel point qu'on songeait, pour en conjurer la ruine, à en démolir toute la moitié supérieure ; Henry pensa qu'on pourrait peut-être la redresser au moyen de traits de scie convenablement disposés : après en avoir relevé le profil par une méthode aussi simple qu'ingénieuse, il put déterminer la position et l'étendue à donner à ces traits de scie, et l'opération entreprise d'après ses conseils fut couronnée d'un plein succès.

A la fin de l'année 1875, la compétence reconnue d'Henry le faisait désigner, sur la demande du directeur de l'École des mineurs de Saint-Etienne, pour occuper par intérim la chaire de chimie et de métallurgie laissée vacante par le départ de M. Vicaire; il apporta dans ces leçons, qu'il fit pendant deux années, les qualités de méthode et de netteté, si précieuses pour un professeur, dont il avait déjà fait preuve dans sa suppléance de 1872-1873 à l'École des Mines de Paris; mais la réunion d'un tel cours et du service ordinaire de Rive-de-Gier, très étendu et très chargé, constituait un fardeau fort lourd, et si, grâce à sa vigueur et à sa puissance de travail, il put le supporter aussi longtemps, ce ne fut pas sans en ressentir le poids et sans en souffrir quelque peu dans sa santé. C'est en effet aux fatigues du professorat combinées avec les suites d'un refroidissement contracté dans une des mines de Rive-de-Gier, que doit être imputée une laryngite chronique qui, dès le commencement de l'année 1878, l'obligeait à aller faire une saison à Amélie-les-Bains , et dont il ne devait jamais parvenir à se débarrasser complètement.

Il avait, en juin 1876, après l'achèvement de sa première année de cours à l'Ecole de Saint-Etienne, fait, en compagnie de M. Arbel , l'éminent maître de forges de-Rive-de-Gier, une rapide excursion en Amérique pour visiter l'exposition de Philadelphie, et ce voyage avait été pour lui, je ne puis m'abstenir de le rappeler, l'occasion d'un, véritable succès devant la Société des ingénieurs américains : assistant un jour à une réunion de celle-ci, il avait dû, presque à l'improviste, pressé par d'instantes demandes, faire sur l'exploitation de la houille et sur la métallurgie du fer dans le bassin de la Loire une sorte de conférence, dans laquelle la précision et la clarté de ses explications furent vivement appréciées de ses nombreux auditeurs et lui valurent d'unanimes applaudissements. Il profita, de son côté, de l'accueil qui lui était fait pour étudier, aussi complètement que le lui permit le peu de temps dont il disposait, les mines et les usines métallurgiques de Pennsylvanie, et il put ainsi rapporter en France des notes d'un sérieux intérêt sur la fabrication des rails Bessemer aux États-Unis, particulièrement dans les usines d'Edgar Thomson et de Bethléhem , sur le Pays de l'huile et ses gisements de pétrole , sur les bassins anthracifères de Pennsylvanie et sur leur exploitation.

En outre de ce voyage, le séjour de Rive-de-Gier fut coupé pour Henry par trois ou quatre missions industrielles en Algérie, où il fut envoyé notamment par la Compagnie de l'Horme pour explorer divers gites ferrifères de la province d'Alger et de la province de Constantine; il s'était, dès sa première visite de 1873, attaché vivement à ce beau pays et à l'étude de ses richesses minérales, et il y retournait chaque fois avec un plaisir nouveau.

Ce ne furent pas là, du reste, les seuls appels qui lui furent adressés par l'industrie ; il avait été l'objet, dans le courant de 1876, d'une proposition singulièrement flatteuse, si l'on songe qu'il venait à peine d'accomplir sa trentième année, et qui prouve en quelle estime il était tenu dans la Loire : son nom avait été mis en avant, sans qu'il l'eût en rien sollicité, pour la direction d'une grande Compagnie houillère, et l'on était venu lui demander son acceptation ; mais le changement d'organisation auquel était liée sa nomination à ce poste, et qui consistait à réunir entre les mains du nouveau directeur à la fois les services techniques et les services commerciaux de la Compagnie, fut, à la suite de longues délibérations, et après de vives compétitions auxquelles il demeura résolument étranger, écarté finalement par le Conseil d'administration. Il n'en resta à Henry que le souvenir de la haute confiance que lui avaient témoignée ceux des administrateurs qui avaient songé à lui, et s'il ne vit pas échapper sans quelque sentiment de regret la brillante position qu'on lui avait fait et que la pensée de sa famille devait lui faire désirer, il était, comme il le disait lui-même, à un âge où l'on doit regarder en avant et non pas en arrière.

Cette foi dans l'avenir était justifiée, car moins de deux ans plus tard, dès les premiers mois de 1878, de nouvelles offres lui étaient faites presque simultanément d'un côté par une importante Société ayant son siège à l'étranger, de l'autre par la Compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée, celles-ci absolument fermes et particulièrement pressantes. Bien que la situation qu'il devait définitivement occuper n'eût pu lui être à l'avance exactement précisée, sa résolution fut vite prise : les questions de chemins de fer l'intéressaient depuis longtemps, il sentait ce qu'il pouvait donner, il savait à quel excellent appréciateur des hommes il aurait affaire dans le chef qui lui demandait sa collaboration, et, le 1er mai 1878, il se faisait mettre en congé illimité pour entrer à la Compagnie P.-L.-M. comme attaché à la direction de l'exploitation. Il passait d'abord dans les différents services pour en étudier les principaux rouages et en bien connaître le fonctionnement; puis, après quelques mois de cette espèce de stage, il était placé définitivement sous les ordres de l'ingénieur en chef du matériel et de la traction, M. Marié, qui s'était rendu compte de ce qu'il pouvait attendre de son concours, et dont il devenait aussitôt l'adjoint.

La première question importante dont il eut à s'occuper fut celle des freins continus. Les essais faits sur le frein à vide Smith-Hardy et sur le frein Westinghouse avaient laissé M. Marié hésitant, à raison des critiques que tous deux lui paraissaient mériter : le premier avait pour lui la modérabilité et la simplicité des organes, le second l'automaticité et la rapidité ainsi que la simultanéité de son action sur tous les véhicules ; mais les avantages de l'un faisaient défaut à l'autre, et si l'automaticité paraissait indispensable, la modérabilité semblait aussi fort utile sur un réseau qui, comme celui de P.-L.-M., comporte de longues et nombreuses sections à fortes déclivités; le risque, pour le système Westinghouse, de fonctionnement intempestif, et, dans ce cas, la difficulté du desserrage, constituaient également pour M. Marié un motif de sérieuses préoccupations. Henry ne tarda pas à présenter à son chef un système complètement étudié, dont il mûrissait l'idée depuis quelque temps déjà, et qui devait donner satisfaction à tous ces desiderata ; c'était un frein à double conduite, à la fois automatique et modérable, à action instantanée comme le Westinghouse, et agencé de telle sorte qu'en cas de fonctionnement intempestif, la mise en action, par le mécanicien, du frein modérable permît le desserrage et l'annulation du frein automatique, et par conséquent la remise en marche pour ainsi dire sans arrêt. Un autre projet avait été soumis vers la même époque à M. Marié par M. Wenger, alors ingénieur de la Compagnie; mais, tel qu'il était alors conçu, s'il comportait, comme celui d'Henry, le double avantage de l'automaticité et de la modérabilité, avec la même complication d'une double conduite, il lui était inférieur au point de vue de la rapidité et de la simultanéité du serrage; de plus l'étanchéité paraissait difficile à obtenir; enfin les risques et les inconvénients d'un serrage intempestif y étaient les mêmes qu'avec le frein Westinghouse.

D'autre part, à peine Henry avait-il pris pour son système un brevet, sur lequel il abandonnait d'ailleurs tous ses droits à la Compagnie, que M. Westinghouse venait proposer à celle-ci de s'en rendre acquéreur pour le combiner avec les siens, et de lui céder ensuite pour le réseau P.-L.-M. la jouissance des uns et des autres. Dans de telles conditions, l'hésitation ne devait pas être longue : les organes essentiels du frein Westinghouse avaient fait leurs preuves comme fonctionnement et comme facilité d'entretien; l'invention d'Henry permettait, sans y rien modifier, et avec une faible augmentation de dépenses, de 6 à 6,5 p. 100. d'en conserver les avantages en y ajoutant ceux d'un frein modérable et d'un desserrage rapide en cas de fonctionnement intempestif, constituant ainsi une solution absolument complète du problème tel qu'il avait été posé; elle assurait de plus à la Compagnie, grâce à la convention proposée par M. Westinghouse, des conditions particulièrement avantageuses pour l'application à son matériel des appareils à livrer par lui. Le nouveau frein ainsi constitué ayant, d'ailleurs, aux essais pratiques donné des résultats de tout point satisfaisants, l'application en fut décidée, à la fin de l'année 1880, d'abord et immédiatement à tout le matériel des trains directs, express et rapides, ainsi que des trains de banlieue, et en principe à tout l'ensemble du matériel des trains de voyageurs.

Vers le milieu de 1882, Henry perdait, en la personne de M. Marié, un chef auquel il s'était profondément attaché durant ces trois années de collaboration, qui avaient créé entre eux les rapports les plus intimes, et il était appelé à prendre après lui le lourd fardeau de la direction de ce grand et complexe service du matériel et de la traction. À la fin de la même année, il était, sur la proposition du Ministre de la guerre, fait chevalier de la Légion d'honneur. Le plaisir qu'il éprouva à recevoir cette distinction ne laissa pas d'être obscurci par le regret de ne pouvoir le partager avec ceux à qui il rapportait la brillante carrière parcourue par lui et qu'il avait aimé à associer à tout ce qui lui arrivait d'heureux ; il avait, dès 1877, vu s'éteindre son vieil ami M. Prugneaux, et il avait eu, dans les derniers jours d'octobre 1881, le profond chagrin de perdre son père ; l'un et l'autre du moins avaient pu jouir de leur oeuvre, et les lourds sacrifices que ce dernier avait faits jadis avaient trouvé toutes leurs récompenses.

Ce que fut Henry comme ingénieur en chef du matériel et de la traction de la Compagnie P.-L.-M., je n'aurais pour le dire en peu de mots qu'à reproduire quelques-unes des éloquentes paroles prononcées sur sa tombe par M. Noblemaire : « Pas une de ces dix années qui n'ait été marquée par une découverte nouvelle, une réforme, un perfectionnement, lentement étudié, mais réalisé avec une sûreté, une précision, qui ne laissaient jamais place à l'erreur et n'ont jamais comporté de rectification ultérieure ». C'était là, en effet, l'un des traits caractéristiques de sa méthode de travail et qui ne pouvait être plus justement apprécié : ne rien livrer au hasard, étudier chaque question à fond et sous toutes ses faces, contrôler expérimentalement les résultats de la théorie, et ne donner une solution que quand il pouvait vraiment la regarder comme définitive. Se gardant de rien annoncer qu'il ne fût absolument certain de réaliser, s'il a pu sembler parfois à ceux qui ne le connaissaient pas aussi bien que son éminent directeur, peu empressé à entrer dans la voie de certaines modifications et à tenir compte de certains conseils, c'est qu'ayant la responsabilité d'intérêts considérables, il ne voulait toucher qu'en parfaite connaissance de cause à l'oeuvre de son prédécesseur: il mûrissait silencieusement son plan, dans lequel chaque détail devait venir à son heure, et dont la réalisation devait montrer combien il était soucieux de tout progrés.

Avant d'arrêter de nouveaux types de machines, et afin de pouvoir les approprier exactement aux services auxquels ils devaient être respectivement affectés, il avait tenu à entreprendre une étude méthodique approfondie, devant les difficultés de laquelle plus d'un eût à sa place reculé. Je ne puis que rappeler ici, sans entrer dans le détail, les ingénieuses expériences instituées par lui sur les principaux types de locomotives en usage dans les divers réseaux, et qui consistaient, pour chaque type, d'une part dans la détermination des déplacements, transversaux et longitudinaux, de la machine librement suspendue en l'air et marchant à différentes allures, d'autre-part dans des essais de vitesse et de puissance, les uns en charge et les autres sans charge.

Une autre série d'expériences, peut-être plus complètes, encore, avait eu pour but l'étude de la vaporisation dans les chaudières de locomotives, et la détermination des meilleures dispositions à donner au foyer, du nombre et de la longueur à adopter pour les tubes de fumée, ainsi que de l'influence du tirage sur la puissance de la machine. Les premiers résultats de ce travail avaient été publiés par Henry à l'occasion du Congrès international de 1889, et l'intérêt pratique en avait été hautement apprécié par tous les ingénieurs de chemins de fer. Il ne le considérait cependant pas comme terminé, il avait fait procéder à des expériences nouvelles, et il se proposait d'en donner dans les Annales des mines le compte rendu détaillé, avec les conclusions définitives auxquelles il était arrivé; les notes qu'il a laissées permettront, du moins , à ses excellents et dévoués collaborateurs de réaliser à cet égard l'intention qu'il avait exprimée.

Mettant à profit les résultats de cette longue série d'études, il avait arrêté et fait construire tout d'abord trois types nouveaux de locomotives, qui furent mis en service, à titre d'essai, au commencement de l'année 1889, et dont les deux principaux figurèrent à l'Exposition: l'un destiné aux trains de voyageurs à grande vitesse, le second aux trains de voyageurs et de marchandises des lignes à fortes rampes, le troisième aux trains de marchandises des lignes faciles à grand trafic, ainsi qu'aux trains de voyageurs et mixtes des lignes à rampes susceptibles d'atteindre 20 millimètres. Tous trois étaient du système compound, mais avec des dispositions spéciales longuement élaborées : par suite d'une série de considérations relatives tant à la puissance à obtenir qu'à l'économie de combustible, le timbre de la chaudière avait été élevé à 15 kilogrammes, et le nombre des cylindres avait été porté à quatre, les deux cylindres d'admission agissant sur un essieu, et les deux cylindres de détente sur un autre; les volumes de ces cylindres étaient calculés de manière à ce que chacun donnât le même effort, et l'accouplement des deux essieux moteurs dans une position relative invariable avait permis d'augmenter dans une proportion considérable le minimum des moments moteurs au démarrage, de même que de resserrer entre des limites plus étroites la variation de ces moments pendant la marche ; en même temps, les perturbations dues tant aux forces d'inertie qu'à l'obliquité des bielles , avaient été réduites dans une importante mesure, et avec elles les réactions exercées sur la voie. La continuation de ses expériences sur la vaporisation devait encore, d'ailleurs, conduire Henry à de nouveaux perfectionnements ; grâce à l'adoption des tubes à ailettes, et à la diminution de longueur qui en est résultée pour la chaudière, ainsi qu'à l'emploi des tôles d'acier pour le foyer, il est parvenu à obtenir à la fois une légèreté plus grande et une puissance plus considérable : deux nouveaux types à grande vitesse ont été ainsi créés, qui n'ont été terminés et mis en service que dans le courant de 1892, alors qu'Henry, qui les avait étudiés, n'était déjà plus là pour voir la réalisation de l'oeuvre qu'il avait conçue; ils ont, de plus, sur les machines à grande vitesse de 1889, l'avantage de réactions transversales et verticales encore plus réduites, résultant d'une modification de la position relative des cylindres et des essieux. Je ne puis me dispenser de mentionner, en outre de ces études si remarquables sur les machines locomotives, celles qu'il entreprit à diverses époques sur des testions d'un intérêt moins captivant, mais dont il avait apprécié l'importance, telles, d'une part, que le graissage des machines et des véhicules, et l'emploi des charbons menus, d'autre part; les essais auxquels il fit procéder, avec la méthode et la sûreté dont il était coutumier ont abouti, pour la Compagnie, aux plus sérieuses économies, montant, de ce dernier chef seulement, à un chiffre annuel de près de deux millions de francs.

Je dois rappeler encore, sans pouvoir tout citer la suite donnée par lui au plan conçu par M. Marié relativement à la réduction du nombre des dépôts, et qui se traduisit, pour la seule ligne de Paris à Marseille, grâce à la meilleure utilisation du personnel et du matériel par une économie finale de 60 à 70 machines. C'est au même ordre idées que se rattache l'expérimentation qu'il fit faire du système de la double équipe et de celui des machines banales, l'un et l'autre alors préconisés en Amérique, et qui lui permit de conclure, avec des chiffres formels, à l'avantage du maintien de la simple équipe.

Enfin, je ne saurais passer sous silence les heureuses dispositions données par lui aux trains d'amublance militaires qu'il a eu à organiser sur la demande du Ministère de la guerre, et dont il est arrivé à doubler la capacité, comparativement aux trains similaires d'un même nombre de voitures organisés précédemment sur d'autres réseaux, grâce au choix du matériel qu'il y a affecté et aux aménagements de détail qu'il a lui-même combinés.

Dans toutes les branches de cet immense service du matériel et de la traction, Henry s'est, en un mot, montré un maître, et les comptes rendus des Congrès internationaux tenus en 1887 et en 1889, à Milan et à Paris, aux discussions desquels il prit une part des plus actives, témoignent de l'intérêt avec lequel ses communications sur tous les sujets qu'il avait étudiés étaient accueillies par ses collègues de la France et de l'étranger. En même temps à la valeur technique s'ajoutaient chez lui toute les qualités nécessaires au commandement de la nombreuse armée de travailleurs qu'il avait à diriger : à la fois ferme et bienveillant, il avait su se faire aimer de tout son personnel par sa profonde équité, par sa constante sollicitude pour les intérêts de tous, depuis les premiers jusqu'aux plus modestes de ses subordonnés.

Au milieu de toutes ses occupations, si multiples et si absorbantes, d'ingénieur de chemins de fer, Henry n'oubliait pas qu'il avait été mineur, et il était heureux d'en exercer le métier, quand l'occasion s'en présentait, aux houillères de la Chazotte, qui, appartenant à la Compagnie P.-L.-M., se trouvaient faire partie intégrante de son service ; il ne cessa d'en surveiller de près l'exploitation avec toutes ses annexes, et l'on a pu voir figurer à l'Exposition de 1889 une remarquable machine à agglomérer les briquette, qui était son oeuvre absolument personnelle.

Lorsqu'en 1888 fut reconstitué le Conseil de perfectionnement de l'École des mines de Saint-Etienne, il se trouvait ainsi désigné de toutes manières pour y représenter l'industrie, et pendant les trois dernières années de sa vie il fut appelé à siéger dans ce Conseil.

A différentes reprises, du reste, sa compétence l'avait fait désigner comme membre de diverses Commissions, soit par le Ministère des travaux publics, pour la Commission chargée de rechercher les perfectionnements réalisables dans le matériel roulant et dans le service des agents de chemins de fer, soit par le Ministère du commerce et de l'industrie, pour la Commission d'examen des projets d'un chemin de fer à l'Exposition de 1889, comme pour les Comités d'admission et d'installation de cette même Exposition, et pour le Conseil supérieur du travail. A la fin de 1888, il avait été présenté par le syndicat du chemin de fer de ceinture pour prendre au Comité de l'exploitation technique la place laissée vacante par la mort de M. Delebecque, et il en fit partie jusqu'au jour où la nouvelle organisation de 1891 en élimina les représentants des grandes Compagnies. Enfin, en 1886 l'Administration supérieure, en lui conférant le grade d'ingénieur en chef des mines, lui avait montré que son passage dans l'industrie ne l'avait pas fait oublier et qu'elle rendait justice à ses mérites.

Il pouvait regarder avec fierté en arrière, et un passé aussi brillant permettait de penser que pour lui l'avenir n'avait pas dit son dernier mot : à quelle destinée ne semblait-il pas appelé, avec les éminentes qualités dont il avait fait preuve, avec l'estime et l'affection qu'il avait inspirées à son directeur, avec la longue carrière sur laquelle on était en droit de compter pour lui? Sa robuste constitution paraissait incapable de plier jamais sous le poids du travail; et cependant peut-être aurait-elle, en raison de sa vigueur même, exigé un plus juste équilibre entre la dépense intellectuelle et la dépense physique ; rien néanmoins n'avait pu faire pressentir l'atteinte qu'allait tout à coup recevoir sa santé. Au printemps de 1890, une phlébite grave le forçait brusquement à prendre le lit, mais sans parvenir à lui faire interrompre l'étude des affaires qui lui étaient confiées; mettant au contraire à profit les longues heures de calme que lui assurait cet éloignement forcé de son bureau, il s'attacha à utiliser cette pénible période d'immobilité pour élaborer et rédiger un travail considérable qui lui avait été demandé par le Comité de ceinture et qui consistait dans la détermination des prix de traction des trains de voyageurs et de marchandises sur les lignes de petite et de grande ceinture, travail le plus complet sans doute qui ait été fait sur la question des dépenses de traction. La convalescence arriva au moment où il y mettait la dernière main; mais bientôt après de nouveaux accidents se produisirent, du côté du coeur, puis de la poitrine, et après une saison au mois d'octobre à Amëlie-les-Bains, il dut se résigner à aller passer l'hiver à Menton. Ce fut pour lui une cruelle épreuve, délaisser ainsi de côté pour plusieurs mois le service auquel il s'était jusqu'alors consacré; elle lui fut du moins adoucie par la pensée qu'il le remettait en bonnes mains, et pendant toute la durée de son absence l'amitié dévouée de son adjoint, M. Baudry, qui le tenait au courant des principales questions, tout en prenant soin de lui atténuer ce qui aurait pu lui causer des soucis ou des préoccupations, lui permit de suivre de loin les affaires traitées et de se tenir prêt à en ressaisir les rênes dès que sa santé le lui permettrait. Il comptait, comme il le disait lui-même, sur sa vigoureuse constitution de campagnard pour prendre le dessus et triompher du mal ; pourtant, par moments, il ne pouvait s'empêcher de se laisser envahir par les plus tristes pensées, et, comme le rappelait M. Noblemaire, de se demander si cette maladie n'était pas une punition de l'ambition qu'il avait eue, à vouloir sortir de son orbite : « Paysan j'étais, » écrivait-il à la fin de cette triste année 1890, « paysan j'aurais dû rester! » Il se préoccupait, non de lui-même, mais des siens, des nombreux enfants de sa soeur aînée, restés orphelins en 1887, de tous ceux à qui il se sentait si nécessaire, et pour longtemps encore.

Cependant une amélioration notable, survenue en peu de jours dans le courant du mois de mars 1891, lui avait rendu confiance, et lorsqu'il revint à Paris, au commencement de mai, il ne doutait pas que ce fût pour se remettre bientôt à la besogne. Il put en effet reprendre ses occupations, et même d'une façon presque régulière : mais l'illusion qu'il s'était faite un moment, d'un retour rapide et définitif à la santé, ne tardait pas à lui être enlevée par de nouveaux assauts de la maladie, qui semblait ne pouvoir terrasser un corps aussi robuste qu'en s'y reprenant à plusieurs fois et en s'attaquant successivement à tous les organes. L'été s'écoula ainsi pour lui dans une série alternative d'espoirs et de découragements ; et quand il dut repartir pour Amélie-les-Bains, dans les premiers jours de novembre, navré d'abandonner encore une fois son service, c'était pourtant, grâce aux assurances dont on le berçait, avec la pensée qu'un nouveau séjour dans le Midi finirait par avoir raison du mal dont il souffrait. Il emportait là-bas les éléments du mémoire qu'il voulait donner aux Annales sur les expériences relatives à la vaporisation dans les chaudières de locomotives, et il me confirmait, vers la fin de l'année, son intention d'en commencer très prochainement la rédaction. Il éprouvait en effet un mieux sensible, et ses deux collaborateurs et amis, MM.Baudry et Chabal, qui le virent le 17 janvier à Marseille, purent se réjouir avec lui des progrès accomplis; mais quand il leur dit adieu , pour se diriger sur Menton, il ne put retenir les larmes qui lui vinrent aux yeux ; comme s'il avait deviné que c'était lâ l'adieu définitif, comme s'il avait senti se briser, dans cette suprême poignée de main, le dernier lien qui le rattachait à ce service auquel il s'était donné tout entier.

A peine était-il installé à Menton, que de nouvelles complications se déclaraient, et le 25 janvier 1892 il était brusquement enlevé à l'affection des siens.

Il repose aujourd'hui dans le cimetière de ce petit village de Barizey-au-Plain, où s'était écoulée son enfance et auquel il était demeuré profondément attaché ; mais le souvenir de cette belle intelligence, de cette nature foncièrement droite et sympathique, reste vivant dans le coeur de ses amis.

Retour à la biographie de Henry