Jean-Yves EICHENBERGER (1918-2006)

Fils de René EICHENBERGER, ébéniste, et de Hélène LAURENT. Marié à Marie-Louise VERWEE, artiste peintre, âgée de 100 ans lors du décès de son mari. Décédé le 28/7/2006, à Paris, lors d'une opération (d'après son épouse, le chirurgien n'avait pas décelé une faiblesse cardiaque).

Ancien élève de l'Ecole des mines de Paris (promotion 1939). Ingénieur civil des mines.


Commandeur de la Légion d'honneur, de l'Ordre du Mérite, des Palmes Académiques, de l'Ordre de Saint-Grégoire le Grand. Grand officier de l'Ordre Equestre du Saint-Sépulcre de Jérusalem.


Publié dans Bulletin des EDC, septembre 2006 :

Jean-Yves Eichenberger, Président national du mouvement de 1981 à 1984, a été rappelé au Seigneur le 28 juillet, dans sa 89ème année. Ingénieur civil des mines, il a notamment dirigé la société Bauxites du Midi, le Centre d’études industrielles de Genève, la Compagnie de Mokta…et participé à l’administration de nombreuses sociétés comme Imétal ou Petrorep [il a été PDG de la Cie des Mines de Huaron et vice-président de NICKEL PENARROYA]. Il a été l’un des membres-fondateurs du Comité national pour le développement des grandes écoles, Président de la Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises, ou encore membre du Conseil supérieur de l’Education nationale. Il a pu dire de sa responsabilité à la tête du CFPC qu’il ne s’agissait pas seulement « d’une fonction économique à remplir…ou d’un groupe de dirigeants à guider, attiré comme tant d’autres par la réflexion sur le monde. Il s’agit de cela, bien sûr, mais de bien autre chose en même temps et au-delà. Il s’agit de l’avènement du Royaume de Dieu, ici et maintenant, parmi nous et en nous, dans notre activité quotidienne de responsables et par le moyen de cette activité ».





Le texte qui suit est composé d'extraits d'un récit par Jean-Yves Eichenberger de ses aventures en Guinée. Il a été publié dans l'ouvrage Les mines et la recherche minière en Afrique Occidentale Française, par Pierre Legoux et André Marelle, éditions L'Harmattan, 1991 Nous avons mis des résumés entre crochets et des points de suspension à la place des passages du texte d'origine non reproduits.

Souvenirs de bauxite et de Guinée
Les Bauxites du Midi
par
Jean-Yves Eichenberger (Novembre 1984)

Avant-propos

Avant de raconter, aussi objectivement que possible, l'histoire des projets de Kassa et de Boké, jusqu'aux années 1963/1964, telle que je l'aie vécue, il ne me paraît pas inutile de dire comment je m'y suis trouvé mêlé et dans quel cadre s'est déroulée cette aventure. En 1949, ingénieur divisionnaire du fond aux Houillères du Bassin du Nord et du Pas-de-Calais, j'avais vécu les enthousiasmes des premiers mois de la nationalisation, les deceptions de la politisation, les émotions des grandes grèves de 1947 et 1948. Malgré une ascension rapide dans les grades et les échelles du statut des ingénieurs des mines, je souhaitais autre chose, plus d'espace et plus de responsailité.

A la même époque, le gouverneur de la Guinée, Roland Pré, lui-même ingénieur civil des Mines (Paris 1927) conseillait vivement aux responsables de la compagnie canadienne Aluminium Limited (ALCAN) de chercher un dirigeant français pour le développement des gisements de bauxite de leur filiale Bauxites du Midi. Les Français qui s'étaient successivement occupés de ces affaires étaient en effet à cette époque retraités, disparus ou consacrés à des fonctions purement techniques. Les responsables étaient en fait anglais, américains ou canadiens.

Mon propre désir de changement et le souci d'ALCAN de franciser son équipe se rencontrèrent à l'association des anciens des Mines de Paris. Après de longues discussions et de multiples entrevues destinées sans doute à mesurer mes connaissances de la langue anglaise, j'étais en octobre 1949 nommé Directeur des Affaires Africaines de la Société des Bauxites du Midi, et débarquais à Conakry avec le Directeur Général André Chalmin, ancien d'Afrique lui-même. J'étais donc à la colonie, muni de l'équipement recommandé à l'époque et qui comportait obligatoirement le casque dit colonial, le short kaki et les bas blancs ou beiges.

En ce temps-là, le nouvel « Africain » était accablé de conseils tels que : ne pas quitter le casque du lever au coucher du soleil, même à l'ombre, ne pas boire d'alcool avant le soir, ne pas manger de salade crue ni de fruits non épluchés, ni de viande autre que très cuite, chaque jour avaler le comprimé de quinine ou de nivaquine. Conakry était en 1948 une ville tropicale typique, un réseau de voies perpendiculaires assez larges, ravinées par les pluies, et poussiéreuses en saison sèche : les trottoirs surélevés des avenues s'ombrageaient de manguiers épais ou de flamboyants légers aux fleurs rouges ; les maisons dites coloniales à un étage et à vérandas fermées de persiennes donnaient avec leurs couleurs passées et leurs taches d'humidité une impression de tranquillité moite et négligée. Tout autour de la presqu'île bordée de rochers noirs et rouges et de cocotiers, une mer grise et sans éclat où se profilaient les îles de Los, lieu de ma première mission.

Le Service des Mines occupait une maison de ce type avec quelques palmiers autour, tout près de la concession d'un des personnages historiques de la Guinée d'alors, Madame Anita Conti, chasseresse de requins dans les bateaux locaux et avec les équipages guinéens, et adonnée à l'élevage et à l'intimité des serpents. Pour des raisons mal définies, elle occupait la maison de la marine contiguë au Service des Mines et ses pythons se divertissaient parfois dans les endroits les plus inattendus du Service des Mines, par exemple les toilettes. On trouvait souvent chez elle un autre personnage historique, M. Maigret, propriétaire, rédacteur et imprimeur de l'unique journal local, toujours vêtu d'un sarouel, d'une saharienne et d'un casque blanc immaculé. Il avait remonté dans sa jeunesse, en pirogue, les fleuves de la côte d'Afrique équatoriale avec les premiers colonisateurs, commercé avec les chefs de tribus au temps des comptoirs et du troc et passé sa vie dans toutes les ethnies d'Afrique tropicale, et maintenant il occupait ses vieux jours à l'information des populations, dans un confort relatif qu'il avait longtemps ignoré.

De temps à autre, descendaient à Conakry d'autres personnages pittoresques, des planteurs de bananes souvent anciens héros ou aventuriers des deux guerres mondiales reconvertis au service de l'unique ressource du commerce extérieur de la Guinée : la banane. Hauts en couleurs, auréolés de légende, ils dominaient le paysage social de ce petit monde.

[JYE décrit ensuite les principaux personnages qui interviennent en Guinée]

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Et enfin les fonctionnaires, porteurs de la mission et de la mystique coloniale de la métropole, consciencieux, compétents et dévoués, animés par cet homme hors du commun qu'était Roland Pré, un philosophe en action qui transposait en Afrique l'enthousiasme et le courage qui l'avaient animé pendant la Résistance. Il croyait à l'industrialisation, et à la communauté des Africains et des Européens, à la grande tâche de la France en Afrique, et à la pensée de Teilhard de Chardin. Je me souviens des longues conversations avec lui dans le parc du Palais, toujours marchant en allées et venues, le soir tombé.

Et je m'aperçois que dans ce lever de rideau, dans ce prologue, il n'y avait pas d'Africains, on disait encore des Noirs à l'époque. Au fond, le monde de l'Européen en Guinée à l'époque était un monde européen un peu caricatural, entouré et baigné d'une population locale de Soussous, Foulahs, Malinkés, qui étaient là comme la mer dans le paysage autour de Conakry et pourtant la raison d'être de la colonie, l'objet de la colonisation, le sujet supposé et parfois réel de l'attention et de la sollicitude et de la critique des Blancs. Il y avait certes des structures autochtones, des cantons et des chefs de cantons, des villages et des chefs de village, des assemblées consultatives, le tout plus ou moins superposé ou mêlé à l'organisation coloniale. Mais il fallait du temps à ce moment-là pour entrer en relation avec eux, avec certains d'entre eux, pour comprendre que cette société déchirée à l'intérieur d'elle-même et déchirée entre le monde moderne et sa tradition a aussi ses élites, ses projets, son avenir. C'est au long des mois et des années que je parcourrai lentement cet itinéraire jalonné de rencontres et de réflexions ; au débarquement je n'y pensais guère sinon comme un curieux ou un apprenti ethnologue.

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Les différents gouverneurs que j'ai connus et auxquels m'ont lié des liens de compréhension mutuelle et d'amitié ont eu à faire face, après Roland Pré, à des problèmes d'ordre public de plus en plus importants avec des pouvoirs et des moyens de plus en plus faibles. Je n'oublierai pas Parisot avec son allure de légionnaire dans l'uniforme blanc, expert en humour et en argot, mais aussi en courage et en commandement humain, ni Syriex, intellectuel et raffiné, passionné de spiritualité et de religions extrême-orientales, Ramadier digne fils du Président du Conseil, le dernier vrai gouverneur. Puis, sont venus les commissaires de la République et enfin, les ambassadeurs, Huré et Pons, à qui nous devons d'avoir pu quitter la Guinée en 1963..., mais je raconterai plus tard cette histoire.

Tous ont manifesté pour nos projets un intérêt actif et nous ont aidé de tous leurs moyens à leur réalisation. Ils ont aussi tâché au long des dernières années de nous protéger de leur mieux contre les tracasseries et parfois les dangers auxquels nos responsables locaux se sont trouvés exposés.

Enfin, les derniers cités mais pas les moindres, dans cette évocation des représentants du Gouvernement qui ont eu à jouer un rôle important dans nos affaires : les ingénieurs du Service des Mines. Ce sont eux qui m'ont sans cesse épaulé, à Conakry, aussi bien qu'à Dakar ou Paris pour accélérer les formalités administratives, défendre la rationalité de nos projets devant les exigences grandioses et naïves de certaines instances politiques. Pour faire comprendre que la bauxite n'est pas de l'or et que les résultats à attendre de son exploitation ne seraient pas miraculeux. Ce sont eux qui ont compris que le stade de l'alumine est déjà un développement important et que l'on ne peut exiger immédiatement de passer à l'aluminium, alors que les cabinets parisiens et les ministres nous voyaient déjà au stade des produits finis.

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Je ne citerai que les principaux de mes interlocuteurs d'alors. Gadilhe à Dakar, d'abord, puis à Paris, le négociateur redoutable qui connaissait par avance tous les arguments de l'adversaire, Marvier à l'intelligence pénétrante et capable aussi bien de voir les détails que de faire les synthèses, le tout avec humour et malice, Marelle, Directeur au ministère à Paris, toujours calme, clair, aimable et perspicace, B. de Villemejane, l'homme rayonnant dont le charme et la chaleur masquent une ténacité sans faille, dont les qualités de fonctionnaire impeccable se doublent d'une fine sensibilité et d'un souci constant du développement du Tiers Monde, Pierre Jochyms, l'ancien d'Indochine, qui fut pendant près de dix ans à Conakry, mon interlocuteur et mon ami.

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Le décor est maintenant planté, les personnages qui l'animent sont situés : après cette introduction sans doute un peu longue, nous pouvons traiter notre sujet : le développement des gisements de bauxite des îles de Los et de la région de Boké jusqu'aux années 1960, c'est-à-dire jusqu'au moment où la France renonça pleinement à sa souveraineté sur son empire d'Afrique...

I — LA DÉCOUVERTE ET LES PREMIERS TRAVAUX

La compagnie « Aluminium Company of America » (ALCOA) qui devait par la suite transférer une partie de son patrimoine à Aluminium Limited est informée de l'existence d'indices de bauxite en Guinée dès 1917 par un ingénieur des mines américain, J.H. Sinclair. Mission est confiée à ce dernier par ALCOA d'étudier ces indices, mais le contrat n'est pas exécuté. M. Sinclair reprend sa liberté et poursuit seul ses recherches.

ALCOA ne fait rien d'autre pendant trois ans que de suivre dans la littérature technique tout ce qui concerne les nouvelles découvertes de bauxite.

Ce qu'on peut lire des bauxites de Guinée éveille un nouvel intérêt chez ALCOA, et un groupe de géologues ayant terminé son travail en Guyane Britannique est envoyé en Guinée au milieu de 1920.

A son arrivée fin juillet 1920, la mission trouve les successeurs de Sinclair sur le terrain sous la conduite d'un Mr. Foote, travaillant pour le compte du Groupe Albert C. Burrage de Boston sur la bauxite et le minerai de fer. L'objet des recherches est double pour la bauxite :

Le Groupe Burrage avait travaillé suffisamment pour demander deux permis d'exploitation couvrant les deux îles de Los, Tamara et Kassa. A cette époque, c'est la loi de juillet 1899 qui régissait les droits miniers.

Les permis de recherche étaient des cercles de 5 km de rayon maximum, et restaient valables deux ans. Les permis d'exploitation étaient des rectangles de dimension et d'orientation ajustées au gisement concerné et avaient une durée de vingt-cinq ans.

Après neuf mois en Afrique occidentale, la mission ALCOA quitte la Guinée ayant introduit des demandes pour vingt permis de recherche de 3,5 km de rayon dans la région de Boké, immédiatement à l'Est des permis Burrage. En 1923, quinze permis seulement sont renouvelés. En 1924, les cinq derniers permis Burrage dans la région de Boké (sur trente-deux initiaux) sont abandonnés. Donc, en 1924, les droits miniers du Groupe Burrage se limitent aux permis d'exploration des îles de Los pour la bauxite et à ceux de la presqu'île de Kaloum pour le minerai de fer.

Le 22 octobre 1924 est publié le décret renouvelant le règlement minier en Afrique Occidentale Française. Le temps est donc propice pour ALCOA de mettre ses droits miniers en harmonie avec la nouvelle législation et de demander de nouveaux permis sur les zones libérées par le retrait du Groupe Burrage.

A partir de la mise en application de la nouvelle législation minière, nous sortons de la préhistoire de la bauxite en Guinée et nous pouvons suivre séparément le développement des permis de la région de Boké et celui des îles de Los.

A — Les permis de Boké

C'est André Chalmin, ingénieur des Arts et Manufactures qui, de 1924 à 1927, est chargé de constituer le domaine minier d'ALCOA conformément aux circonstances nouvelles. En 1927, il a en portefeuille quatre-vingt-dix-huit permis, tous au nom d'employés français d'ALCOA comme l'exige la loi. Ce ne sont plus des cercles, mais des carrés de 3 km de côté orientés Nord-Sud et Est-Ouest. Les limites de chaque permis sont toutefois, comme pour les anciens permis circulaires, déterminés par un piquet scellé en leur centre. Ils sont valables trois ans et peuvent être renouvelés pour deux périodes successives de deux ans, soit sept ans en tout, avant d'être abandonnés ou transformés en permis d'exploitation.

Les concessions, en forme de rectangles de 900 ha au maximum et orientées Nord-Sud, sont accordées pour cinquante ans et renouvelables deux fois pour vingt-cinq ans, ce qui leur donne une durée de vie maximum de cent ans. L'innovation est le caractère provisoire de l'attribution qui ne devient définitive qu'au bout de trois ou cinq ans, si des travaux d'exploitation suffisants ont été réalisés. A titre anecdotique, disons que les frais de renouvellement ou d'attribution des permis de toute sorte sont, dans les années 1930, de 500 F à 1 000 F par permis.

Les premiers permis de recherche d'ALCOA ayant été attribués en 1925, le vrai problème de leur maintien se place en 1932.

[Suit une description des arrangements entre sociétés et avec l'Administration]

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En janvier 1939, un Français, M. Delaire, commence une campagne d'exploration et d'échantillonnage afin de réaliser les conditions nécessaires au renouvellement ou à la transformation des permis d'après la nouvelle législation. Le professeur de Lapparent se rend à Boké après son séjour aux îles de Los pour examiner les puits et tranchées exécutés sous la direction de M. Delaire et conclut, comme tous les experts, à l'intérêt de la zone.

Il s'agissait donc de transformer les permis de recherche arrivés à échéance en permis d'exploitation sans intention de réaliser de véritables travaux miniers. Les autorités françaises d'AOF, impressionnées par les travaux de développement de construction et déjà d'exploitation entrepris aux îles de Los, acceptent la conversion en permis d'exploitation de tous les permis de recherche de Boké. Bien entendu, les quatre premières années de validité de ces permis doivent malgré tout être marquées par une activité de recherche substantielle.

Toujours est-il que, en décembre 1939, Aluminium Limited détient dans la région de Boké quatre-vingt-dix-sept permis d'exploitation valables jusqu'en 1943.

B — Gisements des îles de Los

Comme déjà indiqué, les îles de Los, Tamara et Kassa, sont couvertes par les permis d'exploitation du Groupe Burrage, et le titulaire est Russel Burrage. En 1930, après une longue et dure négociation, Aluminium Limited acquiert les permis numérotés 79 et 80 pour la somme considérée comme énorme à l'époque de 100 000 dollars. La Société des Bauxites du Midi n'est pas encore enregistrée en Guinée. M. Burrage décède avant que la cession soit entérinée et ce n'est finalement que le 24 juillet 1933 que les deux permis sont définitivement attribués à la Société des Bauxites du Midi, filiale à 100 % d'Aluminium Limited, elle-même issue d'ALCOA, mais totalement indépendante, basée au Canada à Montréal, et dont la filiale la plus importante est ALCAN (Aluminium Company of Canada).

Le permis de Tamara correspond à 2 000 ha, dont l'île elle-même ne représente que 670 ha. Le permis de Kassa couvre 1 575 ha, dont 460 seulement correspondent à la surface de l'île. Les deux permis doivent expirer en 1947 ; ils sont soumis à l'ancienne législation et leur maintien revient à F 0,50 par an à l'hectare.

Il faut noter qu'une nouvelle réforme de la législation minière prend place en décembre 1934 et devient applicable en décembre 1935. Cette nouvelle réglementation est beaucoup plus sévère que les anciennes ; il devient en particulier impossible de laisser expirer un permis et de le réattribuer au même titulaire sous un autre nom. Des dépenses pour travaux d'exploration sont exigées et contrôlées pour justifier le renouvellement. Les permis de recherche ont 5 km de côté et non plus 3 ; ils ne sont accordés que pour deux ans au lieu de trois et leur durée totale ne peut excéder six ans. Les permis d'exploitation de mêmes dimensions peuvent être accordés et renouvelés par période de quatre ans pour une durée totale de vingt ans, à condition que des travaux suffisants aient été réalisés.

Sur les îles de Los, les travaux d'exploration prennent un rythme et un volume assez important pour que les renouvellements de 1937 soient accordés.

L'année 1938 est une année d'activité moyenne. A. Chalmin fait ouvrir deux chantiers d'extraction sur l'île de Tamara. En même temps, la construction d'un wharf est entreprise sur la côte Est de l'île en un point qu'on nommera Port Hug. Les Grands Travaux de Marseille sont chargés de l'ouvrage. La Société des Bauxites du Midi se charge des empierrements. Elle emploie déjà 170 personnes. En juillet, une forte tornade endommage de façon irrémédiable les travaux du wharf. Ils ne seront pas repris.

D'autre part, en décembre, le Gouvernement reprend le personnel pour des travaux militaires et paralyse un temps les activités de la Société. C'est aussi en 1938 que le Professeur Jacques de Lapparent passe sept jours sur les îles de Los et confirme l'intérêt des gisements.

En 1939, le travail se limite à la préparation des chantiers d'exploitation jusqu'au moment où la mobilisation rappelle en France presque tous les Européens. A. Chalmin est démobilisé à la fin de 1939 et l'exploitation reprend vaille que vaille de telle façon qu'à la fin de 1947, un stock de 6 000 tonnes de bauxite de teneur commerciale est constitué.

C — La période de guerre

Pendant la guerre, toute activité devient impossible et le représentant de Bauxites du Midi se borne à négocier avec les autorités de Guinée et d'AOF le maintien de la validité des permis. Les permis de Tamara et Kassa, en raison des travaux déjà effectués, sont validés jusqu'en 1950.

Les approvisionnements sont difficiles, les communications sont coupées avec la métropole. En 1942, les alliés débarquent en Afrique du Nord ; en 1943, les communications quoique incertaines, censurées et lentes reprennent avec le Canada. Le Gouvernement d'Afrique Occidentale Française souhaiterait participer à l'effort de guerre en livrant de la bauxite des îles de Los et entame des pourparlers avec les alliés à ce sujet, mais les projets ne sont pas assez avancés, les îles de Los trop éloignées des usines d'aluminium et l'apport de bauxite supplémentaire pas indispensable. On ne fait finalement rien.

Entre-temps, les autorités accordent la prolongation des permis de Boké jusqu'en 1946.

C'est en 1943 que Péchiney, qui était alors « Alais, Froges et Camargue », débarque à son tour en Guinée avec le professeur de Lapparent qui assure que ses associés nouveaux ne s'intéresseront ni à la région de Boké ni aux îles de Los. Ce sont M. Sabot et M. Levian qui prennent la responsabilité des travaux de Péchiney et demeurent en Guinée, le premier jusqu'en 1945, le second, jusqu'en 1944. Ils obtiennent six permis de recherche : au voisinage de Telimélé et cinq près de Dabola. Trois permis de Dabola seront seuls conservés. C'est seulement en novembre 1944 que les communications avec la France sont rétablies et en février 1945, la loi minière reprend force et vie. G. Arnaud, directeur des Mines à Dakar, indique aux représentants des Bauxites du Midi qu'ils doivent terminer les travaux portuaires de Tamara et reprendre l'exploration systématique de Boké.

II - LE DÉVELOPPEMENT INDUSTRIEL

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C'est donc Kassa qui est choisi pour une exploitation à grande échelle comportant une carrière, une installation de traitement, de stockage et de chargement d'une capacité nominale de 250 000 tonnes/an. Le port est prévu sur la côte est de Kassa, face à Conakry et la construction commence en 1949 au moment où je suis nommé Directeur des Affaires africaines de Bauxites du Midi et donc responsable pour cette Compagnie de surveiller la réalisation de ce projet.

A — Le projet de Kassa

[Suit une description des acteurs industriels du projet]

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B — Description du projet

Le projet de Kassa avait pour Aluminium Limited un double objet : produire les 250 000 tonnes annuelles de bauxite dont ALCAN avait besoin à Arvida pour compléter l'approvisionnement de ses vastes usines d'alumine et d'electrolyse d'aluminium. Il s'agissait aussi d'acquérir une première expérience du travail en Afrique francophone et préparer ainsi la mise en exploitation prochaine des gisements de Boké, dont on pouvait déjà pressentir qu'ils figuraient parmi les plus importants et les plus riches du monde en bauxite trihydrate.

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Les cités sont prévues pour une population de 140 Européens et 860 Africains correspondant à un personnel de 50 employés européens et 320 africains avec leurs familles. Il est prévu que les chalets ayant servi à loger les Européens et Canadiens pendant la période de construction, seront transformés en maisons familiales africaines avec douches et sanitaires complets, tandis que de nouvelles maisons seront construites pour les familles européennes et une partie du personnel africain.

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Les bâtiments étaient prévus bien entendu couverts d'une tôle d'aluminium ondulée. L'épreuve du climat tropical avec une pluviométrie parmi les plus hautes du monde, et un degré hygrométrique constamment élevé, la difficulté supplémentaire de l'air marin qui balaie l'île d'ouest en est, les propriétés corrosives de l'eau de mer employée dans les installations, tous ces facteurs doivent constituer un test pour les alliages des tôles de couverture et de bardage.

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[JYE décrit ici les matériels mis en oeuvre entre 1950 et 1952]

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Le personnel présent sur l'île atteint jusqu'à 110 Européens ou Nord-Américains dont un certain nombre d'aventuriers, tous bons spécialistes et 1 200 Africains comprenant, bien entendu, une majorité de manœuvres guinéens, mais aussi des ouvriers qualifiés sénégalais ou togolais, des comptables dahoméens, sans compter des mécaniciens ou conducteurs d'engins, et même des contremaîtres venant de Sierra Leone ou de Côte-de-l'Or, dont la pratique de l'anglais convenait parfaitement aux relations avec les ingénieurs ou spécialistes anglo-saxons.

Le camp de construction était un village européen très animé de 25 chalets de bois, munis d'eau courante et de sanitaires, entourant l'hôpital, le bar, le club, le restaurant, le tennis, le cinéma... Les villages de l'île triplent de volume pour accueillir les Africains ; des commerces s'installent, les restaurants africains font fortune, les tailleurs indigènes refusent des clients, qui doivent se rendre à Conakry pour s'habiller. Un horaire dense de traversées par remorqueur et vedette entre Kassa et Conakry suffit a peine au trafic bariolé où se pressent les pagnes multicoles, les tenues dites alors « coloniales », les paniers, les valises et les ballots de toutes sortes, en même temps que les poulets, les chèvres et les moutons, le tout plus ou moins à l'aise au milieu des caisses et de pièces de machines.

Les problèmes ne manquent pas, problèmes de formation d'une main-d'œuvre totalement inadaptée au début, certains ne savaient pas utiliser une brouette, problèmes de santé et d'hygiène posés par le paludisme, la dysenterie, les parasites ; problèmes annexes, parfois graves, que posent l'isolement d'un groupe de célibataires blancs ou noirs qui cherchent parfois le soir et surtout le samedi soir, la consolation dans le rhum, le cognac, la whisky, la bière ou le vin de palme.

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Il y avait bien entendu les moments de détente le dimanche sur les plages de sable de Kassa, bordées de cocotiers ou les baignades à l'île de Roume, l'île au trésor de Stevenson, un petit paradis naturel, qui ne comporte qu'un village et où en 1949, à ma première visite, j'ai vu une femme enchaînée au pied d'un arbre sur la place du minuscule village ; je n'ai jamais su si c'était pour folie ou adultère ou même les deux.

A ma première visite à Tamara, l'île était en ébullition à propos d'une enquête concernant des meurtres d'enfants perpétrés par quelques vieilles femmes d'un village. Le but de l'enquête était de savoir s'il s'agissait de meurtres rituels, interdits et sévèrement punissables ou de meurtres spirituels, accomplis sous la possession des esprits, auquel cas, la responsabilité des meurtrières était évidemment très diminuée.

Mon secrétaire homme, un jeune Français bilingue, s'intéressait beaucoup aux mœurs des Africains et cherchait à s'intégrer à la vie locale ; il fréquentait plusieurs familles et pensait sérieusement à épouser une jeune fille du village. Il disparut un soir. On le retrouva sur les rochers deux jours plus tard, nu et émasculé, déjà endommagé par les crabes.

Les chantiers de Kassa étaient un but de visite pour les personnalités de Conakry ou les visiteurs de passage. Il y avait à cette époque trois projets importants en cours de réalisation, celui des Bauxites du Midi à Kassa, celui de la Compagnie Minière de Conakry qui préparait la mise en route d'une importante mine de fer dans la péninsule de Kaloum, et celui de l'Énergie Électrique de Guinée qui construisait un barrage et une centrale électrique au lieu-dit « Grandes Chutes », à une soixantaine de kilomètres au nord de Conakry pour alimenter la ville, la mine de fer et les industries annexes qui apparaissaient.

La Conakry un peu léthargique que j'avais connue en 1949 se transformait rapidement, les ateliers mécaniques et les garages, les comptoirs à vocation de produits industriels prospéraient, des boutiques de vêtements de luxe faisaient timidement leur apparition tandis que les magasins d'alimentation se prenaient à imiter les magasins européens. Je me souviens du « boucher de l'élite », un manchot génial qui avait commencé à mon arrivée avec un frigidaire à pétrole sur le marché de Conakry et qui, quelques années plus tard, possédait plusieurs boutiques, deux avions personnels et offrait un feu d'artifice sur la terrasse de son immeuble pour le 14 juillet.

Les travaux de construction, de route et de voierie avaient amené le renforcement des grandes entreprises déjà implantées, tels les Grands Travaux de Marseille. De même, les ouvertures de carrières et la perspective des travaux miniers avaient conduit la Société Nobel Française à construire une usine d'explosifs qui a fourni d'abord en les important, puis en les fabriquant sur place, la dynamite utilisée pour la carrière de syénite où étaient extraits les enrochements du wharf de Kassa ainsi que tous les empierrements de route et tous les granulats de béton. Le directeur Marcovich était un personnage particulièrement haut en couleur, un Yougoslave qui avait combattu les Allemands pendant la guerre sans se laisser enrôler par Tito et peut-être même en luttant aussi contre lui. Martyrisé par les Allemands, poursuivi par la police yougoslave, grand chasseur de fauves et de tout gibier, il vivait avec sa famille au milieu de ses fusils et de ses chiens. Il était mon voisin immédiat à Donka dans un chalet de bois fort élégant qu'il avait racheté au directeur d'une fabrique de jus de fruit et d'ananas en conserve dont le succès n'a jamais été très grand, au moins en Guinée où les boissons plus roboratives étaient généralement préférées.

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[JYE précise ensuite les relations publiques avec européens et africains]

Il régnait aussi une vie « mondaine » assez active, centrée autour du restaurant boîte de nuit « La Plantation », qui avait à la fin de cette période, supplanté le bar de Camayenne plage. Les réceptions chez les uns et les autres étaient fréquentes, le Gouverneur Roland Pré et le maire de Conakry organisaient les seules réunions où pouvaient se retrouver les Européens et les Africains. Nous invitions nous-mêmes à Kassa le dimanche pour la journée à la plage, les notabilités de Conakry, dirigeants des sociétés industrielles, tous européens, les représentants de l'assemblée territoriale, tous africains. Le plus important d'entre ces derniers est alors Framoï Bérété, homme sage, cultivé et aimable qui joua un rôle modérateur auprès des factions africaines et servit de médiateur entre l'administration française et ce qu'on peut appeler les forces vives du pays, syndicats, élus des ethnies et des régions.

Nous avons aussi des relations de plus en plus fréquentes avec les chefs syndicalistes locaux ; le plus en vue à l'époque est David Soumah, secrétaire général de la section guinéenne de la CFTC. La CGT n'est que peu importante au début de mon temps en Guinée, son secrétaire général, Sékou Touré est à peine connu, mais sa personnalité s'imposera peu à peu et dès la deuxième partie des années 1950, il est devenu le personnage africain le plus considérable de Guinée, ayant éclipsé les Framoï Bérété, Barry Diawadou, David Soumah, Bángourah Karim, qui étaient tous devenus nos amis et qui ont été exilés ou exécutés, ou ont disparu à l'occasion de prétendus complots qu'on dénonçait périodiquement après l'indépendance.

A Kassa, se succédaient les ministres de la France d'outremer, les gouverneurs généraux de l'AOF, les présidents des sociétés intéressées à la construction de Kassa ou qui prenaient rang pour le projet beaucoup plus important de Boké. C'est ainsi que nous avons reçu Messieurs Buron, Reynaud, Mitterrand, Defferre, Jacquinot, le général de Gaulle, le comte de Paris, le prince de Monaco avant son mariage et combien d'autres ...

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La période d'exploitation

Enfin, le 30 septembre 1952, le premier navire chargé de bauxite quittait le nouveau port de Kassa. C'est le SS « Fridtjof Nansen » chargé à 9 800 tonnes en dix-sept heures, sans incident, seule la prudence correspondant à un premier essai des installations ayant conduit à un temps si long.

A partir de ce 30 septembre 1952, l'exploitation de Kassa se déroule normalement. Les Canadiens regagnent rapidement leur pays au fur et à mesure de la mise au point des installations. Peu à peu, les Français et les Africains prennent en main l'usine, la productivité augmente, la proportion des Européens par rapport aux Africains diminue régulièrement. Le personnel immigré au début comportait un certain nombre de personnages pittoresques autant aventuriers que spécialistes, anciens chercheurs d'or en Amérique centrale, anciens explorateurs, ou marins de tous les continents. Il font assez rapidement place à des professionnels qui viennent à Kassa gagner leur vie comme ailleurs, avec leur famille. Les problèmes de santé, d'études des enfants, de vacances, de voyages, de loisirs se résolvent comme partout en Afrique dans cette décennie où l'industrie commence à prendre pied dans la zone tropicale. La production prévue au départ pour 250 000 tonnes/an atteint assez rapidement près de 500 000 t.

De nouveaux programmes de construction d'habitations pour les Africains au-delà de la transformation des chalets de la construction en maisons familiales, portent à 180 le nombre de maisons confortables auquel s'ajoutent encore des logements de célibataires. La communauté de Kassa vit généralement une existence paisible, laborieuse, un peu routinière, marquée par les fêtes, les deuils et les incidents familiaux ou scolaires d'un quelconque village industriel.

[JYE décrit ici différents événements de cette période]

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Dès septembre 1953, quelques mois après les fêtes de l'inauguration, éclatait la première grève générale, à Kassa, mais aussi à Conakry, à la mine de fer et dans les plus grandes entreprises. C'était la CFTC, seul syndicat vraiment significatif qui, avec son leader, David Soumah, l'avait décidée pour obtenir des avantages de salaires et autres, considérés alors comme exorbitants, et qui l'étaient, compte tenu des circonstances et de la productivité. Ce fut à Kassa une expérience assez extraordinaire. Tout le personnel européen et un certain nombre d'agents de maîtrise africains prirent en mains l'essentiel de la production. Les comptables passaient jusqu'à quatorze heures de suite au bâtiment de stockage pour charger les navires au rythme prévu, les mécaniciens travaillaient vingt-quatre heures sans repos, pour assurer le fonctionnement du matériel ; je m'étais affecté moi-même au nettoyage du puits du concasseur où la boue risquait de s'accumuler et de mettre en panne les convoyeurs de reprise. Comparé aux grèves que j'avais connues en France, l'événement prenait une allure d'opéra comique.

La bonne humeur régnait partout ; les ouvriers en grève gardaient avec leurs chefs de chantier européens les relations cordiales qui prévalaient pendant le travail normal. Je haranguais la foule, en concurrence avec les leaders syndicaux sur la place du village. Le personnel revenait peu à peu sur les chantiers. En trois semaines, sans grandes négociations, le travail normal était repris, les ouvriers avaient appris qu'on pouvait opérer sans eux pendant quelque temps et revenaient les uns après les autres. Nous avions appris aussi à nous organiser avec le minimum de personnel. Finalement, cette grève bon enfant et sans dommage avait été utile à tous les partenaires et ne laissait aucune cicatrice. Elle avait au contraire, établi le contact entre les sociétés et les syndicats, qui prirent l'habitude de se réunir informelle-ment pour discuter des problèmes communs. Elle fut en fait le début d'une période de quelques années de tranquillité sociale et de progrès industriel et humain, jusqu'au moment où la politique, en Guinée, comme ailleurs, s'empara de l'action syndicale et en fit une courroie de transmission.

[L'autre] événement que je dois rapporter concerne le deuxième passage à Conakry du Général de Gaulle en 1958, au moment où il accomplit son tour des anciennes possessions françaises en Afrique, pour préparer un référendum, qui donnait à chaque territoire le choix entre l'indépendance ou l'autonomie à l'intérieur d'une « Union Française », un peu calquée sur le Commonwealth Britannique.

Le Général de Gaulle était déjà venu en Guinée en visite privée en 1954, peu de temps après avoir été opéré de la cataracte ; il était encore pâle et paraissait affaibli, très différent du vainqueur de la guerre que j'avais rencontré dans les houillères, lors de sa visite dans le Pas-de-Calais.

En 1958, c'est en chef de la France, au plus haut de sa grandeur et son talent qu'il revenait.

Les lois Defferre avaient déjà donné un statut très libéral aux anciennes colonies, avec une assemblée territoriale aux attributions assez étendues et un Gouvernement doté de larges pouvoirs exécutifs. Le président était le représentant de la France, et le yice-président, l'élu de l'assemblée locale. Le parti dominant aux elections était le PDG, dont le chef charismatique incontesté était Sékou Touré, futur président de la République de Guinée et maître absolu du pays pendant plus de vingt-cinq ans. Son parti avait déjà éliminé, parfois chassé du pays ses concurrents politiques plus ou moins modérés. La préparation des élections avait d'ailleurs donné lieu à des affrontements souvent sanglants et mortels au cours desquels, les troupes françaises, encore présentes en Guinée étaient restées l'arme au pied.

Le grand parti de Sékou Touré, alors déjà pratiquement parti unique, avait organisé pour le Général une réception impressionnante, dont l'objectif principal était de manifester sa propre puissance politique, sa discipline et sa capacité de mobilisation. Je voyais de nos bureaux la foule immense sur la place du Monument aux Morts, canalisée, contenue par les rangées de membres du parti vêtus de boubous verts et répétant sans cesse « Sili-Sili » (ce qui veut dire éléphant), le cri de ralliement du parti. Le centre de la place laissait un grand vide autour du monument. Le cortège motorisé s'arrête au bord de cet espace, le Général descend et lève les deux bras avant de traverser vers le monument. Les cris de « vive de Gaulle » s'élèvent au milieu des « you-you » des femmes et prennent une ampleur extraordinaire ; la foule, l'homme de la rue disloquent les barrages du parti et envahissent l'espace réservé. Vu de haut, le spectacle était étonnant. J'avais l'impression de voir des bâtonnets noirs entrer dans le champ d'un microscope, d'abord quelques-uns, puis davantage, puis des grappes, jusqu'à ce que la place soit noire et le Général noyé dans un flot d'enthousiastes qui se pressaient autour de lui avec une ferveur et un respect que je n'avais observé qu'en 1944, dans certaines manifestations de la Libération de la France.

Après un discours fort bien fait du président de l'Assemblée, un grand foulah, Abdoullaye Diallo, discours fort et ferme, mais sans animosité à l'égard de la France, c'est au tour de Sékou Touré de prendre la parole.

Il le fait avec ce ton que je lui ai toujours entendu utiliser dans les réunions publiques, le ton d'une batterie d'artillerie qui tire salve sur salve sans jamais faiblir, ni nuancer, et ce qu'il dit est le discours anticolonialiste virulent où la puissance dominatrice n'a droit à aucun égard, où il est question de la « pauvreté dans l'indépendance plutôt que du confort dans les chaînes » et autres slogans de ce genre.

Le Général, assis sur l'estrade reste impassible, remet en poche le papier (était-ce son projet de discours ?) qu'il tenait en mains. Son visage pâlit, durcit et se ferme, le discours de Sékou Touré est ponctué par les hurlements quasi-hystériques de la salle : « Indépendance ! A bas la France ! Vive Sékou ! Sili, Sili ». Dès la fin des cris, le Général, très pâle, se lève et en quelques minutes, sans doute pas plus de trois ou quatre, salue dans la forme des discours qu'il a entendus, les bienfaits de l'éducation française reçue par les orateurs et offre l'indépendance, puis quitte l'estrade de la salle dans le tumulte où se mêlent les « Sili Sili » et les « Vive de Gaulle » auxquels s'égosillaient, montés sur leur chaise, les peu nombreux Français présents dans la salle. J'en ai perdu la voix pour trois jours. La suite appartient à l'histoire des relations entre la France et ses anciennes colonies.

L'Histoire, ce fut pour moi un tête-à-tête de vingt minutes avec le Grand Homme dans le bureau du gouverneur. C'était Jacques Foccart qui m'avait demandé, comme à un déjà vieux Guinéen, d'informer le Général sur le sens et l'importance des déclarations, pour lui inattendues et troublantes du vice-président du Gouvernement. J'entends encore la grande voix assourdie : « Enfin ! la France a été insultée ! Je ne peux pas tolérer cela ». J'expliquai que le peuple de Guinée s'était manifesté en rompant le barrage et en lui témoignant son enthousiame et sa dévotion... que le discours n'était que l'expression de l'appareil du parti et sans doute seulement de quelques hommes... Et pour finir : « Et vous, qu'allez-vous faire avec vos mines ? Comment travaillerez-vous. Je vais retirer mes soldats, mes administrateurs, vous ne pourrez plus rien faire de sérieux ! » Je ne pouvais que répondre « Mon Général, nos gisements sont dans ce pays. Ma mission est de continuer autant que possible. Si la situation devient telle que tout travail industriel pour raison économique, pratique et ou de sécurité, devient impossible, nous arrêterons ». Et la conversation se terminait par un « Eh bien ! bonne chance ! Au revoir ». Je n'oublierai jamais cette rencontre avec un des hommes qui aura marqué notre siècle. Elle reste un sommet de mes souvenirs, à peine égalée par celle avec John Kennedy, mais ceci est une autre histoire.

Et le Général avait raison... Le jeune État guinéen qui sortit du « Non » de Sékou Touré à la Communauté française eut du mal à créer une Administration. Malgré l'aide d'un certain nombre de pays de l'Est, dans différents services, il devenait de plus en plus difficile de travailler. Les licences d'importation de sortaient pas, les pièces de rechange n'arrivaient pas, l'office des changes ne fonctionnait pas. Mais ce n'était pas le pire.

En même temps que l'Administration se mettait difficilement en place, l'indépendance politique devait faire son chemin dans les mentalités. Et la route était dure et inégale, dangereuse et quasiment insupportable pour les étrangers. Des complots étaient découverts, les comploteurs punis, l'atmosphère en restait empoisonnée pour des mois. L'épisode le plus pénible fut certainement la semaine de grève de janvier 1961. L'origine en était la demande, par le syndicat politique, de licenciement de douze Européens, dont le directeur local de Bauxites du Midi.

La situation à Kassa est quasiment insurrectionnelle. La centrale électrique est arrêtée, les canalisations de distribution d'eau sabotées, les bonbonnes de réserve d'eau distillée brisées sur les vérandas. Les Européens ne peuvent quitter leurs maisons ; un boy qui cherchait à approvisionner en pain la famille qu'il servait est battu et doit être soigné pendant deux semaines à l'hôpital. Des groupes d'Africains extérieurs à l'entreprise circulent dans les cités, armés de bâtons et de barres de fer. C'est la vedette de l'ambassadeur de Grande-Bretagne, qui, dès mon arrivée en catastophe de Paris me conduit à Kassa où les palabres commencent péniblement, mais où un minimum d'humanité est restauré. Finalement, les autorités du Gouvernement, craignant qu'une mauvaise expérience à Kassa ne compromette la poursuite du grand projet de Boké, alors en cours de réalisation, rétablissent l'ordre, et le travail reprend sans qu'aucune des exigences qui avaient déclenché la grève ne soit satisfaite.

Ces événements de 1961 marquaient un sommet des difficultés des trois années précédentes ponctuées par des harcèlements intermittents telles que la mobilisation par le responsable politique de Kassa du personnel pour des « travaux nationaux » au moment du chargement des navires, l'arrestation momentanée du directeur de l'exploitation ou d'un adjoint, et autres avanies.

A partir de cette date, le calme se rétablit à Kassa dans un climat de méfiance et de tracasserie jusqu'à l'évacuation définitive, le 23 novembre 1961, et la remise des opérations entre les mains de techniciens hongrois et tchèques, d'ailleurs compétents et plutôt sympathiques. Mais cet arrêt n'était pas propre à l'exploitation de Kassa. Il n'était que la conséquence de l'arrêt du projet de Boké, qui provoquait la déchéance des Bauxites du Midi de tous ses droits en Guinée.

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III — LE PROJET DE BOKÉ

A — La période d'exploration

Pour Boké comme les îles de Los, l'année 1949 marque une reprise d'activité réelle après une période où l'objectif était bien sûr d'améliorer la connaissance du gisement, mais surtout de satisfaire au moindre frais les exigences du service des mines pour le maintien des permis.

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Nous sommes au printemps de 1950. Le chef de la mission d'exploration, Pat Patience, est passé à Conakry pour me rencontrer et emporter un chargement de marchandises, et nous sommes convenus d'un transport que j'effectuerai moi-même un jour déterminé et proche. Tout devait être réglé avec précision car les liaisons postales ou télégraphiques étaient trop incertaines, sinon inexistantes.

Je loue une grosse camionnette, apparemment robuste, à Madame Marchi, l'épouse africaine (une imposante foulah) de M. Marchi, le directeur du pénitencier de Fotoba sur l'île de Tamara. L'histoire de la famille Marchi, — je devrais dire, des familles Marchi, pourrait inspirer un roman à elle seule — mais ce n'est pas notre sujet. On charge sur le plateau des caisses de bière, des conserves, des outils, et deux caisses de dynamite. Dans la cabine, je prends le volant à côté de ma femme et de May Henry, la femme du directeur de la construction à Kassa, une femme déjà assez âgée. Le boy blanchisseur, homme à tout faire, indispensable à tout déplacement, s'installe sur les caisses avec nos valises, et nous partons.

Au bout d'une trentaine de km, la camionnette commence à se montrer moins robuste. Elle donne des preuves désolantes de sa difficulté à grimper les côtes, au point que le boy blanchisseur doit caler les roues après chaque effort de quelques mètres. Il n'est pas question de revenir ; d'ailleurs, il y a des montées dans les deux sens. Enfin, à peu près à mi-chemin entre Conakry et Boffa, le lieu d'étape à l'embouchure du Rio Pongo, la situation empire dans la grande côte : le boy rate la pose d'une cale, la voiture repart en arrière, le frein ne freine plus, la descente en marche arrière s'accélère ; je n'ai plus qu'une ressource, braquer vers le fossé de droite plutôt que vers le ravin de gauche, et finalement arrêter sur le flanc contre la paroi. C'est assez rude mais rien ne casse et nous sortons indemnes de la cabine, seulement un peu contusionnés. Nous sommes partis le matin de bonne heure, il est 15 heures, nous avons fait 50 km, la chaleur est accablante, il n'y a pas d'ombre, nous sommes en pleine brousse. Je ne peux rien pour réparer ni le moteur, ni les freins.

Tout ce que nous pouvons faire, c'est de nous installer à l'ombre de la camionnette renversée en buvant de la bière chaude sortie des caisses, après avoir envoyé le boy à la recherche d'un village et de quelque secours. Peu à peu, comme toujours en Afrique dans ces situations, des gens sortent de nulle part et un attroupement silencieux se forme autour de nous. Une conversation intermittente et espacée s'établit, jusqu'au moment où apparaît un homme en boubou bleu et bonnet blanc, abrité sous un vaste parapluie noir, et suivi d'une maigre escorte un peu loqueteuse. Après l'échange de politesses rituelles, une dizaine de minutes de « comment ça va », « et la famille », « et le village », « alors ça va », etc. le chef prend les choses en mains. La nuit tombe ; il envoie immédiatement un messager à bicyclette jusqu'à Boffa pour remettre au Commandant de Cercle une note où je lui explique la situation, et lui demande du secours. Il promet que demain matin au petit jour, il enverra des hommes pour remettre le véhicule sur la route pour qu'il soit réparé par les mécaniciens du Commandant de Cercle.

Pour l'heure, nous prenons la piste du village dans l'obscurité. Après une heure de marche, nous arrivons dans un groupe de cases dont je ne connais plus le nom ; des enfants récitent le coran à la lueur d'un feu, sous la surveillance d'un vieux sage à barbe blanche. On nous offre des bananes et des oranges, et nous sommes conduits à la case de passage au toit de chaume pour dormir. Les deux femmes s'étendent sur un bat-flanc de planches, et je m'allonge sur la terre battue, pendant que les chauves-souris s'entrecroisent dans la charpente. Je m'éveille un peu plus tard pour apercevoir, à la lueur des allumettes, de grosses larves blanches qui me parcourent les jambes... Au milieu de la nuit, nous sommes réveillés par le messager du Commandant de Cercle en tenue kaki et chéchia rouge, qui a traversé le Rio Pongo en pirogue, et nous apporte à bicyclette des sardines, du pain, du vin, et un lit Picot. Ces vivres seront notre petit déjeuner du lendemain matin, avant notre départ en cortège jusqu'à la route où notre voiture est remise sur roues, et où nous attend une voiture du Commandant de Cercle. Dans l'après-midi, nous passons le bac, et le Commandant Le Floch nous accueille dans sa résidence. Il mène dans ce chef-lieu une existence solitaire et monotone, dans laquelle tout visiteur est bienvenu comme une chose rare. Il y a d'énormes araignées dans la douchière ; les margouillats courent au plafond, la lumière est hésitante, mais le cœur y est et le dîner réconforte. Le lendemain, le pick-up tous terrains de notre mission d'exploration, alerté par notre retard, récupère notre chargement sur la route et nous emmène à Boké, il aura fallu trois jours pleins pour faire 200 km.

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Après une dizaine d'années d'exploration et d'investigations systématiques, il s'avéra que les gisements de Boké représentaient environ 2 milliards 500 000 tonnes de bauxite à une teneur moyenne de 50 % d'alumine. ... On est en présence d'un des gisements les plus importants et les plus beaux du monde, qui mérite un projet d'exploitation de grande envergure. Il s'agit bien entendu surtout de bauxite tri-hydratée.

Les missions d'exploration qui ont mené une existence très dure jusqu'à notre évacuation de Guinée méritent une mention tout à fait spéciale, pour avoir avec beaucoup de courage, mené un travail ingrat, et dont il ne faut pas croire que les parties de chasse à la gazelle ou au crocodile, ou de pêche au gros poisson dans le Kogon ou la Tiguilinta constituaient l'essentiel. C'étaient les rares distractions du dimanche, quand la fatigue ou le paludisme ne limitaient pas les loisirs au sommeil et à l'écoute de quelques disques. Je voudrais citer deux souvenirs de cette vie dans les bowés, où je passais chaque trimestre une ou deux semaines.

Le premier concerne la visite du gouverneur Roland Pré au camp d'exploration. Ma femme faisait partie de la réception ; elle avait préparé une salle à manger en herbe tressée, décorée de quelques portraits peints dans le village le plus proche. Le chasseur professionnel avait fourni le gibier. C'était un vieux foulah, sec comme un coup de trique ; il portait pour vêtement des guenilles couvertes de bouse de vache. Son armement était un fusil dont on pouvait se demander s'il l'avait fabriqué lui-même. Le canon était un tube à gaz dont le filetage était encore apparent à l'extérieur de l'extrémité, la crosse manifestement de fabrication locale ; le mécanisme correspondant sans doute partiellement à un authentique fusil ne présentait que quelques traces de l'intervention d'un forgeron de village. Son art consistait à approcher le gibier à quelques mètres, en avançant sous le vent, en imitant le cri du gibier, camouflé à l'odorat par la puanteur de son vêtement. Arrivé assez près, le fusil bourré et chargé, il tirait en détournant la tête pour le cas où le fusil éclaterait.

Nous avions tenu à nous procurer le poisson par une partie de pêche à la dynamite dans le Kogon, magnifique en ce début de saison sèche. Ma femme était chargée de garder le poisson sur un rocher de la rive, armée d'un fusil. En fait, elle n'eut à chasser par des cris, que des vautours attirés par le poisson.

La visite du gouverneur fut un succès. Le village voisin assura un spectacle de danse avec un art robuste et naïf ; on mobilisa le griot pour des chants de louange en l'honneur de tous les assistants. Bien entendu, les habitants n'avaient jamais vu un gouverneur, et ma femme fut la première femme blanche à traverser le village.

Le second événement faillit être tragique. Je revenais à Boké avec Pat Patience, dans ce que nous appelions la Cadillac, un power-wagon noir sur le plateau duquel nous voyagions, appuyés sur le toit de la cabine, debout ou assis sur les fûts d'eau potable, ou les caisses d'échantillons. Le chauffeur était dans la cabine avec le boy et nous roulions bon train, probablement entre 20 et 25 km à l'heure, sur une ligne à peu près droite de latérite massive, inégale mais relativement confortable. Brusquement, le camion sort de la piste et s'engage à beaucoup plus grande vitesse sur le bowal ; sans ralentir, nous évitons quelques blocs ; la tête de Patience accroche une branche de l'unique arbre à 300 m à la ronde. J'ai à peine le temps de le voir basculer sur un rocher que le véhicule bute d'un côté contre un bloc énorme, et je me retrouve devant la partie lisse du capot, la respiration coupée, après un vol et un saut périlleux au-dessus de la cabine. Le chauffeur et le boy étaient assommés contre l'encadrement du pare-brise. Nous reprenons nos esprits et nous nous précipitons vers Pat Patience, étendu sur le dos, un trou dans le front, profond et large comme la main, saignant et inconscient. Je déchire une chemise comme dans les livres, j'imbibe la charpie d'eau chargée de ce qui nous reste de clonazone. La plaie nettoyée des graviers, je la bourre de charpie et serre le tout autour de la tête de mon pauvre Pat. Au cours de cette opération — qui dure peut-être un quart d'heure — comme toujours dans ces circonstances, une quinzaine de paysans ou bergers, je ne sais, nous entourent, sortis comme par magie de ce paysage vide et tor-ride. Pendant que le chauffeur s'affaire autour du camion, je fais installer Patience au pied de l'arbre, toujours inconscient.

Il s'avère que le camion ne peut plus rouler qu'en première, que la direction est terriblement faussée et dure à manœuvrer, que le chauffeur a une bosse monumentale, que je commence à avoir très mal à la poitrine et que le boy a le poignet foulé. Avec l'aide des assistants, je fais construire un toit de branchage et un lit de feuilles sur le plateau du camion remis en ordre. Nous y installons le blessé et nous repartons jusqu'à la piste. Je m'installe sur le marchepied pour aider le chauffeur et le guider à travers les obstacles. Le boy est parti au village voisin avec les spectateurs, avec la mission de trouver une bicyclette et par relais de faire prévenir le Commandant de Cercle de Boké. A chaque passage de rivière, je refais le pansement et Patience divague en bon français, curieusement, lui qui n'a jamais été capable de s'exprimer aussi correctement dans notre langue. A la nuit tombée, nous sommes au bac de la Tiguilinta et les phares des voitures de l'autre côté nous prouvent que notre message est arrivé. Passage du bac, changement de véhicule, et arrivée au dispensaire de Boké où le médecin africain m'assure qu'on ne meurt pas si facilement, que Pat retrouvera sans doute bientôt conscience, mais qu'il faut le radiographer et l'évacuer sur Conakry. Il m'annonce également que je dois avoir quelques côtes fêlées mais sans doute pas cassées. La radio du Commandant de Cercle atteint Conakry, et le lendemain matin, après la levée du brouillard, c'est le boucher manchot qui vient nous embarquer dans son petit avion personnel. Patience avait repris confiance mais souffrait beaucoup, moi aussi d'ailleurs, mais j'avoue avoir été plus inquiet dans cet avion conduit d'une main que dans notre camion défoncé. Patience devait perdre la vue d'un œil après quelques années, à la suite d'une cataracte dont l'origine était peut-être attribuable à ce choc. En tout cas, un mois après, il était de retour sur les bowés. Je pourrais passer encore des heures à raviver des souvenirs de l'exploration, raconter les fêtes de Sainte-Barbe dans les camps aux noms pittoresques : Youpilili sur la rivière Para-gogo, Sinthiourou, Ayekoyé... La messe à Youkounkoum où les Conjaguis et les Bassaris, vêtus d'un étui pénien, déposaient à l'entrée de l'église leur arcs, leurs massues et leurs sagaies avant de chanter à tue-tête le Gloria et le Credo en latin. Les conversations en un français du XVIIIe siècle avec les enfants du village où l'instituteur n'utilisait que Madame de Sévigné comme livre de textes, les adieux annuels du Chef de village de Sinthiourou qui marchait 40 km dans la nuit pour venir me saluer à l'aube et repartait aussi tranquillement quand nous avions échangé nos vœux.

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B — La période de construction

En 1955, les résultats de l'exploration étaient suffisants pour que la mise en exploitation soit décidée et que l'élaboration du projet soit mise en route en 1956.

Il fallait avant tout assurer la validité d'un domaine minier acquis au cours de 40 ans d'efforts et maintenu à travers les changements de législation minière d'AOF, dont nous avons parlé au début de ces souvenirs. En fait, grâce aux transformations de permis de recherche en permis d'exploitation, et aux dérogations obtenues par Bauxites du Midi pour l'attribution de nouveaux permis de recherche au-delà de 1 000 km2, la Société disposait de 2 800 km2 de droits divers. La négociation avait eu lieu à Mexico à l'occasion du Congrès Géologique tenu en cette ville en 1956. Le directeur des Mines en AOF, Louis Marvier, le directeur des Mines au ministère de la France d'outre-mer, André Marelle, le géologue en chef d'ALCAN, Ed Greig, et moi-même, nous étions privés des distractions habituelles à ce genre de réunion pour nous enfermer avec les règlements, les cartes et les projets pendant des heures de discussions serrées, mais courtoises et amicales.

[Suit une foultitude de détails techniques et organisationnels]

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Mais l'évolution des relations entre la France et ses anciennes colonies la progression vers l'autonomie depuis les Lois Defferre, avaient finalement mis le dernier mot, la dernière signature à la disposition du vice-président du Gouvernement Guinéen, Ahmed Sékou Touré. Pour lui, la plus grande part de la valeur ajoutée devait revenir à la Guinée, la matière première devait être transformée et élaborée sur place. Alors que tous le experts et les politiques d'AOF et de la France étaient d'accord sur un texte, il refusait encore de signer.

Après des mois de discussions, je décidai d'en appeler au parti politique africain qui regroupait alors presque tous les chefs de Gouvernement des territoires autonomes d'Afrique tropicale : le Rassemblement Démocratique Africain, RDA, dont le fondateur, le président et le chef incontesté était Félix Houphouët-Boigny. Je me souviens de cette réunion, un jour des vacances de l'été 1958, dans l'appartement privé de Félix Houphouët-Boigny à Paris. Tous les vice-présidents des Gouvernements d'Afrique française étaient présents, sauf Leopold Senghor qui n'appartenait pas au parti. Après mon exposé, après des heures de discussion, en présence de M. Masson qui répondait aux questions, après l'intervention des leaders des autres pays... j'entends encore le géant du Soudan, Modibo Keita s'exclamer : « Si j'avais un projet comme celui-là chez moi, je n'hésiterais pas une minute » — et Gabriel Lisette, le lettré de Haute-Volta : « Ces gens paraissent honnêtes et de bonne volonté, leur projet te rapportera ». Et enfin le président Houphouët-Boigny : « Nous en avons assez entendu et tous les avis ont été donnés, je crois que tu devrais signer l'accord ».

La signature finale eut lieu le 17 juillet et je reçus un court télégramme de M. R.E. Powell : « Good job well done ».

En octobre de la même année 1958, la Guinée devint indépendante, et le président Sékou Touré indiqua à plusieurs reprises que les engagements qu'il avait pris comme vice-président du Gouvernement seraient respectés par le président de la nouvelle république.

C — Le projet technique

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Le coût total du projet, en incluant les intérêts intercalaires, pendant la période de construction était évalué en 1960 à 170 millions de dollars ; un peu avant l'arrêt de 1961, il était passé à 200 millions de dollars. On évaluait à 40 millions de dollars les investissements nécessaires pour passer à 10 millions de tonnes de bauxite exportée et à 35 millions le coût de chaque tranche supplémentaire de 220 000 tonnes d'alumine produite.

[Les explications financières et en termes de production ne sont pas reproduites ici]

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En même temps que le XXe siècle s'installe en force, les mentalités et les coutumes changent et aussi la culture et même la religion. Les missionnaires catholiques redoublent leurs efforts en même temps que les missionnaires musulmans apparaissent en force. L'animisme subit de rudes assauts et recule ; les fétiches, les sorciers, les arbres sacrés perdent leur influence. Je me souviens de M'Fa, formé à l'université El Azar au Caire, qui circulait dans le pays en convertissant village après village avec ses deux janissaires musclés, armés de sabres recourbés et vêtus de sarouels jaunes et de dolmans bleus, coiffés de turbans blancs. M'Fa était un homme jeune, athlétique, magnifique, majestueux, dans sa robe bleue. Sa conversion commençait par les femmes qu'il prétendait libérer du quasi esclavage où, il faut bien le reconnaître, les hommes les tenaient. Il ramassait et faisait entasser sur la place du village tous les fétiches, statues, masques, gris-gris, puis, à la nuit, après une série d'incantations lancées de sa voix profonde, il y mettait le feu. Les objets que je garde encore me viennent de lui. Attiré, au retour d'un chantier, par une lueur d'incendie dans la nuit, je l'avais trouvé au milieu d'une de ces étranges cérémonies de purification. Nous avions sympathisé et je lui avais échangé quelques masques et autres statues contre deux exemplaires du Coran : un grand relié de cuir et un autre de la taille d'un timbre poste... et aussi la promesse que je ferais chasser le diable par des prêtres de mon Dieu pour remplacer la destruction par le feu.

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Un Protocole d'Accord est discuté depuis avril 1959 entre Aluminium Limited et ALCOA, Kaiser, Olin Mathieson, Reynolds, Péchiney et Vereinigte Aluminium Werke... l'authentique Gotha des producteurs.

J'étais évidemment très impressionné par ces réunions de seigneurs où figuraient des personnels légendaires tels que le vieux Henry Kaiser, l'homme des Victory ships de la guerre, son fils et successeur Edgar, les frères Reynolds, Raoul de Vitry. Chargé de les informer, de suggérer des solutions et des attitudes, j'étais conscient de ma responsabilité, et, dois-je l'avouer, assez flatté de me trouver au milieu d'eux.

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Cette sensation d'être un acteur à part entière dans une telle action me faisait oublier les fatigues et les angoisses de la situation, et me portait à tâcher de toutes mes forces de sauver ce qu'il était possible du projet.

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Une première reconnaissance avec mesure des fonds eut lieu en 1955 dans le Rio Nunez. Le directeur des Mines d'alors, Jean Servant, et moi-même, ainsi que Jacques Bourdillon, directeur des Travaux Publics à Conakry, avions embarqué pour quelques jours sur le navire hydrographique Beautemps-Beaupré. Nous avions parcouru tous les chenaux de l'estuaire, contourné les îles couvertes de mangroves, débarqué çà et là dans quelques villages de pêcheurs... et fait une croisière bien agréable. Cette reconnaissance fut suivie de beaucoup d'autres et la carte des fonds bien établie mais le problème du type de port restait en suspens : allait-on adopter la solution « in-shore » en creusant dans le rivage ou, au contraire, la solution « off-shore » en allant chercher à distance de la côte les eaux profondes grâce à un ouvrage approprié. Les experts mondiaux les plus compétents s'affrontaient autour du modèle français. Finalement, c'est le port « offshore » qui l'emporta.

D'autres débats surgirent au cours des études, par exemple, à propos des installations à terre pour le broyage, le stockage, les ateliers ; la cité Concasseur à la mine, ou au port, cité en agrandissement de la ville existante de Boké, ou totalement indépendante au port, par exemple. C'était Jean-Paul Silve, un de mes camarades de l'École des Mines qui contrôlait pour le compte de Bauxites du Midi, le travail d'Aluminium Laboratories Limited sur les installations industrielles. Quant à l'urbanisme et aux cités j'y trouvais moi-même l'occasion de donner libre cours, à défaut de compétence technique, à mes idées philosophiques, sociales et esthétiques, en traitant avec les architectes, dont le représentant sur place était d'ailleurs l'ancien administrateur de Boké, retourné à une carrière privée et avec lequel j'avais eu de longues discussions sur tous ces sujets au temps de la « colonie » où le commandement de Cercle était le maître après Dieu dans sa circonscription.

D — Les derniers mois

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Nous sommes le 20 août 1961, il ne faut que trois jours au président guinéen pour répondre qu'une suspension de plus de trois mois serait considérée comme une rupture de contrat que la République de Guinée a de son côté scrupuleusement respecté. Il accepte néanmoins d'entendre toutes explications et propositions.

Le président d'Aluminium Limited est alors chargé d'exposer la situation au président Sékou Touré. Cette entrevue, qui a lieu en septembre, est encore dans ma mémoire.

Pendant deux jours à Dakar, M. Davis, Dana Bartholomew, mon adjoint, Henri Moullier et moi-même, avions mis au point la déclaration qu'Aluminium Limited devait faire au nom du consortium. L'éthique personnelle de N.V. Davis, qui imprégnait toute la compagnie, ne lui permettait pas les déclarations ambiguës, les demi-promesses, les propos dilatoires ni les supplications. Il décida donc d'annoncer franchement l'impossibilité de réaliser l'usine d'alumine dans l'immédiat, en donnant les vraies raisons. Il refusa de fixer un délai pour la production d'alumine, car aucune prévision sérieuse ne permettait de le faire. Il proposerait donc de négocier une nouvelle convention de longue durée sur de nouvelles bases, sans alumine, et indiquerait seulement que le consortium s'efforcerait de construire une usine d'alumine dès que les circonstances le permettraient.

J'étais sûr que Sékou Touré, convaincu que les pays de l'Est, et en particulier la Russie, s'intéresseraient immédiatement au projet, rejetterait toute modification à la convention signée par lui en 1958.

Nous sommes tous les quatre introduits dans une petite salle de réunion du rez-de-chaussée où les responsables guinéens constituent une fresque impressionnante de solides personnages noirs athlétiques, drapés dans leurs immenses robes blanches ; ils sont sept ou huit, et seul, Dana Bartholomew, de notre côté, paraît à la mesure de nos interlocuteurs. Nos costumes européens paraissent étriqués face à ces draperies majestueuses et sculpturales. Après quelques paroles de bienvenue et un court échange compassé d'aménités, assez froides à vrai dire, la parole est donnée à Nathanael Davis qui prononce très distinctement en anglais sa déclaration, traduite au fur et à mesure par Henri Moullier. Les Guinéens restent impassibles et lorsque Sékou Touré a reçu la réponse à sa question :

« Avez-vous terminé ? », un silence qui nous paraît long s'établit, puis je crois encore entendre la voix assourdie du Président de la République : « Ce que nous venons d'entendre est une déclaration de carence ; il n'est pas question de changer quoi que ce soit à la convention qui nous lie. La Guinée a rempli toutes ses obligations et à l'intention de les remplir jusqu'à bout. Nous n'avons pas d'objection à la formation d'un consortium mais nous ne pouvons accepter l'élimination de l'usine d'alumine, ni un retard sur sa réalisation. Si les travaux ne sont pas repris le 23 novembre Bauxites du Midi sera déchue de ses droits et sa convention annulée. »

Le rideau va tomber.

Les dernières semaines, bien entendu, sont assez pénibles ; nos directeurs et nos employés sont soupçonnés de vouloir soustraire des documents importants ; certains sont emprisonnés. Un groupe administratif est formé, avec la mission de surveiller nos préparatifs de départ. Les bureaux, les installations sont occupés jour et nuit par des soldats armés qui dorment sur place. Le chef du Groupe de négociation, M. Traoré Ky, le deuxième personnage du ministère de l'Intérieur, n'épargne aucun effort. Il s'asseoit à la table des discussions en tirant son revolver de la ceinture de son pantalon, et en le posant devant lui tandis que des soldats armés de mitraillettes gardent les portes et les fenêtres. Notre comptable de Boké est pris sur le fait alors qu'il passait des documents comptables dans la roue de secours de sa jeep. Il est arrêté et relâché. Le directeur local, Jacques Richardson n'est pas autorisé à repartir, le dernier jour, car on a découvert dans son bureau un appareil de télécommunication avec l'étranger. Il s'agit simplement d'un magnétophone oublié dans un tiroir. Je dois démontrer qu'on ne peut pas télégraphier avec un dictaphone, et la providence nous fait découvrir des cancrelats dans le coffret, prouvant qu'il n'a pas servi. Une autre raison est avancée pour le retenir. Finalement, le directeur financier Patrick Jean-Jacques Rich et moi-même, nous installons dans le bureau du ministre de l'Intérieur et déclarons que nous ne partirons pas tant que notre directeur ne sera pas mis en mesure de nous accompagner. Nous avions pris des places sur les trois avions qui quittaient Conakry cet après-midi du 23 novembre. Nous manquons le premier, puis le second, et, notre directeur libéré, nous partons pour l'aéroport en brûlant les feux, car l'heure de départ du troisième est passée. Mais l'ambassadeur de France, M. Pons avait retenu l'avion. Nous embarquons sous l'œil amical des douaniers et autres fonctionnaires ; et c'est la détente, assis dans l'avion qui décolle, fêtés par les autres passagers, abreuvés de champagne par l'équipage. C'est la fin de la pièce.

Je retournerai encore deux ou trois fois en Guinée jusqu'en 1963. Les Allemands du consortium prennent la succession d'Aluminium Limited pour tenter de reprendre le dialogue, nous tenons des réunions chez les membres du consortium et à l'Ambassade de Guinée en RFA. Olin Mathieson reprend les choses en main en créant avec la Guinée une société d'économie mixte. Les palabres s'éternisent ; rien ne se passe sur le terrain. L'URSS ne manifeste finalement aucun intérêt pour le projet, la Chine non plus. Les gisements d'Australie sont mis en valeur pour remplacer les approvisionnements qui devaient venir de Guinée. Ce n'est que dix ans plus tard que Boké sera finalement développé, ne produisant que de la bauxite, et avec les mêmes partenaires que le consortium initial.

Mais à ce moment j'ai déjà quitté ALCAN depuis 1966 en emportant le regret de n'avoir pu réaliser le rêve que j'avais commencé à vivre.