Victor CHERONNET (1827-1883)

Né le 3/3/1827 à Paris. Il est admis à l'Ecole des mines de Paris le 18/9/1847, classé 11 des élèves externes. Il passe en 2ème année le 10/6/1847, classé 17. Toutefois il démissionne en 1848.

Notice sur Victor CHERONNET
par M. MEYER

Bulletin de l'Association amicale des anciens élèves de l'Ecole des Mines, Septembre 1883

Notre camarade de Sinner, en nous annonçant le décès de Chéronnet, ancien Elève de l'Ecole des mines, directeur des mines de fer de la Suisse occidentale et Simplon , nous adresse une notice biographique que l'auteur, M. Meyer, Ingénieur en chef de la construction de la même compagnie, nous autorise à reproduire dans notre bulletin.

« M. Chéronnet, nous dit M. de Sinner, ne faisait pas partie de notre association. Je crois néanmoins que nos camarades liront avec un vif intérêt le tableau d'une vie si bien remplie, qui peut servir d'exemple, et qui honore notre chère Ecole. Il faut vivre en Suisse pour savoir combien votre éminent compatriote est regretté par tout le pays au milieu duquel il vient de terminer, trop tôt, hélas! une brillante et utile carrière, et je tiens à ce que nos camarades français apprennent à quel point son grand caractère et sa vaste intelligence étaient appréciés chez nous. »

Nous nous empressons d'insérer la notice de M. Meyer, en le remerciant du soin avec lequel il a retracé dans tous ses détails l'existence laborieuse et honorée d'un de nos camarades,

M. Victor Chéronnet est né à Paris en juin 1827. Il fit ses études techniques à l'Ecole des Mines, dont il suivit les cours comme élève externe ; après quoi il entra au Conservatoire des Arts et Métiers en qualité de secrétaire du général Morin, alors directeur de cet établissement. Cette première étape fut pour lui une continuation de ses études ; il eut de nombreuses recherches à faire et il eut à sa disposition cette admirable collection, qui lui fut un puissant moyen de développer ses connaissances; il suivit, en outre, divers cours cientifiques à la Sorbonne et au Collège de France.

Il débuta dans les chemins de fer, en 1852, sur la ligne de Rhône et Loire ou de Lyon à Roanne par St-Etienne, la plus ancienne des lignes françaises qui ait été construite, en 1833, par MM. Mellet, Henry et Marc Séguin. Il remplit, sous les ordres de M. Bazaine, qui était alors ingénieur en chef de cette compagnie, les fonctions d'ingénieur du matériel et de la traction. Il était chargé des études et de la surveillance des livraisons du matériel roulant et en même temps du contrôle de la compagnie sur le service de l'exploitation, exécuté à l'entreprise par la Société Parent, Schacken et Cie. Lorsqu'en 1856, cette ligne fut englobée par fusion dans le réseau du Grand Central, dont l'une des principales artères était la ligne de Paris à Lyon par Nevers, qui appartenait à l'ancienne compagnie du Bourbonnais, il entra dans cette compagnie sous la direction de M. Job, ingénieur en chef des ponts et chaussées.

Enfin, en 1857, cette Compagnie du Grand Central, qui devait former un réseau de 1228 kilom. et qui n'en avait mis en exploitation jusqu'alors que 150, fut elle-même dissoute et démembrée. Ses concessions furent partagées entre les deux Compagnies de Paris-Lyon à la Méditerranée et de Paris à Orléans, elles-mêmes nouvellement constituées par fusion. La plus grande partie, la ligne du Bourbonnais et ses embranchements, soit environ 1000 kilom., échut à Paris-Lyon-Méditerranée. Vers 1857, M. V. Chéronnet quitta le Grand Central et se rendit en Espagne avec M. Bousson, ancien directeur du Rhône et Loire, en qualité de chef de l'exploitation de la ligne de Séville à Xérès et Cadix, dont M. Bousson devint le directeur; il ne tarda pas à le remplacer.

Peu de temps après il entra au service d'une des plus puissantes entreprises générales pour la construction des chemins de fer, la maison Parent, Schacken et Cie., et successivement au service des sociétés Picard, Charles et Cie., Vitali, Charles, Picard et Cie., et Ph. Vitali et Cie, restant lié à cette dernière société à divers titres jusqu'à la fin de son existence. Il participa à la construction des lignes de Cordoue à Malaga, de Ciudad-Real à Badajoz.

Il revint en France pour s'occuper de la construction de la ligne de Lyon à Privas, par la rive droite du Rhône, puis il alla en Hollande pour diriger la construction de la ligne d'Utrecht à Zwoll Kampen.

Vers 1862, il commença à s'occuper de la construction des chemins de fer italiens, soit de la traversée des Apennins de Pistoye à Bologne, des chemins de fer méridionaux et Calabro-Siciliens. En 1865, il se rendit en Sicile pour organiser l'exploitation des ligne de la Calabre et de la Sicile, exploitation dont l'entreprise Vitali Picard et Cie avait été chargée après avoir construit ces liognes. Il organisa les divers services de ce réseau, à la tête duquel il resta placé en qualité de directeur de l'exploitation jusqu'au moment où l'Etat reprit l'exploitation de ces lignes.

C'est en 1867, pendant ce séjour en Sicile, où il eut à lutter avec des difficultés de toute nature, que se passa un des épisodes les plus remarquables et les plus honorables d'une vie si bien remplie. Une violente épidémie de choléra venait d'éclater en Sicile et surtout à Messine, la panique s'empara de tout le monde, les fonctionnaires désertaient leur poste. M. Chéronnet se dévoua pour affronter le péril commun ; par ses soins, le service sanitaire fut organisé d'une manière sage et intelligente, non seulement pour le personnel du chemin de fer, mais aussi pour les habitants que les fonctionnaires avaient abandonnés. Il ne cessa, pendant toute la durée de l'épidémie, de donner ses soins aux cholériques, relevant le moral de chacun, avec un tact, un courage et une énergie des plus louables. Cette belle conduite fut récompensée plus tard par la croix de la légion d'honneur et certes, si décoration fut méritée honorablement, ce fut celle-là !

Lorsqu'en 1875 il fut appelé à la direction de la compagnie de la Suisse Occidentale, poste qu'il occupa dès le 10 décembre, c'était dans un moment de crise, les affaires de la compagnie étaient embarrassées, des réformes étaient nécessaires, mais celles-ci ne pouvaient se réaliser sans toucher à quelques intérêts particuliers. Cette situation était surtout délicate pour un étranger. Nous ne pouvons mieux faire ici que de citer les paroles prononcées, lors de la cérémonie funèbre, le 26 juin, par M. Arthur Chenevière, Conseiller national et par M. Bory-Hollard, Président du Conseil d'administration de la Compagnie.

« Il arriva seul, sans connaître ses collaborateurs, dit Chenevière, pour relever, dans la confiance publique, l'avenir de la Compagnie de la Suisse Occidentale, tel était son mandat. Mais cette intelligence d'élite était à la hauteur d'une pareille tâche. Comprenant, avec son tact habituel, qu'il ne devait être ni l'homme d'un parti, ni 1e représentant d'une coterie, et qu'il appartenait exclusivement et tout entier à ses oeuvres, il avait, par l'étendue de ses connaissances et par la droiture de son caractère, promptement désarmé toutes les préventions. En même temps qu'il essayait son ascendant moral vis-à-vis de son personnel, les autorités publiques avaient, de leur côté, promptement reconnu sa compétence et sa noble ambition de se rendre utile; et voici qu'il nous est promptement ravi dans le moment où son concours pouvait nous être plus précieux que jamais, alors que ses relations avec les compagnies étrangères le désignaient comme un intermédiaire influent entre les sociétés suisses et celles du dehors.»

Oui, le sentiment de crainte avec lequel on aurait pu accueillir le nouveau directeur, en raison des conditions difficiles dans lesquelles il entra dans la Compagnie en 1875, ne tarda pas à se dissiper. M. Chéronnet eut bientôt rassuré le personnel de la compagnie par la franchise, la bienveillance et l'aménité des relations, qu'à côté de sa fermeté il apportait dans ses rapports avec ses subordonnés. « Ceux-ci, de leur côté, dit à son tour M. Bory-Hollard , Président du Conseil d'Administration , gagnèrent bien vite sa confiance. Je n'oublierai jamais cette séance de notre comité où il vint, quelques semaines après son entrée en fonctions, nous déclarer avec une joie bien vive, qu'il avait trouvé à la tête des services de la Compagnie, des chefs capables, dévoués, respectables. La glace était rompue ; dès lors la confiance et l'amitié ne cessèrent de rendre intimes et agréables les relations du directeur avec le conseil et avec le personnel du service.

« Et comment en aurait-il pu en être différemment? Celui que nous avons perdu était aimé parce que tout en lui était aimable. Il avait une connaissance parfaite de sa spécialité, mais aussi une instruction vaste et profonde, une haute culture. Quel que fût le sujet dont on s'entretînt avec lui, il y avait toujours quelque chose à apprendre dans sa conversation. Travailleur infatigable, il faisait tout avec tant de rapidité et de simplicité que le travail ne semblait lui coûter aucun effort. A côté de cela, toujours abordable pour tous, il accueillait ceux qui recouraient à ses conseils ou à ses bons offices avec une complaisance qui ne se démentait jamais. Mais cette intelligence supérieure était rehaussée par les plus nobles qualités du coeur. Une droiture parfaite, un dévouement absolu aux intérêts qui lui citaient confiés, une constante sollicitude pour le personnel qu'il dirigeait, la fermeté, la persévérance et par dessus tout la bonté, tels furent les traits de ce beau caractère. S'il fut chéri de tous ses subordonnés, c'est qu'il avait su trouver dans son coeur l'art difficile d'exercer l'autorité sans jamais blesser personne. »

Oui, sa sollicitude pour son personnel fut une de ses plus constantes préoccupations ; un des premiers actes de son administration fut d'élargir encore les bases de la caisse de retraite du personnel, généreuse institution qui fut l'oeuvre de ses prédécesseurs; et l'année dernière encore, c'est par son initiative que fut créée la caisse de prévoyance qui forme le développement de cette institution et qui assure le sort des veuves et orphelins des agents de la Compagnie.

Son activité à la Suisse Occidentale fut très féconde. Initié à tous les détails des services variés qui étaient placés sous sa direction, il les suivait tous sans s'y attarder et sans perdre de vue l'ensemble. Il sut apporter de grandes économies dans l'exploitation en coordonnant et en utilisant mieux les forces vives qui y concouraient, en évitant des doubles emplois, en un mot, en organisant le travail. Jamais il ne recula devant une dépense utile et qui avait pour but, non seulement de maintenir en bon état, mais d'améliorer les voies et le matériel, en vue de diminuer, dans l'avenir, les dépenses d'entretien ; ou devant les dépenses d'installations, qui devaient produire des économies notables, tout en améliorant le service. Toutes ses décisions, dans ce sens, ont été couronnées de succès, et l'expérience ne démentit jamais sa clairvoyance.

Il était très versé dans les questions financières, qui lui étaient familières. Parmi les plus importantes de ces questions, qu'il a été appelé à traiter, à l'étude et à la réalisation de laquelle il prit une large part, il faut mentionner l'importante convention de février 1878 pour la conversion et la consolidation des emprunts à échéance fixe. La nouvelle Compagnie de la S.O. avait hérité des anciennes Compagnies et avait contracté elle-même divers emprunts formant une somme de 55 millions émis et de 14 millions à émettre et remboursable à échéances fixes, en 1879, de 1880 à 1889, en 1890 et 1891. Ces remboursements pouvaient, suivant les circonstances, créer de sérieux embarras à la Compagnie et amener des crises. La combinaison consista à remplacer ces divers emprunts par un emprunt unique de 70 millions, laissant 15 millions de disponibles pour les besoins prévus d'amélioration du réseau. Cet emprunt était remboursable par amortissement pendant 74 ans (durée de la concession la plus courte). La somme annuelle à affecter à l'intérêt et à l'amortissement de ce nouvel emprunt ne dépasse guère la somme que représentait l'intérêt seulement des anciens emprunts à échéance fixe que ce nouvel emprunt a remplacé. Il suffit d'énoncer ces conditions générales pour faire saisir la haute portée de cette sage et intelligente combinaison.

M. Chéronnet, dès son entrée en fonctions dans la Compagnie, voua toute sa sollicitude à l'importante question du percement du Simplon. Il entrevit là l'avenir de la Compagnie de la Suisse Occidentale et la prospérité de toute cette contrée de la Suisse romande qui est desservie par notre réseau. Il avait l'intime conviction qu'en faisant tous ses efforts et en usant de toute son influence pour procurer la réalisation de cette oeuvre grandiose, il rendrait un grand service à la France, sa patrie, et son zèle pour les intérêts qui lui étaient confiés s'alliait sur ce point avec son patriotisme éclairé. En 1876 déjà il présenta un projet de fusion du chemin de fer du Simplon avec la Suisse Occidentale. Il ne se laissa pas décourager par le rejet de cette convention par les assemblées générales des deux Compagnies ; il continua ses efforts dans ce sens et cette fusion finit par se réaliser en 1881 dans des conditions un peu différentes. Il déployait une grande activité pour persuader les différents intérêts français, et les Compagnies de chemins de fer surtout de l'immense avantage et de la nécessité qu'il y avait pour eux de réaliser cette entreprise. Il était tellement persuadé, tellement convaincu de ce qu'il avançait, il possédait tellement cette question à laquelle il avait voué tant d'études, qu'il avait la ferme conviction de réussir. Sur son lit de mort, une de ses dernières paroles exprimait encore, avec une ferme conviction, le regret de ne pas avoir pu faire encore davantage pour la réalisation de cette oeuvre.

M. Chéronnet jouissait à juste titre d'une grande considération auprès de ses collègues des autres Compagnies suisses, qui l'ont unanimement regretté. Dans les conférences on écoutait avec attention ses propositions. Rappelons ici, parmi ses remarquables travaux, l'exposé des motifs de son projet pour la centralisation du Matériel roulant des chemins de fer suisses qui, jusqu'ici, n'a trouvé d'application et sous une forme mitigée, qu'entre les deux Compagnies de la Suisse Occidentale et du Jura-Berne, mais qui, nous n'en doutons pas, finira par se généraliser.

Lors de la cérémonie funèbre, M. le Conseiller d'Etat vaudois Berney, nous a dit comment il avait su aussi se faire aimer et estimer du pouvoir public et des autorités avec lesquelles il était en relations. « Doué d'une hauteur de vue peu commune » dit-il entr'autres, « il avait compris que les besoins du public se concilient plus souvent qu'on ne le croit ordinairement, avec les intérêts des Compagnies. Il s'est dès lors toujours montré disposé à tenir un grand compte des intérêts de notre population et a rendu à notre canton des services réels que nous ne pouvons oublier.»

Un des beaux côtés du caractère de M. V. Chéronnet et un des plus beaux exemples qu'il a su donner à ceux qui l'entouraient et à ses subordonnés, c'était son sentiment du devoir si développé. Jusqu'au dernier jour, alors que la maladie le minait, il est resté à son poste, malade, presque mourant, bravant les souffrances physiques, il s'est arraché à sa famille pour regagner son poste où il estimait que son devoir l'appelait et pour mourir le 23 juin au surlendemain de l'assemblée générale de la Compagnie, à laquelle il croyait pouvoir assister, mais ses forces le trahirent.

Comme d'autres voix, plus autorisées et plus éloquentes l'ont dit aussi, ne nous laissons pas abattre par la douleur, que l'exemple qu'il nous a donné nous soit toujours présent, suivons-le et nous honorerons ainsi sa mémoire comme elle le mérite.