Allocution de Maurice Allais à Sceaux (Hauts de Seine), le 3 février 2001, au lycée Lakanal.

M. le Recteur de l'Académie de Versailles,
M. le Président du Conseil régional Ile de France,
M. le Proviseur,
M. le Président de l'Association Amicale des Anciens Eleves du lycée Lakanal,

Mesdames, Messieurs,

Puis-je vous dire tout d'abord combien je suis honoré par la décision que vous avez prise de donner mon nom à une salle du lycée Lakanal, et d'y faire fixer une plaque rappelant brièvement quelques étapes de ma carrière. C'est là une distinction à laquelle je suis très sensible.

Le lycée Lakanal est un grand lycée et je lui dois énormément, tant pour l'enseignement général qu'il m'a donné que pour la formation scientifique qu'il m'a permis d'acquérir. J'y ai été profondément marqué par quelques maîtres très remarquables.

Dans les temps troublés et agités par les tumultueuses passions de la Révolution française où le meilleur a été constamment côtoyé par le pire, Lakanal, membre de la Convention, puis du Conseil des Cinq-Cents, a laissé, suivant tous ses biographes, l'image d'un homme exceptionnel, tout à fait exemplaire, totalement dévoué à l'organisation de l'enseignement public à laquelle il a consacré une très grande partie de son activité, ainsi qu'à la défense de la science et des savants.

C'est à juste titre que ce lycée, établi en 1885, porte son nom, rendant ainsi un juste hommage à sa mémoire.

Un de ses biographes conclut une très longue analyse de la vie de Lakanal par cette déclaration :

"Jeunes gens des écoles, Lakanal a été un de vos bienfaiteurs. "

Élève de l'école publique, à laquelle je dois toute ma carrière, je ne puis que m'associer à ce jugement.

Il est d'usage que dans une circonstance telle que celle d'aujourd'hui, celui qui est honoré dise quelques mots sur sa vie et sur son oeuvre. Je n'en retiendrai ici que ce qui est en relation directe avec mon séjour de neuf ans au lycée Lakanal de 1921 à 1930.

Je suis issu d'une famille très modeste et mes parents tenaient une petite boutique de crémerie rue Didot dans le XIVe. L'un et l'autre avaient reçu des prix d'excellence à l'école communale, mais à la fin du XIXe siècle il était d'usage que les enfants aident leurs parents et quittent l'école très jeunes.

Mon père est mort dans un camp de prisonniers à Langensalza en Allemagne le 27 mars 1915. Les prisonniers français avaient été placés par les Allemands à côté de prisonniers russes atteints du typhus.

Toute ma jeunesse a été bouleversée par cette disparition.

Grâce à la directrice de l'école communale de la rue d'Alésia à Paris, j'ai pu de 1919 à 1921, franchir quatre classes en deux ans et ainsi rentrer en septième comme interne au lycée Lakanal en octobre 1921. À partir de 1923 j'ai habité chez mes grands-parents, rue des Blagis, à Bourg-la-Reine, où mon grand-père maternel, ancien ébéniste, avait après sa retraite construit sa propre maison.

Je suis resté au lycée Lakanal jusqu'en juillet 1930.

À partir de mon entrée en quatrième en 1924, j'ai été très marqué par les enseignements littéraires de français et de latin, et par l'enseignement de l'histoire, tout particulièrement par celui de l'histoire de la Révolution française. Très peu éclairé sur les différentes carrières que je pouvais envisager, je voulais alors préparer l'École des chartes.

Mais comme j'étais bon en mathématiques, mon professeur de première m'a vivement incité à préparer l'École polytechnique. "Allais, m'avait-il dit, vous êtes bon en mathématiques, faites donc la taupe, et préparez l'X. Après vous pourrez toujours entrer à l'École des chartes. "

Je suis entré en hypotaupe en octobre 1929 et j'ai été reçu à l'X en juillet 1930, après une seule année de préparation. Cependant au regard de mon classement j'ai décidé de démissionner. De toute évidence cette décision était très risquée, mais elle s'est révélée ultérieurement comme très judicieuse, tant la formation que j'ai reçue au cours de mes deux années de taupe a été fructueuse.

Ma mère ayant pris un petit commerce de layette avenue Jean Jaurès à Paris, je suis entré en taupe à Louis-le-Grand en octobre 1930.

Toute cette année 1930-1931 j'ai préparé l'X en travaillant au cinquième étage dans une toute petite pièce de quelques mètres carrés, et chaque soir je couchais sur un lit de fer déplié dans la boutique de ma mère.

J'ai été reçu à l'X en juillet 1931. En décembre 1931 je suis devenu major de ma promotion et j'ai gardé ce rang jusqu'à ma sortie en juillet 1933.

Je dois au lycée Lakanal une très bonne formation littéraire et un penchant passionné pour l'histoire. J'y ai acquis parallèlement une très solide formation mathématique.

C'est cette double formation qui a conditionné toute ma carrière.

Après l'École polytechnique et l'école des Mines je voulais faire de la recherche en physique. Mais à cette époque le C.N.R.S. n'existait pas, et je suis entré en 1936 dans le service des Mines à Paris. À partir de mars 1937 j'ai été affecté au service des Mines à Nantes. J'ai été mobilisé sur le front des Alpes à Briançon de septembre 1939 à juillet 1940.

Après la défaite je suis revenu au service des Mines à Nantes. Pendant mon temps libre j'ai alors travaillé l'économie, et de janvier 1941 à juillet 1943 j'ai rédigé un ouvrage, À la Recherche d'une Discipline économique. L'Économie pure, ouvrage de 920 pages dactylographiées, publié par souscription. C'est cet ouvrage qui m'a valu en 1988, quarante-cinq ans plus tard, le prix Nobel de Sciences économiques, alors qu'il n'avait jamais été imprimé et qu'il n'avait jamais été traduit en anglais.

Dans toutes les années qui ont suivi la guerre j'ai poursuivi ma carrière d'économiste comme professeur à l'école des Mines de Paris et comme directeur de recherches au C.N.R.S.

Parallèlement j'ai poursuivi des recherches expérimentales et théoriques sur mon violon d'Ingres, la Physique.

Dans ces deux domaines je me suis constamment heurté aux " vérités établies ", mais quant à moi, dans toutes mes recherches et dans toutes mes publications, j'ai toujours observé une seule règle : une soumission entière aux données de l'expérience.

Toute ma vie a été dominée par la soif de connaître, par la passion de la recherche. Rien n'est certainement comparable à l'inextinguible passion de la recherche, à l'ineffable euphorie de la novation et de la découverte. Elles ont réellement illuminé toute mon existence.

M'adressant maintenant aux élèves du lycée Lakanal, puis-je leur transmettre un message, le message d'un ancien.

Je vous remercie.

Publié dans La Jaune et la Rouge, avril 2001.



Maurice Allais, élève de l'Ecole des Mines de Paris
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