COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 12 mars 1980)
On croit souvent, à tort, que le débat qui oppose, au début du XlXè siècle, les "catastrophistes" aux "actualistes" porte d'abord sur la durée, et qu'on appartient au premier ou au second de ces deux groupes selon qu'on s'attache, encore à la chronologie biblique ou qu'on s'en est libéré. La réalité est plus complexe.
D'un côté, il existe des catastrophistes qui acceptent les longues, voire les très longues chronologies. Cuvier, en 1812, évoque les "milliers de siècles" (1). Plus tard, Marcel de Serres parle de "millions d'années" (2). Quant aux anglais, ils ont des audaces sans borne : l'un, Buckland, évalue les durées en "millions de millions d'années" (3) ; un autre, Conybeare, estime l'âge de la terre à quelques "quadrillions d'années (4).
En revanche, l'actualisme a parfois d'étonnantes timidités. L'abbé Maupied, disciple du zoologiste et paléontologue Ducrotay de Blainville, st qui adhère avec celui-ci au principe actualiste, prétend s'en tenir aux quelques milliers d'années tirés de la lecture de la Bible (5).
Il n'est pas sans intérêt, d'ailleurs, de savoir que l'abbé s'y prend an plaçant en parallèle les "formations" géologiques, c'est-à-dire en attribuant les différences de faunes des dépôts successifs (du Cambrien au Crétacé) à des différences de faciès (6). Si les formations sont toutes contemporaines, la durée de leur dépôt correspond au temps de la sédimentation d'une seule d'entre elles.
Or, ce qui fait prendre conscience aux géologues de la durée des temps géologiques, c'est le temps de dépôt des couches superposées. Qu'on soit catastrophiste ou actualists, la durée des phases orogéniques n'accroît pas sensiblement les chronologies. Ce qui exige de longues périodes, ce sont les époques tranquilles de dépôt. Et les catastrophistes ne peuvent faire l'économie de ces époques de repos.
On rétorquera que si les catastrophistes des années 1830 acceptent les longues durées, il n'en était pas de même de leurs prédécesseurs. Là encore, il serait trop simpliste de croire que les chronologies longues ont été imposées, par Lyell et l'actualisme.
Outre que Cuvier étend, vingt ans avant la parution des Principes de Géologie, l'âge de la terre à des centaines de milliers d'années, il n'est pas évident que la génération précédente ait tellement sous-estimé la durée des temps géologiques.
"Il ne s'est pas écoulé un grand nombre de siècles, depuis que ces NOUVELLES terres ont été abandonnées par les eaux" dit Deluc en 1779 (7). Et H.B. de Saussure emboîte le pas en prétendant "croire, comme le fait M. Deluc, que l'état ACTUEL de nos continents n'est point aussi ancien que quelques philosophes l'ont imaginé" (8). Je souligne à dessein les mots "nouvelles" et "actuel" car ils montrent que ces auteurs supposent un passé antérieur dont ils ne cherchent pas à mesurer le durée.
Dolomieu qui pense aussi qu' "en admettant dix mille ans d'ancienneté pour le moment où la terre est devenue ou redevenue habitable, on exagère peut-être encore" (notez le "redevenu" qui suppose aussi des temps antérieurs), nous explique la vanité de nos évaluations des durées. "Mais je dirai aussi, poursuit-il., en effet, qu'il n'y a point de mesure pour le temps dans les époques antérieures- & que l'imagination peut y prodiguer les milliers de siècles avec autant de facilité que les minutes" (9). Et il précise : "La nature demande au temps les moyens" de réparer les désordres ; mais elle reçoit du mouvement la puissance de bouleverser" (10).
Ainsi, l'auteur ne refuse pas le temps, mais il le considère comme étant inefficace : il s'écoule sans laisser de traces. L'ordre ACTUEL est peu ancien car le monde, bouleversé par une catastrophe, retourne à 1!équilibre avec le temps. C'est parce qu!il pense que ce retour à l'équilibre est rapide que Deluc estime que la dernière catastrophe est récente (car il existe des traces manifestes de son action). Mais ceci ne préjuge en rien de la durée des époques antérieures (11).
Un très beau texte de Ramond aide à comprendre le point de vue de ces anciens catastrophistes. Notant que l'état de fraîcheur des volcans modernes est sans rapport avec leur âge, il écrit : "Entre les créations et les destructions (...) nous ne voyons rien quelle que puisse être l'immensité des intervalles, car l'état de calme et de conservation n'est que l'absence d'accidents et le passage insensible d'un événement à l'autre. Nous jouissons de l'un de ces intervalles, et le temps qui nous entraîne si vite effleure à peine le séjour que la dernière révolution nous a préparé. Ce qui précède la période actuelle, voilà le passé de notre planète, ce que cette même période embrasse demeure arrêté au présent dans les annales de la nature" (12). Si les intervalles de repos sont sans mesure, ils ne sont pas nécessairement sans durée.
La même génération étend encore le temps d'une autre façon. On sait que James Hutton qui admettait pratiquement l'éternité de la Terre, estimait que l'ordre actuel des choses avait été précédé de "mondes successifs" à jamais détruits (13). Or, en même temps que le médecin écossais, les catastrophistes évoquent aussi, ces mondes antérieurs disparus. Au moment où l'on admet, communément que le granite est la roche "primitive" Faujas se demande s'il n'a pas été produit par un dépôt dont les matériaux auraient "été arrachés par les flots d'une terre, jadis torréfiée, & longtemps en proie à des feux... " (14).
Dans le même sens, Deluc propose d'appeler "primordiales" et non primitives les roches les plus anciennes connues- pour marquer qu'il a pu y avoir une histoire antérieure à leur formation (15). Dolomieu nous dit que l'écorce a été attaquée par un dissolvant, puis cristallisée en granite, ce qui laisse entendre qu'il y a eu une période antérieure au dépôt du granite (16). Ramond, enfin, s'interroge : "est-il nécessaire de rapprocher ce travail (la genèse des roches anciennes) de la naissance du monde? Ne saurait-on concevoir un intervalle entre l'un et l'autre? Est-il primitif, en un mot, comme il est antérieur?" (17).
Il serait absurde d'en conclure que les catastrophistes avaient une vision plus nette de l'immensité des durées que les actualistes. Peu avant Hutton, un autre actualiste évoquait déjà les temps anciens disparus. "... Le feu a dominé, dans la formation de notre planète ; mais il y a loin de ce premier travail à la formation des montagnes granitiques et calcaires" écrit Soulavie en 1781. Il n'est pas question de vouloir établir, sur ce point, un avantage des catastrophistes, mais simplement de montrer que ceux-ci ne sont aucunement ces attardés et ces naïfs qu'on décrit trop souvent.
Leur chronologie est au niveau de celle des actualistes. Simplement, ils évoquent des catastrophes qui nous choquent aujourd'hui, mais c'est pour expliquer des orogenèses... que l'actualisme ignore superbement !
(2) Serres (M. de) De la cosmogonie da Moïse comparée aux faits géologiques, Paris, 1838, p. 39.
(3) Buckland (W.) La géologie et la minéralogie dans leurs rapports avec la théologie naturelle, trad. franc. (1838), qui s'efforce de calquer son récit sur celui de la Genèse, mais en transformant les "jours" en durées immenses.
(4) Conybeare, Lettre à Lyell, cité par Rudwick (M.J.S.), A critique of Uniformitarian Geology, in Proc. Amer. Phil. Soc., 1967 (p. 272-87), p. 281. La lettre de Conybeare date de 1841.
(5) Maupied (F.L.M.) Dieu, l'homme et le monde connus par les trois premiers chapitres de la Genèse..., Paris, 1951, 3 vol., III, p. 576 sq.
(6) Cf. Gohau (G.) L'unité de la création chez Blainville, in Revue Hist. Sciences, XXXII-I, janv. 1979., p. 43-58. Egalement, du même, Constant Prévost et la géologie positive, COFRHIGEO n° 9, mars 1978,
(7) Deluc, Lettres physiques et morales sur l'histoire naturella de la terre et de l'homme. Adressées à la reine de la Grande-Bretagne, la Haye, 1779, 6 vol., t. 1, p. 9.
(8) Saussure (H.B. de), Voyages dans les Alpes, 1779-1796, Neuchâtel, 4 vol, in-quarto, t.II, par. 625.
(9) Dolomieu (D. de), Mémoire sur les pierres composées et sur les roches, in Journal de Physique.... t, 39 (1791), p. 36 du tiré-a-part.
(10) Ibid., p. 35 (note infrapaginale).
(11) Sur le retour du globe à l'équilibre, cf. Deluc., Lettres sur l'histoire physique de la terre, adressées à M. le Prof. Blumenbach, Paris, 1798, lettre V p. 223sq.
(12) Ramond, Nivellement barométrique des monts-dores et des monts-domes, disposé par ordre des terrains.., Mémoires de l'Institut (classe des Sciences mathématiques et physiques), année 1815, p. 47.
(13) Hutton, Theory of the earth ; or an investigation of the laws observable in the composition, dissolution, and restoration of land upon the globe., in Trans.Roy.Soc. Edinburgh, 1788, p. 299sq.
(14) Faujas de St Fond, Histoire naturelle de la province du Dauphiné, Grenoble, 1781, p. 402.
(15) Deluc, loc.cit,, 1779, t.V, p. 455.
(16) Dolomieu, loc cit., p. 6
(17) Ramond, Observations faites dans les Pyrénées, pour servir de suite à des observations sur les Alpes...; Paris, 1789, p., 369.