TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1980)

Jacques ROGER
Table ronde : temps court - temps long. La préhistoire du débat

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 12 mars 1980)

Je voudrais rappeler ici très brièvement les données du problème tel qu'il se pose à la fin du XVIIIè siècle, en résumant à grands traits une histoire fort longue.

Si nous prenons Aristote comme point de départ, il faut souligner le fait que, pour lui, l'univers est éternel, Aristote est donc "actualiste", dans la mesure où il n'envisage comme phénomènes "géologiques" que ceux qu'il peut actuellement observer, essentiellement l'érosion et la sédimentation, qu'il rend responsables des transgressions marines ou des gains de terre sur la mer. Volcans et tremblements de terre sont dûs a des causes physiques toujours existantes. Mais tous ces phénomènes sont locaux et réversibles. Aristote ne s'interroge pas sur la formation de la structure du globe. Il y a une très longue durée, mais pas d'histoire de la terre.

En face d'Aristote, Platon présente au contraire l'idée, non pas d'une création, mais d'une mise en ordre du cosmos par un démiurge, à un moment donné, dont l'éloignement dans le temps n'est pas précisé, mais ne semble pas très grand. A cela s'ajoute l'idée de grandes catastrophes, sous forme de déluges locaux, dont l'homme a gardé le souvenir.

Le schéma platonicien s'accordait mieux avec le récit biblique de la création, mais le Moyen Age n'a pas, pour autant, oublié Aristote. Saint Thomas d'Aquin ira jusqu'à expliquer que l'éternité du monde n'est pas incompatible avec l'idée chrétienne de création. C'est surtout à la Renaissance que la théorie platonicienne sera le plus largement acceptée, mais cela n'empêchera pas les savants de garder le souvenir des observations aristotéliciennes, au moins jusqu'à la fin du XVIIè siècle (voir, p. ex. le Mondus Subterraneus de Kircher, 1665).

Cependant, le succès du platonisme christianisé aux XVIè et XVIIè siècles va s'accompagner de deux phénomènes qui vont jouer un rôle capital dans notre histoire : l'habitude, et bientôt l'obligation, d'une interprétation littérale de la Bible (d'abord sensibles dans les deux Réformes, luthérienne et calviniste, puis dans la Contre-Réforme catholique), qui éliminent les interprétations de type "analogique" ou "symbolique" en usage depuis Saint Augustin;-et le désir de trouver des explications "physiques", c'est-à-dire "scientifiques", aux événements cosmiques décrits par la Bible, en particulier la création du monde et le déluge. Ce dernier souci se manifeste en particulier dans la cosmogonie "chimique" de van Helmont (164(3) et dans la cosmogonie et la géogonie "mécanistes" de Descartes (1644) .

A partir de là se dessine un schéma général qui va être assez généralement accepté jusqu'au milieu du XVIIIè siècle : le livre de la Genèse décrit, en les attribuant à la volonté directe de Dieu, les grands événements de l'histoire de la Terre, la création, ou mise en ordre des choses, et le déluge. La chronologie biblique permet de dater ces événements vers quatre ou six mille ans avant l'ère chrétienne, selon que l'on adopte la chronologie courte de la Vulgate ou la chronologie longue des Septante. Quelle que soit la manière dont les auteurs (Descartes, Sténon, Burnet, Whiston, Woodward, etc..) expliquent "physiquement" ces événements, ils restent, explicitement ou implicitement, à l'intérieur de ce cadre chronologique. Mais, du même coup, la terre a une "histoire", constituée d'une série irréversible d'événements. Mais l'événement central de cette histoire, le déluge, est une "catastrophe", même si certains auteurs (Descartes, Burnet) y voient le résultat soudain et brutal de causes physiques qui le préparaient depuis longtemps. Historiquement, donc, histoire de la terre et catastrophisme apparaissent conjointement et simultanément. D'autre part, c'est dans le cadre historique ainsi institué que les "pierres figurées" deviennent des témoins du passé, des "médailles du déluge", avant de devenir des "fossiles", au sens moderne du mot. Ce ne sont pas les fossiles qui ont imposé l'idée d'une histoire de la terre, comme on le dit souvent, c'est au contraire le schéma historique qui a donné aux fossiles leur signification.

Les "causes actuelles" perdaient largement leur intérêt dans un tel schéma et ne pouvaient servir que de preuve a contrario de la brièveté du passé de la terre : si le monde était éternel, l'érosion et la sédimentation auraient détruit tout relief depuis longtemps. Mais ces causes actuelles avaient pour elles deux avantages : elles étaient observables et elles étaient naturelles. En tant qu'observables, elles répondaient mieux au modèle "newtonien" d'une science basée sur l'observation des phénomènes, qui refusait les hypothèses et s'attachait à l'étude des processus physiques. En tant que naturelles, elles convenaient mieux à l'esprit philosophique du siècle. C'est ce qui apparaît dans la Théorie de la Terre de Buffon (1749), qui tente, sans y parvenir vraiment, à expliquer l'état actuel de la surface du globe sans faire intervenir d'autres causes que celles qui agissent quotidiennement sous nos yeux. Le résultat normal d'une telle méthode serait une très longue durée des temps géologiques, et Buffon, qui préfère sans doute ne pas avoir d'ennuis avec les théologiens, en est réduit, pour conserver une chronologie courte, à supposer (ou à feindre de supposer) que la terre était plus malléable au commencement des temps, et que les mêmes causes ont donc eu des effets beaucoup plus puissants. En fait, la Théorie de la Terre ne suppose plus de chronologie du tout, car le caractère cyclique qu'elle prête aux accidents de l'histoire de la terre nous ramène à l'éternité aristotélicienne du monde, ou annonce les cycles indéfiniment répétés décrits en 1795 par James Hutton.

La Théorie de la Terre de 1749 présentait cependant une contradiction dans la mesure ou la suite indéfinie de submersion et d'émersion des continents était précédéee d'une géogonie, qui lui attribuait un commencement absolu. Cette contradiction disparaît dans les Epoques de la Nature (1778), où Buffon présente une histoire de la terre et de son relief, histoire irréversible qui a un commencement et une fin, et dont la trajectoire est marquée par le refroidissement progressif du globe, d'une part, et par la descente de l'océan primitif, d'autre part. Grâce au choix d'un point de départ favorable, mais expliqué par l'hypothèse géogonique, Buffon est capable de réconcilier l'histoire et les causes naturelles,

En outre, grâce à toute une série d'hypothèses et de mesures, Buffon se croit en mesure de calculer la durée du passé de la terre, par la durée de son refroidissement., Il arrive au chiffre de 75.000 ans, qu'il gardera finalement dans l'imprimé, mais le manuscrit montre que la considération des vitesses de dépôt des terrains sédimentaires lui a suggéré des durées plus longues, de l'ordre de trois millions d'années, ou plus.

Dans toutes ses oeuvres, Buffon avait soigneusement écarté la cosmogonie mosaïque. D'autre part, dans les Epoques de la Nature, il adoptait la division devenue classique entre montagnes primitives et montagnes secondaires, c'est-à-dire sédimentaires, dont les roches n'avaient, selon lui, subi aucun déplacement depuis leur dépôt. Sur ces deux points, il allait rencontrer la contradiction d'une nouvelle école de géologues : les hasards de l'histoire firent que las premiers qui observèrent attentivement les plissements des terrains sédimentaires dans les Alpes soient aussi des protestants convaincus de l'historicité de la Bible. Et le débat allait reprendre,..

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