TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.X (1996)

Michel ANGEL
Structure de la matière et pétrogenèse au treizième siècle selon le "Monde mineral" d'Albert le Grand

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 12 juin 1996, commune COFRHIGEO/SGF)

Le De Mineralibus d'Albert la Grand, présenté, commenté et traduit pour la première fois en français, par Michel Angel, sous le titre, "Le Monde Minéral", vient de paraître aux éditions du Cerf.

En l'absence d'exposé traitant de la géologie dans l'Antiquité le problème de la géologie au treizième siècle se trouve être le sujet le plus ancien de cette journée. Permettez-moi de le regretter car je pense que la géologie, comme la plupart des sciences, est très ancienne et a pratiquement pris naissance avec l'apparition sur terre de l'Homo sapiens. Dès qu'un de nos ancêtres a choisi un silex pour en faire une arme ou un outil, il a fait, comme Monsieur Jourdain, de la minéralogie sans le savoir ; et celui qui, un peu plus tard, a sélectionné certains affleurements pour en faire des polissoirs a jeté les bases de la pétrographie. Les théories changent avec le temps, en bons géologues nous dirons qu'elles subissent une évolution (gardons-nous bien de parler de progrès), mais la science suit son cours.

Ne faisons surtout pas l'erreur des chimistes qui en voulant rejeter les théories de leurs prédécesseurs ont cru bon de changer le nom de leur science. Car que faisaient les alchimistes sinon de la chimie ? Quelles que soient la théorie et l'explication, la réaction subsiste.

Mais venons-en à notre propos de ce jour pour essayer de comprendre où en étaient les idées de l'homme sur la formation des roches au treizième siècle. Contrairement à ce que certains apocryphes, apparus au seizième siècle, ont pu faire croire, Albert le Grand ne fut ni alchimiste ni sorcier. Théologien et philosophe, ce grand cerveau du treizième siècle, imprégné d'Aristote et de ses commentateurs juifs et arabes, moine dominicain, évêque de Ratisbonne, saint dont l'église catholique célèbre la fête le 15 novembre, Albert le Grand avec son disciple Thomas d'Aquin, assure la synthèse entre l'ancienne science grecque et la doctrine chrétienne. Perdu dans son oeuvre encyclopédique, un petit traité sur les pierres nous permet de connaître ses théories de l'époque sur la structure de la matière et la génération des pierres.

Composition et génération des pierres au treizième siècle

En bon Péripatétien, Albert se pose, à ce sujet la question des quatre causes, substantielle (en quoi sont-elles ?), efficiente (comment sont-elles engendrées ?), formelle (d'où viennent les particularités de leurs diverses espèces ?), finale (dans quel but ont-elles été créées ?).

Depuis Empédocle, philosophe grec qui vécut en Sicile au cinquième siècle avant J.C., jusqu'à Laurent de Lavoisier, il est admis que tout corps a pour cause substantielle un mélange de quatre éléments (terre, eau, air, feu) plus ou moins modifiés par quatre qualités (chaud, froid, sec, humide). Cet axiome sert de base à tout raisonnement sur la nature des choses. La pierre résulte donc à l'évidence d'un mélange de terre et d'eau. La terre est essentielle pour expliquer la densité, l'eau pour assurer la cohésion. Chacun de ces deux éléments est nécessaire sans être suffisant. En résumé : "Le sec terreux retient l'humide et l'humide aqueux contenu dans le sec assure la cohésion".

C'est l'abondance d'eau qui explique la transparence de nombreuses pierres précieuses. La solidification est assurée soit par la chaleur qui évapore l'eau, soit par un froid extrême qui la congèle. Le cristal de roche et le béryl que l'on trouve dans les très hautes montagnes couvertes de neige sont très voisins de la glace et résultent "d'une eau soumise à un retrait complet de la chaleur". Dans la chimie moderne la masse se conserve. Pour Albert ce sont la plupart des propriétés qui se conservent et pour obtenir un produit transparent il est nécessaire qu'au moins un des éléments du mélange le soit.

La cause efficiente ne peut être qu'un "pouvoir minéralisateur", notion abstraite proche cependant de celle des physiciens actuels lorsqu'ils parlent de champs magnétiques, électriques ou d'attraction universelle. Ce pouvoir minéralisateur ne peut émaner que des astres.

Les formes et propriétés des diverses espèces de pierres ne peuvent avoir pour causes formelles que leur composition spécifique et certaines modalités de leur mélange. Elles ne peuvent pas être la preuve de l'existence d'une âme, puisqu'elles sont intangibles et caractéristiques d'une espèce donnée. Les êtres vivants, plantes ou animaux, disposent d'un certain degré de liberté et ont donc une âme. Tel n'est pas le cas de la pierre qui ne peut prendre par elle-même aucune décision. La nature du saphir par exemple est d'être bleu et de guérir les abcès, il ne peut en aucun cas modifier son état ni ses dons.

Quant à la cause finale, le problème est rapidement résolu, Albert considérant qu'en matière de sciences naturelles la création d'une espèce ne peut être qu'une fin en soi.

Lieux où s'engendrent les pierres.

Ce sont des lieux particulièrement réceptifs aux "pouvoirs minéralisateurs". Ils reçoivent ces pouvoirs émanant des astres comme la matrice, pour les êtres vivants, reçoit la force formative de l'embryon. Ces lieux favorables sont en particulier :

Mais ces lieux peuvent être très divers, tels les reins, la vessie ou le foie, le jabot des coqs, la tête des serpents, le ventre des hirondelles, et même les nuages, ce qui est peut-être une allusion à l'origine des météorites.

En résumé : "tout lieu où la terre onctueuse est brassée par une vapeur circulant en elle en circuit fermé, et où des forces de la terre s'en prennent à la nature de l'eau, est avec certitude un lieu de génération de pierres".

A noter que la "force minéralisatrice" peut saisir non seulement la terre mais aussi d'autres choses terreuses, telles que bois, plantes, corps d'animaux. Déjà, au onzième siècle, Avicenne expliquait ainsi la formation des fossiles.