TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.IX (1995)

Philippe TAQUET
Les premiers pas d'un naturaliste sur les sentiers du Wurtemberg récit inédit d'un jeune étudiant nommé Georges Cuvier

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 21 juin 1995)

"Il n'y a qu'une manière de voyager dit quelque part J.J. Rousseau, qui soit plus agréable que le voyage à cheval, c'est le voyage à pied et Rousseau était bien au fait de l'un et de l'autre, on le voit par tous ses écrits. Trois élèves de l'Académie de Stuttgart firent dans l'hiver de 1787 à 1788 le projet de parcourir de cette façon une partie du Wurtemberg et de profiter pour cela des vacances de Pâques" (Georges Cuvier).

C'est ainsi que du 20 au 28 avril 1788, trois jeunes étudiants de l'Université ducale Charles (Université Caroline) du Wurtemberg effectuèrent une grande randonnée, une excursion botanique, entomologique et géologique dans le Jura Souabe. Il y avait Monsieur Ihm de Hanau, Monsieur le Chevalier Baron Marschall von Biberstein et... Georges Cuvier, alors âgé de 18 ans. Cuvier se chargea - déjà - de remplir le rôle de secrétaire pour rédiger le récit de cette petite expédition. Il sera quelques mois plus tard précepteur-secrétaire de la famille d'Héricy en Normandie, deviendra secrétaire-greffier de la commune de Bec-au-Cauchois pendant la Révolution, puis secrétaire de la Société d'Histoire naturelle à Paris avant d'être élu Secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences en 1803.

Le récit de ce voyage est très intéressant (le texte, en allemand, est inédit et sa publication est en cours). Il est révélateur de l'état d'esprit de ce jeune et brillant étudiant.

On le découvre passionné, essayant par ses observations et ses remarques de mettre en pratique les enseignements de géologie, d'entomologie, de botanique, de droit administratif et d'économie qui lui furent délivrés à Stuttgart.

Le voyage leur permet d'explorer la campagne entre Stuttgart et Tùbingen. Je me suis attaché en 1994 à emprunter le trajet suivi par ces trois randonneurs. Tous les lieux décrits par Cuvier n'ont guère changé depuis le XVIIIème siècle. Depuis Stuttgart, leur itinéraire qui les mène vers le Sud, leur permet de traverser tous les niveaux du Keuper avec la montée sur les Fildern, ceux du Jura Noir (Lias), du Jura Brun (Dogger) et enfin du Jura Blanc (Malm) avec ses couches calcaires en relief.

Cuvier et ses compagnons visitent Denkendorf et son couvent, traversent la vallée du Neckar, font l'ascension du Teckberg, examinent la tourbière de Schopfloch alors en exploitation (aujourd'hui zone protégée), font halte aux haras de Marbach, visitent les ruines du château de Lichtenstein, explorent la caverne du Nebelhöhle, vont jusqu'au sommet du Rossberg et gagnent Tùbingen où ils visitent la faculté de théologie avant de revenir à Stuttgart.

Le récit de Cuvier est très vivant et agrémenté de plusieurs dessins à la plume, chacun d'eux constituant un petit tableau des faits marquants qui se sont produits durant l'excursion ; l'un d'eux que Cuvier reprendra plus tard à Montbéliard en peignant une délicate aquarelle, est charmant et montre notre héros au bras d'une jeune fille - Louise Glettin - fille du bailli de Dettingen. "La politesse française m'avait engagé à lui offrir le bras et je me flattais d'être le guide d'une si jolie demoiselle jusqu'au Teckberg - faible jeune homme ! C'est elle qui m'y a fait monter". Chaque dessin est agrémenté de citations bien choisies de l'Enéide ou des Géorgiques de Virgile.

Ce récit constitue sans aucun doute le premier écrit construit d'un jeune naturaliste qui deviendra, comme on le sait, l'une des plus grandes figures de la science du XIXème siècle.