TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.II (1977)

F. Ellenberger
Le dilemme des montagnes au XVIIIe siècle : vers une réhabilitation des diluvianistes?

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 14 juin 1977)

RÉSUMÉ.

Les théories de la Terre des grands diluvianistes britanniques et suisses de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle ont été très sévèrement jugées par les tenants de l'actualisme. Or, un examen impartial montre que ces derniers ont éludé nombre de problèmes et qu'ils ont notamment trop souvent évacué la tectonique avec le Déluge ; de plus, ils expliquent mal l'empilement sédimentaire par le simple déplacement naturel de la mer sur la terre. Le tort des diluvianistes est d'accélérer le temps au-delà de toute mesure. A cela près, certaines de leurs visions sont souvent en avance sur leur temps, ainsi pour John Woodward en stratigraphie ou Louis Bourguet pour l'orogenèse.

SUMMARY.

The theories of the Earth of the great British and Swiss catastrophists of the late 17th and early 18th centuries were very harshly judged by the partisans of uniformitarianism. An impartial examination, however, shows that the latter eluded numerous problems and, in particular, too often eliminated tectonics with the Flood ; moreover, they provided a poor explanation for the process of sedimentation by the mere natural shifting of the sea over land. Where the catastrophists went wrong was in accelerating Time beyond all measure. With that proviso, some of their visions were often ahead of their time ; such is the case with John Woodward in stratigraphy or Louis Bourguet for orogenesis.

Cet article a également été publié dans Revue d'histoire des sciences, 1978, volume 31-1, pp. 43-52.

L'histoire n'a pas à juger mais à comprendre ; ce que nous nommons un peu facilement les égarements intellectuels du passé recèle parfois une profonde logique. Même si la source première de l'erreur collective était extérieure à la science et tenue pour antérieure et supérieure à tout raisonnement — tel par exemple le mythe biblique du Déluge universel — le thème imposé pouvait servir de cadre à toute une construction rationnelle théorique exposant et expliquant au mieux l'ensemble des faits connus. Le postulat initial seul était gratuit et à nos yeux insoutenable. Tout le reste du système en est évidemment vicié et ainsi est-il apparu aux contemporains antidiluvianistes. Mais notre propos est de montrer que ces derniers ne proposaient en revanche que des modèles explicatifs partiels, éludant l'ampleur et la complexité des vastes problèmes posés. A l'intérieur de leurs systèmes aux prémisses fausses, les diluvianistcs ont parfois vu plus loin et de façon plus moderne au total. Ils ont souvent, entre autres, au départ, mieux pressenti l'orogenèse et les cycles sédimentaires.

En un mot, à la fin du XVIIe siècle et durant tout le XVIIIme siècle, la science naissante de la Terre s'est trouvée prise au piège du dilemme suivant : expliquer les montagnes par le Déluge, ou renoncer à expliquer les montagnes. Les temps n'étaient pas mûrs pour accéder à notre vision actuelle de la genèse lente des montagnes. Il faudra attendre Charles Lyell et Marcel Bertrand.

Cherchons d'abord pourquoi le recours au Déluge prend brusquement une ampleur maximaliste, très au-delà des exigences de l'Eglise. La géologie antique et médiévale s'était totalement désintéressée des structures internes. Ses visions oscillent entre l'uniformitarisme de l'univers éternel aristotélicien et le catastrophisme cyclique et pessimiste de Sénèque. Pour tous, le problème essentiel est celui de l'entretien des montagnes. Les textes grecs originaux discutant de ce thème n'ont pas été conservés. Mais nous savons que Straton (in Strabon (1)) et Polybe (2), disciples du Lycée, affirment clairement qu'avec le temps les apports quotidiens des fleuves pourront combler les fosses marines : c'est admettre ipso facto la toute-puissance obstinée de l'érosion des reliefs, ce dont Ovide s'est fait l'écho dans un passage célèbre : eluvie mons est deduclus in aequor (3) (par le ruissellement, le mont est entraîné dans la platitude [des mers]). Il est donc nécessaire qu'un processus régénère les montagnes, et tout naturellement en pays méditerranéen, on fait appel aux forces locales volcanosismiques (telles seront par exemple les explications de Théophraste, Strabon, Avicenne, Albert le Grand, Ristoro d'Arezzo (4), etc.). Mais l'on a aussi sous les yeux des montagnes engendrées par sculpture en creux d'un plateau, ce qu'Ovide affirme déjà : Quodque fuit campus vallem decursus aquarum fecil (5) (la plaine devient vallée par la course précipitée des eaux) ; Avicenne, Buridan (6) dans les monts Régordanes ou Gévennes, Ristoro d'Arezzo, Agricola (7) et d'autres sont sur ce chapitre de l'érosion en avance sur la majorité des auteurs modernes jusque vers 1850.

La plus haute pensée dans cette géologie ancienne qui n'est qu'une géographie physique est atteinte avec Buridan et Albert de Saxe (8) (vers 1350), qui conçoivent un majestueux processus permanent de régénération du relief de l'hémisphère continental allégué du globe ; au fur et à mesure que l'érosion l'attaque et que ses produits vont combler l'Océan, le globe solide entier se déplace par rapport au centre du monde et donc à la sphère des eaux, ce qui équivaut à un soulèvement compensateur chronique du continent, et à une subsidence séculaire du fond de l'Océan. Léonard de Vinci reprendra et transmettra cette théorie proto-isostatique (9).

Le dix-septième siècle marque une profonde rupture. Maturation probable de l'expérience des mineurs de gisements-couches (10), une vérité nouvelle s'impose avec une vigueur obsessionnelle : la Terre est faite de couches, et ces couches sont bouleversées. Les montagnes sont des ruines, dans leur morphologie tout comme dans leur structure interne. Et comme les ruines des monuments humains, cet état résulte d'une chute, et donc implique un modèle du globe terrestre partiellement creux. Or, une autre prise de conscience vient de bouleverser la vision du monde : la Terre est une planète. Les taches solaires fluctuantes, celles de Jupiter, suggèrent un modèle de consolidation progressive périphérique. En l'absence de toute géophysique, il est alors parfaitement rationnel et plausible d'admettre un modèle du globe formé d'une « croûte » rocheuse entourant une sphère fluide, qui peut comporter un noyau central lourd avec ou sans « feu » central resté à l'état stellaire.

Ce modèle est lancé par Descartes en 1644 (Principia Philosophiae, III, 94-120 ; IV, 1-44 et 64-83, pl. XIII-XV) : la « crouste de terre » externe ne pouvant plus se soutenir s'est brisée. Selon que ses fragments sont tombés au fond de la couche liquide sous-jacente, ou se sont amassés en s'adossant, on obtient les mers et les montagnes, le tout reposant désormais sur la croûte intérieure d'où montent les métaux.

Le mémorable schéma de Descartes ne fait nulle place, ni au Déluge ni à la genèse des couches fossilifères. Tout l'effort des théories de la Terre de Burnet (1681) (11), Whiston (1696) (12), John Woodward (1695) (13), suivis en Suisse par les frères Scheuchzer (notamment 1706) (14) et par Louis Bourguet (1729) (15), sera d'expliquer la structure actuelle de la Terre, avec ses couches fossilifères bouleversées, par une gigantesque catastrophe diluvienne qui va très au-delà non seulement du schéma théorique initial de Descartes, mais aussi des textes bibliques eux-mêmes. L'enjeu est en effet, certes, pour tous ces protestants fervents, de démontrer rationnellement l'accord total entre la Bible et la Géologie, mais aussi de rendre compte de la stratigraphie et de la tectonique. A nos yeux il nous paraît insensé que ces hommes (dont les quatre derniers étaient de très remarquables naturalistes) aient cru que, durant les quelques semaines du drame diluvien, trois immenses événements aient pu se produire : la « dissolution » des continents anciens (16), la resédimentation en couches concentriques de toute la matière ainsi mobilisée, et enfin le bouleversement final de ces couches nouvelles. On connaît le jugement très dur porté en 1749 par Buffon qui, dans sa Théorie de la Terre, affirme que :

« Toutes ces hypothèses faites au hasard, et qui ne portent que sur des fondements ruineux, n'ont point éclairci les idées et ont confondu les faits ; on a mêlé la fable à la physique. Aussi ces systèmes n'ont été reçus que de ceux qui reçoivent tout aveuglément, incapables qu'ils sont de distinguer les nuances du vraisemblable, et plus flattés du merveilleux que frappés du vrai (17) ».

Certes, ces grandes constructions théoriques se dévalorisaient scientifiquement d'elles-mêmes par leur formulation ouvertement apologétique (cela vaut pour les diluvianistes ultérieurs, moins excusables encore, tels de Luc (18). Ce n'est pas une raison suffisante pour du même coup refuser de faire l'efïort de comprendre ces théories de l'intérieur : on y découvre alors avec surprise des pans méconnus de vérité, par où il s'avère que l'école diluvianiste fut parfois fort en avance sur les écoles adverses.

Ainsi Burnet, qui entend rechristianiser le modèle de Descartes, identifie le Déluge, suivi de déluges partiels, à la submersion de la croûte originelle brisée, par les eaux du « grand abîme » interne ; il imagine le flux et reflux de raz de marée montant au liane des pièces inclinées des collines jusqu'à leur apaisement final : intuition probable des transgressions et régressions post-tectoniques récentes. Burnet décrit incidemment, en termes justes et forts, la toute-puissance de l'érosion fluviatile (laquelle sera au début niée par Lyell lui-même), qu'il pouvait impunément admettre dans le cadre du monde éphémère biblique, trop bref pour qu'elle ait le temps d'agir aux limites.

Woodward est un très grand géologue. Emule de ces grands paléontologistes anglais, Pott, Lister, Lhwyd (si en avance sur leur temps), il a clairement conscience de l'étagement régulier des grandes formations géologiques du sud-est de l'Angleterre, avec leurs faunes caractéristiques. Mais ni lui, ni personne pour un siècle encore, ne pouvait franchir le mur conceptuel de la succession chronologique des faunes (seul son contemporain Hooke semble en avoir eu quelque intuition). Woodward gâche tout en expliquant que cette double succession verticale des faciès lithologiques et des associations de fossiles résulte du simple dépôt par ordre de densité des matières meubles et des organismes mis tous ensemble en suspension lors de la « dissolution diluvienne », puis triés par la resédimentation consécutive. En rejetant Woodward et son Déluge, les actualistes notamment français allaient en même temps rejeter la stratigraphie et en retarder l'avènement de près d'un siècle, car le seul séjour naturel et le déplacement tranquille des mers sur les terres ne pouvaient pas à eux seuls rendre compte des immenses piles sédimentaires constituant ces terres elles-mêmes, tenues tacitement pour stables. Réaumur, puis Buffon et Guillaume-François Rouelle lancent ainsi l'école parisienne dans l'impasse ; jusqu'à la fin, Guettard et Nicolas Desmarest à leur suite persisteront à méconnaître le fait des superpositions stratigraphiques dans les grands bassins français, malgré Lavoisier. Encore en 1803, Desmarest interprète les groupements faunistiques en termes « d'amas » selon Rouelle, c'est-à-dire de cantons ou provinces paléogéographiques plus ou moins tenus pour synchrones (19).

À la même époque, le diluvianiste Whitehurst (1778) (20), montrant la voie à William Smith, décrit la succession verticale des strates au Derbyshire, chacune avec ses « productions » animales ou végétales propres, couches de vaste extension latérale. Ainsi le diluvianisme n'a pas freiné la naissance de la stratigraphie : ce serait parfois le contraire. Il en va de même en ce qui concerne les conceptions sur l'orogenèse (on ne dira rien ici de la théorie mixte d'Henri Gautier (21)).

En voici un exemple :

En 1729, Louis Bourguet, familier des Alpes et du Jura, donne le résumé d'une Théorie de la Terre où il corrige et complète Woodward et les Scheuchzer. Ce texte court et fort dense mérite un examen attentif. Dans le cadre biblique strictement imposé, on y trouve les linéaments d'une théorie cohérente et rationnelle de l'orogenèse, qui en un sens préfigure les visions modernes. Les terres de « l'Ancien Monde », nées d'une « crystallisation tumultueuse » initiale, sont lors du Déluge soumises à une « dissolution » échelonnée, au fur et à mesure de laquelle se forment et se superposent les couches hétérogènes du « Nouveau Monde ». A l'approche de l'équinoxe suivante, l'accélération du mouvement de la Terre va lui donner une nouvelle forme : la matière précocement « condensée » des futures montagnes va recevoir une « direction d'élévation ». Il s'agit là d'un processus mondial parfaitement coordonné. Les montagnes (dont on connaît les alignements sur le globe) ont entre elles une étroite liaison ; elles se sont « déterminées les unes les autres dans leur position réciproque » en fonction du volume et du degré variable de condensation des masses et de leur accord avec les agents planétaires en jeu. « Leur sommet acquit d'abord la figure des ondes de la mer » selon une double orientation équatoriale et méridienne. Les couches des montagnes, pauvres en fossiles, se sont formées d'abord, suivies par celles, beaucoup plus fossilifères, des collines et des plaines. Durant l'achèvement du processus de genèse des montagnes, les solutions résiduelles dégorgeaient des couches en voie de déformation et de fracturation, et déposaient des veines cristallines variées dans les fissures. Tout ce « grand changement » s'est, pour Bourguet, fait sous l'eau : ce que confirme à ses yeux le modelé du relief alpin, qui ne doit presque rien à l'érosion subaérienne (ce en quoi il a raison en partie, puisqu'il s'agit d'un modelé glaciaire fort récent).

Oublions la chronologie absurdement courte de Bourguet : nous découvrons alors combien sa théorie orogénique est en avance sur tout son siècle, toutes écoles confondues. Nous y trouvons les trois composantes du cycle orogénique : érosion, sédimentation, tectogenèse (y compris les déplacements de substances concomitants) ; l'orogenèse selon Bourguet est un phénomène coordonné, d'ordre planétaire, lié aux forces issues de la rotation du globe ; elle comporte « l'abaissement » des vallées et des plaines (qui rend compte tout naturellement du retrait de la mer) et « l'érection », « l'élévation des montagnes », phénomène actif, lié à la tectogenèse elle-même, et non à des processus sismiques ou volcaniques. Il n'est pas question ici d'engouffrer la mer ou d'affaisser les couches par basculement dans des cavités souterraines (encore largement en usage à la fin du XVIIIe siècle). En résumé, la catastrophe diluvienne selon Bourguet, chronologie mise à part, est une contraction intelligente du drame orogénique, une vision pleine de prescience lucide.

En face, nous allons voir les actualistes (ou plutôt les non-diluvianistes) évacuer la tectonique avec le Déluge : telles sont expressément les théories du Telliamed (1748) et de Georges Buffon (1749), l'un faisant tout par l'abaissement graduel de la mer, le second par son déplacement naturel, en minimisant au maximum tout déplacement, toute déformation des couches après leur dépôt ; ce refus de la tectonique est poussé par de Maillet à ses limites, quand il afïirme que les couches redressées (qu'il avait sous les veux en Provence) se sont déposées dans cette position même : idée encore exposée en 1819 par le disciple de Gottlob Werner, d'Aubuisson de Voisins.

L'un des blocages responsables à nos yeux de cette cécité tectonique était la totale méconnaissance de la notion de mouvements lents : d'où le recours à des ruptures catastrophiques pour expliquer les couches disloquées, mais d'où aussi très logiquement chez les diluvianistes leur idée de plisser les lits des montagnes aussitôt après leur dépôt, alors que toute la pile sédimentaire était encore de haut en bas gorgée d'eau.

Dès cette même époque — tournant du demi-siècle —, la démonstration de la solidité du globe par l'établissement de la figure de la Terre et les mesures de gravité élimine au reste toute solution basée sur la notion de globe creux à croûte mince, donc fait douter tacitement de la capacité de celle-ci à se disloquer en grand (sauf par affaissements locaux). Il faudra attendre la révolution conceptuelle suivante introduite vers 1820 par la démonstration du soulèvement lent inégal et actif de la Suède (« It is true... that the Earth moves », écrira alors Charles Lyell), pour que naisse peu à peu la tectonique moderne des chaînes plissées et des gondolements épirogéniques.

Mais l'aliment majeur de la régression tectonique de la seconde moitié du XVIIIème siècle vint sans doute comme la rançon et la contrepartie de cette seconde révélation capitale, à savoir l'étagement vertical des complexes structuraux, l'opposition radicale entre socle hercynien et couverture mésozoïque et tertiaire subhorizontale : ce fut l'apport particulier de l'Allemagne, tant par la publication posthume de la Prologaea de Leibniz (1749) que par le livre de Lehmann (1756) entre autres. Rouelle en France s'en fait l'influent porte-parole dans ses cours mémorables, avec sa distinction entre la Terre ancienne et la Terre nouvelle, soit qu'il l'ait trouvée lui-même comme il l'affirme, soit qu'elle lui soit venue à travers d'Holbach (en fait il semble que, dès les années 1720, Antoine de Jussieu et Réaumur en aient eu quelque notion). Désormais l'histoire de la Terre se trouve subdivisée en deux grandes périodes dissemblables, quel que soit le schéma que l'on hasarde de la genèse du complexe inférieur « primitif » ou « primaire ». Or ce Primitif s'élève topographiquement au-dessus des plaines de terrains « secondaires », et, de proche en proche, on en arrive au dogme de l'axe primitif azoïque des hautes chaînes d'âge alpin. Ce qui revient, chez beaucoup, à minimiser au maximum l'orogenèse, puisque l'on rejette à l'origine l'acte principal d'où résultent les montagnes, et qui est l'accumulation originelle de ces dorsales cristallines primitives (dans l'océan primitif sursaturé ou autrement) ; les montagnes secondaires collatérales se déposent et s'affaissent passivement sur les flancs de la ride originelle. En corollaire, il convient évidemment de minimiser au maximum l'œuvre séculaire de l'érosion, ce en quoi les tenants des montagnes primitives sont pour une fois d'accord avec les diluvianistes. Mais l'école française méridionale (Desmarest, de Genssanne, d'Arcet, Soulavie, Palassou), héritière de Gautier, imposera vers 1775-1780 la réalité du fluvianisme et affirmera qu'au prix d'un million d'années ou plus l'érosion subaérienne aura raison inexorablement des montagnes, tant primitives que secondaires. James Hutton, redonnant une force révolutionnaire aux idées antiques de rénovation permanente, cite ces Français à l'appui de sa thèse, dirigée tout autant contre Pallas et autres théoriciens du Primitif que contre de Luc et les Diluvianistes (22).

La prévision de Louis Bourguet s'était ainsi réalisée lorsque, dans sa réfutation passionnée en 1742 des intuitions pré-huttoniennes de Gautier, il avait implicitement posé l'alternative angoissée : le Déluge ou les millions et millions d'années. La tierce solution du moment, celle d'un actualisme timoré à la Réaumur, puis à la Buffon, était inadéquate à engendrer de vraies montagnes, comprenant jusque dans leur noyau des strates fossilifères.

En conclusion, on ne s'est pas suffisamment posé la question suivante : certes, les diluvianistes étaient prisonniers au départ du carcan biblique, à leurs yeux aussi certain que les faits d'observation. Mais pourquoi donc alors leurs théories de la Terre étaient-elles infidèles à la lettre de la Bible, dans la mesure où elles dépassaient énormément les exigences de celle-ci ? Nulle part il n'est écrit que le Déluge avait détruit les anciens reliefs et édifié tant la pile sédimentaire que les montagnes formées par la dislocation de celles-ci. Gautier (qui conserve pourtant la catastrophe orogénique diluvienne) remarque que, selon la Genèse, certains fleuves et certaines cimes actuelles préexistaient au Déluge, et que ce dernier n'aura tout au plus eu pour effet que de déposer une mince couche de limon.

Notre interprétation est que, déjà tout imprégnés par le côté dramatique de la geste biblique, les diluvianistes ont en fait, seuls en leur temps, entrevu l'énormité du processus orogénique et du cycle géostrophique. Au lieu de projeter, comme le fera Hulton, cette vision vertigineuse dans les abîmes des « immenses masses de temps », ils majorent au-delà de toute mesure l'intensité et la vitesse des processus du « grand changement » effectué en quelques mois : mais ils ont presque toujours soin de ne faire intervenir aucun autre miracle que celui de la convergence et du grossissement de causes naturelles. Le P. Castel en fera du reste le reproche à Bourguet ; il trouve périlleux de vouloir non seulement tout expliquer par le Déluge, mais aussi d'expliquer le Déluge, ce qui est à ses yeux dangereux tant pour la théologie que pour la « physique » (23).

En conclusion, l'histoire des sciences doit se méfier de notre manichéisme invétéré. En l'occurrence, il est stérile, il est peu scientifique de récompenser rétrospectivement par nos éloges les « bons » actualistes (libres penseurs ou non), et de censurer et blâmer les « mauvais « diluvianistes, victimes consentantes de l'obscurantisme clérical. 11 apparaît bien plutôt qu'au-delà des prisons conceptuelles des uns et des autres les thèses diluvianistes ont pu représenter, à un moment donné, l'antithèse féconde et stimulante des schémas uniforrnitaristes parfois à courte vue, que certains historiens ont eu tendance à seuls considérer avec compréhension et sympathie. De Sténon à Cuvier, les biblicistes ont, objectivement et de diverses façons, vivifié la science naissante de la Terre en y cherchant une histoire et en la dramatisant par l'idée des Révolutions du globe, antithèse et complément nécessaire de celle du monde stable, régi par des processus uniformes, légué par Aristote.

Références et notes

Interventions sur la communication de M. F. ELLENBERGER

Intervention de M. ROGER

Il y aurait beaucoup de remarques à faire à propos d'un exposé si intéressant et si riche. En voici seulement quelques-unes :

Intervention de M. G. LAURENT

Lamarck, dans son Hydrogéologie, a proposé une explication originale de la naissance des montagnes, indépendante de l'explication des dénivellations par creusement des vallées, et sans recourir aux cataclysmes diluviens : c'est le bourrelet équatorial, dû à la rotation de la Terre. Sous l'effet du déplacement des océans, et du déplacement corrélatif des continents, rongés d'un côté par la mer, et reconstruits derrière elle, l'axe de la Terre a basculé à plusieurs reprises, et par conséquent aussi la zone de l'Equateur s'est déplacée en différents sens. Ainsi se serait créé tout un réseau de chaînes montagneuses.

(Lamarck, Hydrogéologie, 1802, p. 148, et 182-183) .

Intervention de M. G. GOHAU
De même que M. F. ELLENBERGER réhabilite très justement les diluvianistes, je réhabiliterais, en prolongeant son propos, les catastrophistes du XIXè siècle. Les montagnes sont presque entièrement absentes de la conception uniformitarienne de Charles Lyell qui confond plus ou moins leur formation avec l'épirogenèse (soulèvement isostatique de la Scandinavie). Le fondateur de la tectonique est Elie de Beaumont, le catastrophiste (c'est lui et Saussure que cite Marcel Bertrand dans son mémoire posthume sur les refoulements comme initiateurs de l'idée de raccourcissement de l'écorce).

Certes, comme le remarque Prévost, Elie de Beaumont se rapproche de l'actualisme en multipliant les orogenèses et en intercalant entre elles des déformations lentes. Il n'empêche que sa perspective était finalement catastrophiste puisqu'elle partait des "révolutions" cuviéristes.

A propos de Dolomieu (pour répondre à la question de M. J. ORCEL), il est difficile de voir dans cet auteur, mort jeune, un précurseur de l'idée d'orogenèse. Pour expliquer la structure des "montagnes dites primitives", comme les Alpes cristallines, il imagine "un choc qui frappant obliquement contre l'écorce (...) aurait soulevé les bancs, et aurait forcé les uns à s'arcbouter ou se contrebouter entre eux en se soutenant en l'air", un peu comme le "choc qui rompt la coque d'un oeuf" (Journal des Mines, n° 42, ventôse an VI). Sommes-nous très éloignés de Descartes et Burnet ?

Quant aux "couches secondaires", elles se sont "modelées sur les inégalités du sol qu'elles venaient recouvrir" (ibid). Ce qui est fort audacieux (!) dans le cas des couches à fort pendage. (Buffon, lui-même, dans ses Additions à la Théorie de la terre, 1779, reconnaît que les couches "qui sont inclinées de 45, 50 ou même 60 degrés" "dans plusieurs endroits des Pyrénées", "ont penché par différents accidents"). Et Dolomieu doit l'expliquer par le mouvement d'énormes vagues autour du globe (cf. Delamétherie, Théorie de la terre, 1795, Cours de Géologie, 1816). Ramond soutiendra, d'ailleurs, une thèse semblable : "le choc des eaux, le tournoiement de leurs flots, voilà ce que me représentent les veines contournées de ces rochers" (Voyages au Mont Perdu... 1801, cité par Numa Broc, Les montagnes vues par les géographes et les naturalistes..., 1969). En sorte qu'on peut se demander si le déluge ne devient pas, à la fin du XVIIIè siècle, un obstacle à la naissance de la tectonique: les plis apparaissent comme l'effet des mouvements de l'eau. Les "désordres" des terrains (= leur plissement) reçoivent une explication purement sédimentologique liée, sinon au déluge biblique, du moins à l'action de courants marins exceptionnels.

Ma situation de professeur de lycée me permet de retrouver chez mes élèves certains des "obstacles épistémologiques" (Bachelard) sur lesquels a buté l'histoire de la géologie (cf. mon article dans le retour aux sources, ouvrage collectif préparé par J. Rosmorduc). Une récente discussion, en classe de 4è, sur les fossiles et les montagnes m'a permis de retrouver l'écho des controverses du XVIIIè siècle :


Pour la formation des montagnes, deux thèses s'opposent :
On peut noter l'absence de plissements et de raccourcissement. Cette notion, tardive en géologie, n'apparaît pas spontanément chez les enfants. D'ailleurs chez des candidats à une grande école (Bac + 2) que j'interrogeais l'an passé, sur la tectonique globale, j'ai constaté que malgré la connaissance formelle des grandes lignes de la théorie, les étudiants "oublient" (exercice de contrôle) qu'elles impliquent que l'Atlantique n'existe pas au Lias.