TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XI (1997)

Gabriel GOHAU
Analyse d'ouvrage René Létolle et Hocine Bendjoudi Histoire d'une mer au Sahara - Utopies et politiques.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 26 novembre 1997)

Coll. "écologie et économie appliquées", L'Harmattan, 1997, 221 p.

En 150 pages serrées, si l'on exclut la longue bibliographie (plus de 400 titres d'articles et ouvrages) et d'utiles annexes, les auteurs nous racontent par le menu cette curieuse affaire. J'avoue que je ne savais rien de cet extravagant projet d'inonder les chotts algéro-tunisiens, en perçant un canal jusqu'au golfe de Gabès pour y faire pénétrer les eaux de la Méditerranée. Il est vrai qu'il remonte au dernier quart du siècle précédent. Mais il a eu des prolongements jusqu'aux années récentes.

L'initiateur en est un capitaine français, François Elie Roudaire (1836-1885), qui a le soutien de Ferdinand de Lesseps, auréolé de la réussite du percement du canal de Suez, et qui se tourne déjà vers Panama. Malgré toutes les incertitudes topographiques et géologiques, et pire : des certitudes qui parlent contre le projet, cet appui vaut de l'or.

L'idée repose sur le fait que plusieurs de ces chotts sont au-dessous du niveau marin. Or à diverses époques, on a voulu joindre à la mer les grandes dépressions de la planète... y compris la mer Morte. L'obstacle, c'est le mot, vient du seuil de Gabès. Là où l'on imaginait un simple cordon de sable, Edmond Fuchs (1874) découvrit une barre de 40 m, faite de roches crétacées solides. Cela ruinait l'utopie qui faisait des chotts les restes du lac Triton qu'avait décrit Hérodote : la mer ne pouvait à l'époque historique avoir occupé la région. On a pourtant trouvé, dans les chotts, des couches à Cardium (la coque de nos plages), mais, d'une part, elle datent de 75 à 150 000 ans, et, d'autre part, ce mollusque peut vivre dans les eaux saumâtres.

En 1874 et 1876, Roudaire entreprend deux expéditions pour déterminer les cotes (il est topographe). Le projet soulève des polémiques, tant devant la Société de géographie que devant l'Académie des sciences, qui a reçu de Lesseps dans ses rangs. Celui-ci se rend à son tour sur le terrain (1878), faisant rebondir les controverses. Une commission parlementaire (1882) recommande l'ajournement. Et malgré la mort de Roudaire, les discussions se poursuivent : en 1905, Jules Verne consacre son dernier ouvrage à la mer saharienne, sous le titre l'Invasion de la mer.

Les auteurs montrent que l'affaire ne s'éteint jamais totalement. En 1960, au moment d'accorder l'indépendance à l'Algérie, la France relance le projet, sans doute seulement comme moyen de peser sur les négociations. Mais pourquoi Tunisiens et Algériens en reparlent-ils en 1983 ?

Il ne faut pourtant pas réduire l'ouvrage à la narration de ces seuls événements. Le but (à peine voilé) des auteurs est aussi de dénoncer l'immixion du politique dans le technico-scientifique. C'est pourquoi l'ouvrage contient aussi des considérations géologiques, climatiques et anthropologiques. Et il se termine par un chapitre sur la "vision présente" qui fait le point et souligne le caractère utopique du projet. Les auteurs sont particulièrement qualifiés pour ce travail. René Létolle, qu'on connaît comme spécialiste des sciences de l'environnement, profite de son éméritat à l'Université Paris 6 pour écrire des monographies (on se rappelle son étude sur la mer d'Aral, avec M. Mainguet). Hocine Bendjoudi, Maître de conférences dans la même université, est ancien élève de l'Ecole centrale, et il a participé aux grandes études d'aménagement du territoire en Algérie.

Un regret, l'ouvrage souffre de quelques négligences de présentation, notamment des fautes multiples : confusion quoique/quoi que ou censé/sensé, etc. Par ailleurs, un index aurait été utile. Comme aussi des notes brèves sur les auteurs souvent cités ou les célébrités rencontrées (c'est fait pour le seul Le Chatelier. Mais on aurait dû préciser que le "Paul Bert, député" était l'illustre physiologiste). On peut d'ailleurs joindre les deux par un index donnant dates de naissance et de mort. Il faudra y penser pour une éventuelle réédition.