TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.IX (1995)

Marie-Françoise AUFRERE
De la "galère aréique" à l'Histoire de la Géomorphologie.
347 lettres d'Emmanuel de Martonne à Léon Aufrère, 1922-1952
De Martonne (1873-1955)-Aufrère (1889-1977)

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 8 mars 1995)

Le téléphone n'était pas encore très répandu. C'est une chance. Sinon cette correspondance de trente ans n'aurait jamais vu le jour. C'eut été bien dommage. Elle peut être lue, en dehors de son intérêt scientifique, comme l'histoire d'une relation entre un Maître et l'un de ses disciples. Emmanuel de Martonne entra à l'Ecole normale supérieure en 1892, il fut agrégé d'Histoire et de Géographie en 1895. Il fut par la suite, entre autres, Directeur du Laboratoire de Géographie générale de l'Ecole pratique des Hautes-Etudes (section des Sciences), Président de l'Association française pour l'Avancement des Sciences, Directeur de l'Institut de Géographie de Paris, membre de l'Académie des Sciences (en 1940). Jean Dresch dans le Bulletin de la Société géologique de France du 25 février 1957 écrit : "Il était reconnu universellement comme un des géographes les plus éminents, sinon le plus éminent, puisqu'il avait eu l'unique privilège d'être élu Président honoraire à vie de l'Union géographique internationale en 1952". Mon père commençait ses lettres à de Martonne par "Mon cher Maître" donc de Martonne fut son Maître de 1922 jusqu'à la fin : ils ont d'abord collaboré à plusieurs publications puis mon père a été nommé au CNRS et soutenu par de Martonne de 1931 à 1952. Ils avaient l'un et l'autre du tempérament. Cette relation s'est révélée étonnante pour les deux. J'ai trouvé certains rebondissements extrêmement drôles et, dans l'ensemble, plutôt attachants.

Comment se sont-ils connus ? 1922 : une seule lettre, datée du 18 juillet. Mon père a 33 ans. Instituteur, il avait passé son baccalauréat à 28 ans, en 1917, et la licence en 1918. Il était professeur d'histoire et de géographie à Abbeville depuis 1918. Sa carrière n'a vraiment pas le même profil que celle de de Martonne. En juillet 1922, il venait de présenter son diplôme d'études supérieures. Ce long travail de quatre ans sur la Beauce lui avait permis de se familiariser par lui-même avec l'étude sur le terrain. Gallois lui avait recommandé de rencontrer à ce sujet de Martonne. Cette lettre est la seule qui commence par "Cher Monsieur", toutes les autres commenceront par "Mon cher Aufrère" ou "Mon cher ami" Il est question d'un rendez-vous à propos de ce travail. Un rendez-vous décisif pour mon père. Je me demande ce qui s'est passé dans sa tête ce soir du 19 juillet, lorsqu'il a reçu cette lettre. Il avait été instituteur. Il était professeur de collège. Pourquoi s'arrêter là ? Il allait rencontrer de Martonne ! Une seule lettre, mais quelle lettre ! C'est le début d'une histoire.

Toujours est-il qu'un peu après ce rendez-vous ils ont publié en commun :

Comment s'est passée leur collaboration ? Ce fut "La galère aréique", l'expression est de de Martonne, pas de moi. Ensemble ils ont déterminé l'extension des régions aréiques, c'est-à-dire privées d'écoulement vers l'Océan : 27% du total des terres, abstraction faite des terres polaires.

Que fait le Maître ? Il est, de par ses fonctions, surchargé. De plus il remanie la partie de son Traité de Géographie physique qui lui tient le plus à coeur, L'Europe centrale. Pour le travail en collaboration avec mon père, il résout différentes sortes de difficultés matérielles. Il cherche de la documentation, des chiffres, des cartes. Il négocie avec les éditeurs. Il guide le disciple, il se montre attentif, affable et exigeant. Il dit le bien et le mal. Plus le mal, écrit Aufrère. De Martonne le reconnaît, mais la critique permet de faire des progrès. Enfin il est confronté dans ce travail à des difficultés théoriques. La détermination de l'extension des surfaces privées d'écoulement vers l'Océan leur a demandé des pages de calculs. Ils se trompent, ils recommencent. 27 octobre 1927 : "Ma toile de Pénélope est à refaire à chaque instant"..."Je rouvre ma lettre après avoir essayé une nouvelle vérification". D'où viennent ces fautes ? D'erreurs de calculs, mais aussi d'ignorances et de conceptions qui conviennent plus ou moins. 1er mars 1928 : "Nous ne savons presque rien sur [la circulation atmosphérique] des pays chauds". 5 mars 1927 ; "La nature est plus compliquée que tous les schémas".

Que fait Aufrère ? Il passe cinq années infernales à faire, et à refaire, tous les tableaux, la carte à 1/100.000.000 et la carte à 1/50.000.000. Il n'est pas évident de faire une carte et d'aller au collège tous les jours. Il est parfois question de fatigue.

Comme le Maître il est confronté à des difficultés théoriques. La géographie était à faire, elle en était à ses balbutiements. Il s'est proposé de faire "l'histoire des catégories de la géographie française", Manuscrits inédits, tant ces catégories lui posaient problème, y compris certaines de de Martonne. Sa formation d'autodidacte lui donnait une certaine liberté, liberté dont le Maître semble ne pas pouvoir disposer, tout au moins à ce moment-là. Dans une lettre dont la seule date est 1928 il écrit : "Vous voulez du définitif... Pour ma part, toute grande ambition m'est refusée. Je n'ai plus le temps. Il faut aboutir". Il semble formuler un regret, comme s'il demandait à mon père de conduire des recherches qu'il aurait bien aimé conduire, lui. Qu'entendait-il par "grande ambition" ? La possibilité de reformuler des conceptions ou d'en élaborer de nouvelles ? C'est ce qu'il faisait pourtant, peut-être pas assez à ses yeux. Certaines idées de mon père le remplissent de joie.

Quel fut le résultat de cette collaboration ? De Martonne négocie les dates de remise de manuscrits. Mon père est toujours en retard. Le disciple n'est pas facile, il ne respecte ni les échéances ni les théories, il ne respecte pas les échéances à cause des théories. Ça sent le drame plusieurs semaines avant une échéance. Aufrère ne supporte pas les délais et de Martonne ne supporte pas les retards. De Martonne ne peut respecter exactement ses engagements. Il fait pression en permanence pour recevoir textes et documents, non pas en temps voulu, mais le moins tard possible. "Prière de m'envoyer par retour de courrier", "il faut aboutir" sont des formules lancinantes. En mai 1927, c'est la catastrophe. L'article de de Martonne et l'appendice rédigé par Aufrère pour la Geographical Review, envoyés trop tard, ont été raccourcis des deux tiers. La liste des auteurs et la liste des cartes préparées par mon père n'ont pas été publiées. De Martonne est désolé, mon père n'apprécie pas du tout. Bowman, le directeur de Geographical Review, a financé la carte à 1/50.000.000 et il a bien payé les auteurs. Le 27 mai 1927 de Martonne propose une solution. L'article a demandé un travail considérable, il y a de quoi publier un autre article et un ouvrage sur le même sujet. De Martonne obtient l'accord de Bowman pour qu'ils utilisent la carte dans des publications françaises. Il demande à mon père de rédiger un article dans les Annales de Géographie (15 janvier 1928). Avec les honoraires de Bowman, ils publieront en 1928, sous les auspices du Comité exécutif de l'Union géographique internationale, L'extension des régions privées d'écoulement vers l'Océan. De Martonne a rédigé la première partie : les conditions générales, Aufrère la seconde : les analyses régionales. Finalement le drame a bien tourné.

Qu'advient-il de leur relation à ce moment-là ? C'est explosif et ça explose. 2 mai 1927 "Je ne veux plus pour rien au monde être pris de court... Je ne veux plus à l'avenir rien publier avec vous". Il se libère avec magnanimité d'Aufrère, 28 août 1928 : "Je l'ai [Demangeon] bien étonné en lui disant ce que j'attendais de vous. Mon cher ami, vous devez vous faire connaître". Le disciple se retrouve sans Maître. Il a fait ses preuves. Il peut voler de ses propres ailes. Il lui faut se mettre à sa thèse.

La tempête passée, après la "galère aréique", le Maître se montre enchanté. L'élève fait honneur au Maître, même s'il n'est pas docile il se révèle meilleur que ce que le Maître avait espéré. Ils ne travailleront plus ensemble, mais ils y ont gagné, l'un, et l'autre. Plusieurs lettres le laissent croire. 2 mai 1927 : "C'est très bien. Votre rédaction est excellente... Je n'aurais jamais pensé que vous feriez un commentaire aussi détaillé, aussi approfondi", écrit-il à propos de l'article publié dans les Annales de Géographie du 15 janvier 1928. Mieux encore, à propos de leur ouvrage, une lettre du 12 février 1928 "passe sur les compliments que vous méritez surabondamment" et critique presque ligne à ligne la première rédaction de L'Amérique du Sud. Aufrère fait une seconde rédaction. 14 avril 1928 : "Tous mes compliments pour l'analyse des causes des déserts du littoral sud-américain. C'est très bien et c'est dommage que ce ne soit pas publié à part". 28 août 1928, après la publication de l'ouvrage : "Sans vous ce travail n'aurait pas abouti avec tout ce qu'il a fait sortir soit de ma tête soit de la vôtre... J'ai fait moi aussi un gros travail et je ne le regrette pas car vous m'avez beaucoup intéressé... Jamais il ne me serait venu à l'idée que nous puissions dans ce commentaire de la carte des régions aréiques refaire toute la climatologie avec une interprétation dynamique générale qui n'a jamais été essayée avec l'ampleur que vous avez conçue et que je considère comme désirable", écrit-il à propos de leur ouvrage. Quel plaisir pour le Maître que de découvrir par le disciple ! Quel plaisir pour mon père que de lire cette lettre et de se voir ainsi reconnu ! Et quel plaisir pour moi que de lire cette lettre et d'imaginer le plaisir de mon père !

1929-1931. Ils ne collaborent plus, mais ils demeurent liés. Mon père publie plusieurs articles sur les dunes, sur les rideaux, sur le Bassin parisien dans les Annales de Géographie dont de Martonne est le directeur. Ce dernier formule des appréciations sur chacun d'eux, approuvant ou désapprouvant. Ainsi en est-il de l'article sur les rideaux. 12 février 1928 : "Vous avez fait quelque chose de définitif". Par ailleurs il estime que c'est un petit sujet de géographie physique. Pourquoi "petit" ? entre autres, parce qu'il intéresse peu de lecteurs de la revue. Aufrère lui accorde de l'importance, une méthode est en jeu. Les rideaux sont-ils naturels ou faits par l'homme ? Comment distinguer géographie physique et géographie humaine ? Ce sujet engage la géographie dans sa totalité. Vingt pages lui sont nécessaires pour démontrer que les rideaux sont artificiels, juillet 1928. Autre exemple : de Martonne se montre enthousiaste pour un article sur les dunes, 14 novembre 1930 : "Ce que je viens de lire est très intéressant, cela me séduit... tâchez de faire encore mieux dans votre propre intérêt. Le résultat prouve que cela valait la peine". 3 octobre 1932 : "Votre communication sur les dunes m'a beaucoup plu. J'y vois encore un progrès". Ses critiques ont porté, il est heureux des progrès du disciple.

Comment peut-on être professeur de collège à Abbeville et rédiger des articles dans la Geographical Review ? Ces activités sont-elles compatibles ? J'imagine que la collaboration avec de Martonne a atténué et fait disparaître l'attrait du collège. Mon père n'a pas supporté. En octobre 1928, ses élèves deviennent, dans la correspondance, "les cancres d'Abbeville". De Martonne lui écrit : "Faites votre thèse". Il lui recommande le Bassin Parisien.

Dans une lettre, le 6 juin 1931, de Martonne lui demande un curriculum vitae. Pour le CNRS qui vient d'être créé. Pas besoin de thèse. Aufrère est accepté en juillet. Il est nommé pour un an. C'est une solution, même si elle est provisoire. Pendant un an plus de cancres. Cette nomination est renouvelable tous les ans. La solution provisoire a duré vingt ans. Lettre du 26 juillet 1931 : "Accordez-vous ce que vous croyez bon de repos, vous avez maintenant toute l'année devant vous pour le travail sur le terrain ou en cabinet. Faites votre thèse". Il ne retourne pas au collège d'Abbeville à la rentrée 1931. Il n'aura plus jamais affaire à aucun collège. Une autre vie commence. Grâce au Maître.

De 1931 jusqu'à la guerre, les lettres se font rares. Mon père quitte Abbeville et vient s'installer à Paris. Contrairement à toute attente ça ne se passe pas bien. Comment être autodidacte et au CNRS ? Leurs désaccords se précisent, conflits de personnes et oppositions théoriques mêlés. Ils règlent leurs comptes. Le disciple se plaint d'avoir travaillé comme un esclave pendant dix ans pour le Maître, avec les cartes et Les régions privées d'écoulement vers l'Océan. Celui-ci s'en défend, le disciple en demande beaucoup : il veut être lui-même tout en dépendant administrativement du Maître. De Martonne lui reproche de faire de la géologie et pas assez de géographie. Le disciple n'admet pas les distinctions officielles, il cherche une unité des sciences de la terre. Après 1931 il publie des articles de géographie, mais aussi de géologie, de préhistoire et de paléontologie, ces "sciences annexes". Le Maître est énervé et intrigué par le disciple. Prendre en considération les "sciences annexes", c'est placer le Maître dans une situation difficile dans les commissions annuelles de nomination des candidats au CNRS pour la géographie. Le conflit a éclaté, il ne semble pas si mal résolu, le Maître se montre bon joueur. Le disciple est nommé au CNRS pour la géographie, il s'intéresse à la préhistoire. Soit, le Maître finit par accepter. 1933, une seule lettre, avec une calligraphie inhabituelle. En voici le texte : 30 décembre 1933 : "Mon cher Aufrère, Voici la lettre que j'ai d'abord pensé à vous répondre [suit un grand espace blanc] Oui, le génie a tous les droits, mais vous auriez bien pu me laisser jouir tranquille de mes vacances [cette phrase est encadrée], [autre espace blanc] Et voici celle que je me suis décidé à mettre à la poste aujourd'hui [autre espace blanc]. Vous m'avez invité à voir vos silex [encadré]. Je passerai sonner à votre porte demain dimanche dans l'après-midi. Si vous n'y êtes pas, il n'y a pas de mal cela m'aura fait une promenade. Cordialement. E. De Martonne".

1935, l'année terrible. Une fois encore le disciple met le Maître dans une situation délicate. L'article de mon père paru dans le Bulletin de l'Association des Géographes Français, en avril 1934, La dyssymétrie du Bassin de Paris et les doctrines morphologiques (Essai de morphologie stratigraphique) met le feu aux poudres. Baulig, un autre disciple de de Martonne, publie une note contre cet article dans les Annales de Géographie en juin 1935. Comment apaiser les esprits, quand deux de ses disciples se font la guerre ? De Martonne conseille mon père. 13 juillet 1935 : "Je trouverais immoral que le papier de Baulig reste sans réponse, et je voudrais que cette réponse mette le public de votre côté". La lettre du 27 novembre 1935 est impressionnante . ... "mon devoir est de vous empêcher de faire une bêtise irrémédiable", "Ne pas répondre à Baulig, c'est un suicide", c'est "une espèce de suicide scientifique de votre part... Je le regretterai toute ma vie, comme je ne cesserai pas de pleurer Françoise [l'une de ses filles, morte en 1931]". Dans cette lettre il exprime la souffrance que lui cause mon père, il la compare à celle qu'il a subie quelques années auparavant : "Il y a une chose qui vous échappe, c'est ce qu'on peut souffrir pour et par un enfant. J'en ai fait l'expérience avec ma pauvre Françoise, si attachante et si longtemps attaquée dans son corps et ses nerfs, deux fois frisant la folie, deux fois frisant la mort, enfin emportée dans un moment où je la croyais sauvée". De quoi s'agit-il ? de suicide ou de suicide scientifique ? J'ai le brouillon de la réponse de mon père : il est question de suicide tout court. De Martonne a tenté l'impossible. S'il a contribué à éviter l'un, et c'est inestimable, il n'a pu éviter l'autre. Après 1935, mon père ne publiera plus de géographie. De Martonne le soutiendra néanmoins jusqu'en 1952.

Que fait Aufrère après 1935 ? Il publie des articles de préhistoire sur Boucher de Perthes. Il fait des fouilles avec l'abbé Breuil à Abbeville. Il passe des mois à Perrier en Auvergne. Camille Arambourg lui donne l'autorisation d'étudier les collections d'Edmond Perrier au Muséum d'Histoire naturelle. De Martonne continue à le conseiller. "Faites votre thèse" revient constamment. 25 mars 1938 : "Publiez davantage de géographie". 16 juin 1942 : "Finissez votre Perrier". Aufrère publie son ouvrage Boucher de Perthes en 1940. 31 mars 1939 : "Certes vous m'annoncez des choses extraordinaires !" Je m'attendais à des trouvailles sur Perrier ou sur Boucher de Perthes. Mais non, mon père annonce son mariage. Il avait cinquante ans. Il demande à de Martonne d'être son témoin, Breuil était l'autre témoin. "Bien entendu je ne saurais faire mieux que de vous y assister". Ma lecture prend soudain une autre tournure. Je suis particulièrement concernée par ces "choses extraordinaires". Cette correspondance devient le récit de mes origines, ou ce que je prends pour tel. J'étais en train de lire une sorte de roman un peu compliqué. A un moment donné apparaît un personnage, bien connu de moi, qui n'a rien à voir avec ce qui précède : ma mère.

La guerre. Pas un mot de géographie. Pas de conseils du Maître, pas de rébellion du disciple. La relation s'inverse : le Maître devient dépendant du disciple replié dans la campagne berrichonne où on mangeait bien. A partir de 1943, les lettres se font courtes et rapprochées, tous les deux ou trois jours. Il n'est question que de ravitaillement, de colis, de denrées introuvables. La famille Aufrère dépendant administrativement de de Martonne s'activait, elle veillait à ce que le Maître mange mieux, ou moins mal, ou exceptionnellement bien. La situation n'était pas drôle mais c'était le moment de dire les choses avec humour.

Que demande de Martonne ? 7 juillet 1943 : "Ce que je désire le plus, ce sont des pommes de terre, des oeufs, du beurre, du fromage". 3 janvier 1945 : "des cigarettes pour le négoce". 28 janvier 1945 ; "sans la coopérative de Cholley, nous n'aurions rien". Les lettres précédentes ne m'avaient pas préparée à ce genre de phrases. De Martonne était entré à l'Académie des Sciences en 1940. Je découvre les Académiciens réduits, à la fin de la guerre, comme n'importe qui, à demander des cigarettes "pour le négoce". La correspondance témoigne de trésors de réflexion, d'astuces, d'expérimentations. Il ne s'agit plus de refaire la climatologie, mais d'envoyer des colis. Dans les deux cas, ils étaient des espèces de pionniers. Qu'est-ce qui va le plus vite à tel moment ? La route ? Les chemins de fer ? Les colis sont numérotés pour voir comment l'ordre d'envoi diffère de l'ordre d'arrivée. Certains problèmes sont techniques : comment faire un colis de façon que les oeufs arrivent intacts ? Mais le ravitaillement pose aussi des problèmes de fond, des problèmes politiques : de Martonne se compromet, il accepte, apparemment sans l'ombre d'un problème de conscience, de recevoir du miel et des oeufs achetés chez des communistes.

2 novembre 1944 : "Le coq n'existe plus. Il a eu grand succès sur la table. Vous savez que les Parisiens ont à peu près perdu le goût de la volaille. Celle-ci était savoureuse et d'une taille majestueuse". Quoi ? Ma lecture est encore une fois bouleversée. J'existais alors, depuis pas très longtemps. Le monde pour moi c'était l'espace autour de la maison, avec ma famille, c'est-à-dire mes parents, mais aussi les poules, les canards, les chats et les lapins, ils avaient tous un nom. Je découvre une fois encore dans cette correspondance scientifique, en quelque sorte transcendante, quelque chose de ma vie à moi. Je me souviens du coq, le Gobériau, c'était son nom, tout le monde le craignait, poules et gens. Pour de Martonne c'était "de la volaille", l'objet de tous les désirs des Parisiens à ce moment-là ! 7 novembre 1944 : "L'annonce d'une oie est très favorablement accueillie, vous le pensez bien". C'était Marius, l'oie qui nous suivait partout comme un chien. 18 novembre 1944 : "Bravo d'avance pour le canard, les noix, l'éventuel saindoux et tout ce que vous nous faites espérer". Ce n'était pas un canard, c'était une cane blanche, Virginie. Mes parents avaient acheté deux canards. Ils les mirent dans la mare. Il y eut un bruit dans la haie qui la bordait, bruit qui a terrorisé les canards au point qu'ils ont perdu leur nature de canard : ils n'ont plus voulu retourner dans l'eau, malgré les efforts d'imagination de mes parents. Ils vivaient avec les poules, comme des poules. Par la suite mes parents achetèrent Virginie. Elle, elle ne voulait pas quitter la mare, même la nuit, elle ne voulait pas aller coucher avec les poules. Les canards allèrent à l'eau dès qu'ils la virent. Tout rentra ainsi dans l'ordre : la nuit, les trois canards allèrent dormir avec les poules et le jour ils transformèrent la mare en terrain de jeu. Le Gobériau, Marius et Virginie ! J'apprends cinquante ans plus tard qu'ils ont fini sur la table de de Martonne ! C'est une révélation.

Après la guerre. Les lettres se font rares, une ou deux par an. Le téléphone y est peut-être pour quelque chose. En octobre 1944, de Martonne est en retraite. J'imagine les frayeurs de mon père. Si de Martonne n'est plus là pour le soutenir au CNRS qu'adviendra-t-il de lui ? Retournera-t-il enseigner au collège après quinze ans de recherche ? J'imagine mon père à l'idée de retrouver des cancres. Et que va-t-il advenir de la recherche à la libération ? De Martonne en 1944-1945 est débordé. 12 octobre 1944 : "Nous sommes dans le chaos". Va-t-on démolir l'agrégation ? Comment organiser l'agrégation pour les prisonniers et les déportés ? Sans parler des règlements de compte : que dire dans le rapport sur un tel qui a collaboré ? La rédaction est elliptique, il n'y a pas de noms, mais tout le monde, à savoir celui qui écrit et celui qui lit, tout le monde sait de qui il s'agit. Finalement rien n'est changé pour la recherche. De Martonne est toujours présent aux commissions du CNRS. Il continue à soutenir le disciple qui publie peu de géographie depuis neuf ans.

Comme toujours de Martonne conseille mon père. Maintenant Aufrère veut abandonner la géographie pour la préhistoire. Mais il n'y a pas de section de préhistoire au CNRS. Il est toujours question de la thèse, elle seule lui aurait donné la possibilité d'accéder à un poste à l'Université. "Pourquoi avez-vous renoncé à la morphologie du bassin parisien après avoir fait les rideaux et les dunes ?" 30 octobre 1945. Puisque Edmond Perrier intéresse Aufrère, qu'il fasse une thèse sur Perrier. "Finissez votre Perrier". Une fois de plus les choses se compliquent : 18 mars 1945 : "Perrier ne rentre dans aucun genre". Avant la guerre mon père s'était intéressé à la paléomorphologie de Perrier en Auvergne. Les difficultés rencontrées furent telles qu'il a eu recours à l'histoire de la paléontologie : comment les premiers paléontologues de la région ont vu le problème entre 1822 et 1850. La partie rédigée est l'histoire des premières fouilles. La partie géographique, géologique, paléontologique, n'est pas rédigée. De Martonne est clair : la partie rédigée peut servir de thèse complémentaire seulement, pas de thèse, ce n'est pas de la géographie. Le disciple fait des efforts, mais ça ne convient pas.

1952. "Vous apprendrez de mauvaises choses sur ma santé". De Martonne ne peut se rendre à la Commission du CNRS en novembre. La nomination d'Aufrère n'est pas renouvelée. Mon père est à un an de la retraite. Retourner au collège ? Une solution est trouvée. Il est mis à la retraite, une subvention lui est accordée pour ses travaux pour un an. De Martonne se montre heureux de cette solution.

Pour tenter de rester au CNRS mon père a publié en 1952 Soulavie et son secret. L'ouvrage est dédié au Maître : "A Emmanuel de Martonne, affection et reconnaissance". La dernière lettre est relative à ce livre, 28 août 1952 : "C'est très curieux à tous égards, très dense". Suit une note adressée à mon père par de Martonne, destinée à la Commission du CNRS dans le cas où il ne pourrait y assister, ce qui fut le cas, 5 novembre 1952 : "Les deux volumes de L Aufrère donnent l'impression d'une profonde originalité, fruit d'un travail acharné mené sur plusieurs fronts. Le lecteur doit se mettre à la hauteur, chercher aussi loin que possible à sa suite. L'effort matériel a été aussi fructueux, ne craignant aucun sacrifice pécuniaire". Ce n'est pas de la géographie. C'est de l'histoire de la géomorphologie. Par cet ouvrage le disciple tout en restant lui-même s'est montré reconnaissant au Maître. Le Maître, malade, soutient toujours le disciple. Là s'arrête la correspondance.

Pendant trente ans, il est question de thèse. Mis à la retraite, mon père n'a plus l'obligation de publier. Thèse jamais soutenue. Thèse rédigée : en 1993, j'ai découvert 3000 pages de manuscrits. Il s'agit d'une contribution à l'Histoire des Sciences de la Terre :

Les deux premières séries présentent des analogies : études sur le terrain, recours à l'histoire des études de ces terrains. Le disciple ne publiait pas ou peu, il travaillait avec acharnement. Le Maître le savait et il l'encourageait.

J'ai trouvé une note manuscrite de la main de mon père sur la page de garde de leur ouvrage publié en commun, L'extension des régions privées d'écoulement vers l'Océan : "...Il [de Martonne] m'a été d'une fidélité absolue. Je peux dire inconditionnelle, en dépit de la tristesse que lui avait causé mes critiques sur les surfaces d'érosion ou du moins sur la façon de conduire les recherches. Il m'a manqué beaucoup et il me manque toujours. 27 mai 1968", c'est-à-dire treize ans après la mort de de Martonne. Une lettre du 17 septembre 1932 permet de comprendre la persévérance de de Martonne : "Ceux qui travaillent avec la même conscience que vous, la même volonté d'obtenir du nouveau et du personnel, la même patience et la même insouciance du temps, sont en nombre limité". Leurs désaccords auraient pu être autant de raisons de ruptures définitives. Ils ont, au contraire, tissé des liens qui ont duré jusqu'à la fin.