Publié dans Responsabilité & Environnement, numéro 61, janvier 2011.

Marcel Lemoine (1924-2009)

par Jacques Debelmas

Marcel Lemoine nous a quittés il y a un an environ, le 4 octobre 2009, à l’âge de 85 ans. En dehors d’une brève notice de Pierre Tricart parue dans Géochronique en mars 2010, sa carrière méritait d’être détaillée car il fut l’un des grands géologues alpins avec lesquels s’est pratiquement terminée à la fin du XXe siècle l’exploration géologique traditionnelle des Alpes françaises, commencée il y a plus de deux siècles.

photo Pierre Tricart

Ce n’est pas sans émotion que celui qui a partagé les débuts de sa vie de chercheur, aussi remplie que prometteuse, revient sur ces années d’amitié et d’intense activité commune où nous sentions confusément que l’on était à la veille de l’une des grandes mutations des sciences de la Terre. Ces années furent d’autant plus exaltantes que nous abordions tous deux les Alpes au sein d’écoles de pensée différentes dont la mise en commun fut particulièrement précieuse et efficace.

La carrière de Marcel Lemoine peut être divisée en deux périodes distinctes, l’École des mines à Paris, puis le CNRS à Grenoble et Villefranche-sur-mer.

L’École des mines (1951-1976)

 

Né à Paris le 20 mars 1924, Marcel Lemoine y fait ses études et entre en 1945 à l’École des mines de Paris dont il sort comme ingénieur civil en 1948. Intéressé par la géologie alpine, il prend contact avec le professeur Paul Fallot qui occupait alors la chaire de géologie des chaînes méditerranéennes au collège de France et qui, à la fin de  la Seconde Guerre mondiale, s’était intéressé aux Alpes françaises, notamment les Alpes maritimes un peu trop négligées jusqu’alors, mais s’orientait désormais vers les chaînes bétiques et le Maroc. Marcel Lemoine nommé « préparateur » (assistant) préférait rester dans les Alpes françaises. Aussi Paul Fallot le mit-il en contact avec celui qui en était l’âme, à savoir le professeur Maurice Gignoux à Grenoble. Marcel Lemoine va donc fréquenter le vieux laboratoire de Grenoble, qui, depuis Wilfrid Kilian, occupait les locaux de l’ancien évêché, rue Très-Cloîtres, où je fis donc sa connaissance.

Le moment était crucial pour une nouvelle exploration des zones internes alpines. François Ellenberger, alors chercheur CNRS à Paris mais en contact étroit avec Maurice Gignoux, obtenait des résultats étonnants en Vanoise. Il était évident qu’un travail identique devait être mené plus au sud, sur la transversale briançonnaise classique. Gignoux saisit donc l’opportunité d’avoir deux jeunes géologues prêts à ce travail, Jacques Debelmas pour la marge externe du Briançonnais, Marcel Lemoine pour la marge interne et la liaison avec le domaine des Schistes lustrés.

Le résultat fut que tous deux travaillèrent dès lors ensemble sur cette nouvelle transversale alpine, symétrique de celle de la Vanoise, et cela pendant plus de vingt ans.

Entre temps, Marcel Lemoine avait quitté le laboratoire de Paul Fallot pour devenir en 1951, chef de travaux de géologie à l’École des mines de Paris, poste qu’il conservera jusqu’en 1958. Parallèlement à cette fonction, il occupait celle de chef des travaux graphiques au Service de la Carte géologique de la France, où, sous la direction de Jean Goguel, qu’il admirait beaucoup, il prit goût pour le lever des feuilles régulières.

Je ne peux qu’évoquer avec émotion le minuscule bureau qu’il occupait à l’École des mines où nous avions des discussions passionnées sur nos terrains respectifs à une époque où l’on commençait à sentir que les chose changeaient dans notre discipline : la stratigraphie faisait de plus en plus appel à des notions de paléogéographie sous-marine, encore bien timidement évoquées dans les publications de l’époque car l’exploration de ce milieu peu accessible en était à ses débuts, la micropaléontologie faisait son apparition et révélait, avec les données sédimentologiques, la possibilité de lacunes insoupçonnées jusqu’alors, les figures paléotectoniques observées révélaient un milieu dynamiquement distensif, différent des « nappes embryonnaires en marche » d’Emile Argand et de Gignoux. Pour ce qui est de la tectonique, les levers au 20 000e que nous réalisions, bien plus exigeants que les 80 000e de nos prédécesseurs, faisaient apparaître un édifice charrié plus complexe, certes, mais où bien des difficultés et des contradictions se révélaient et trouvaient leur explication.

Ce travail aboutit en 1954 à la réunion extraordinaire de la Société géologique de France à Guillestre (Hautes Alpes) où Lemoine et moi pûmes présenter ensemble notre vision du Briançonnais et de ses marges.

L’année suivante, Marcel Lemoine dut interrompre momentanément son travail, ayant été détaché auprès de l’Institut français du Pétrole pour une mission de reconnaissance pétrolière à Timor Est, dont il tira un livre sur la géologie de cette île mais en ramena aussi une pénible maladie parasitaire tropicale dont il mit des mois à se remettre.

En 1958, Marcel Lemoine est nommé professeur de paléontologie et directeur de ce service à l’École des mines, puis en 1968, professeur de géologie et directeur du laboratoire de géologie générale, président du département des sciences de la Terre, et cela jusqu’en 1976, où il atteint donc le sommet de sa carrière à l’École des mines.

De mon côté, j’avais été nommé professeur de géologie à Grenoble en 1961, au départ en retraite de Léon Moret. Si bien que le but à atteindre et l’amitié faisaient se réunir sur le terrain un  universitaire grenoblois et un professeur à l’École des mines, exactement comme l’avaient été Wilfrid Kilian et Pierre Termier un demi-siècle auparavant.

Les articles rédigés en commun se multiplient, tant pour les descriptions locales que pour la publication, en 1966, de la feuille Guillestre au 50 000e, la première des zones internes réalisée dans cet esprit de renaissance qui nous animait alors. Sans parler des essais synthétiques sur les Alpes et de la réalisation de deux films d’enseignement supérieur (« Du Pelvoux au Viso », 1964, puis « Les chaînes subalpines » en 1968), qui utilisèrent les hélicoptères militaires, heureuse époque qui ne dura pas. Comment ne pas évoquer non plus, en 1966, la révolte du trio Debelmas, Lemoine et Mattauer devant l’impérialisme du schéma géosynclinal type imposée par Jean Aubouin dans son célèbre ouvrage « Geosynclines », manifestement trop théorique pour répondre à ce que nous observions.

Voilà donc Marcel Lemoine à la tête de la géologie de l’École des mines. Son activité débordait largement cet établissement car il était sollicité de toutes part pour donner des cours sur la géologie alpine, notamment à l’École normale supérieure, dans le cadre de la préparation à l’agrégation de Sciences naturelles, à l’université de Paris-Sud (Orsay) et de Paris 6, sans parler de bien d’autres conférences et de ses participations à des jurys de thèse.

J’insiste sur ces engagements aussi variés car ils firent que Marcel Lemoine n’eut jamais le temps de préparer et de soutenir une thèse d’État, mais ses publications étaient si nombreuses et son autorité telle que la question ne se posait même pas. Elles lui valurent aussi d’être membre du Comité français de géologie de 1963 à 1971 et de participer à de nombreuses missions dans le cadre de la Commission de la Carte géologique du Monde (Würzburg 1960, Vienne 1964), du congrès géologique international de Prague en 1968, du congrès international de sédimentologie en Briançonnais (1975). Il fut du comité de rédaction de la carte tectonique internationale de l’Europe de 1960 à 1970, avec missions à Tbilissi en 1965, Turquie en 1967, Moscou en 1972 et 1973, Bucarest en 1975. La Société géologique de France lui témoigna son estime en lui attribuant son prix Prestwich en 1975.

Et pourtant, Marcel Lemoine va quitter l’École des mines en 1977 et aborder ainsi la deuxième partie de sa longue carrière. 

Le Centre national de la Recherche Scientifique (1977-1992)

 

Investi comme il l’était dans l’évolution des idées sur les grands orogènes et tout spécialement les Alpes, Marcel Lemoine pressentait que la « tectonique de plaques » dont les idées gagnaient inexorablement l’Europe, allait révolutionner la géologie en général et celle des Alpes en particulier. Il voulait avoir une liberté complète pour s’engager dans cette révolution des idées qui allait apporter, comme on pouvait le penser, des débats souvent difficiles. Cette décision était également justifiée par des raisons médicales : les sollicitations et les difficultés de la vie parisienne, jointes au surmenage d’une vie professionnelle trop dense, avaient eu quelques conséquences sur sa santé. Il lui fallait trouver un environnement plus favorable.

Il quitte donc ses fonctions à l’École des mines et demande son entrée au CNRS où il est immédiatement accueilli comme maître de recherches en 1977, puis directeur de recherches en 1979, avec affectation au laboratoire de géologie de Grenoble qui seul convenait à son acquit et à son programme. Et cela, répétons-le, alors qu’il n’a pas de thèse, une formalité pourtant indispensable quand on veut atteindre les fonctions qui sont désormais les siennes au sein du CNRS. Rien ne saurait mieux marquer l’exceptionnelle audience qu’il avait alors acquise depuis deux décennies.

L’affectation à Grenoble était justifiée par l’existence dans cette ville d’un laboratoire de géologie alpine associé au CNRS depuis 1968, cadre administratif indispensable pour recevoir des chercheurs de ce niveau. Cette affectation se justifiait aussi par toutes les relations qu’il  avait tissées à Grenoble, y compris dans l’encadrement des chercheurs locaux.

Il va y rester jusqu’en 1985, multipliant les publications parmi lesquelles il faut citer son énorme Atlas géologique de l’Europe alpine, de près de 600 pages, publié chez Elsevier en 1978, et qui représente un prodigieux travail d’érudition et de documentation, qui s’étala sur plusieurs années et avait donc été commencé à Paris.

Son travail ne faiblit pas à Grenoble. Aux publications s’ajoutent les directions de thèses, les contacts sur le terrain avec les spécialistes de passage, les conférences dans les autres universités alpines ce qui lui vaut d’être nommé docteur honoris causa de Genève en 1980 et de Lausanne en 1982. Il prend enfin la direction du laboratoire associé de Géologie alpine à la suite de Jacques Debelmas en 1980 et la gardera jusqu’en 1986. Il participe donc activement avec l’équipe grenobloise au Congrès géologique international de Paris en 1980 où seront présentés par l’ensemble des Grenoblois les premiers éléments d’une synthèse moderne des Alpes franco-italiennes, tandis qu’il dirige personnellement l’une des excursions officielles du congrès.

Au sein du laboratoire de Grenoble, il prend naturellement part aux enseignements, avec un cours de géologie alpine en maîtrise et 3e cycle, ainsi qu’aux activités pratiques de terrain. Et c’est dans ce dernier cadre que se tissent alors des liens étroits avec le jeune centre de géologie de Briançon, créé au début des années 1980 par un professeur de Sciences naturelles de cette ville, Raymond Cirio, qui s’était passionné, grâce à Marcel Lemoine, pour le massif frontière du Chenaillet, près du col du Montgenèvre, car ce massif représentait un lambeau de la vieille croûte océanique alpine jurassico-crétacée, miraculeusement conservée au milieu des nappes alpines. Non seulement Raymond Cirio va participer à toutes les études le concernant mais il y attire, toujours en collaboration avec Marcel Lemoine, de nombreux géologues français et étrangers, à titre personnel ou en excursions de laboratoire, sans parler des stages de formation d’étudiants appartenant à des universités variées, voire même de scolaires.

Cette liaison d’un enseignant du secondaire et du chercheur de haut niveau qu’était Marcel Lemoine, a été un succès tel qu’il démontrait l’intérêt de telles initiatives sur des sites le méritant. Le renom de ce centre de géologie de Briançon en a fait un véritable centre de recherches surtout depuis que la bibliothèque alpine de Marcel Lemoine y a été transférée après son décès.

Directement ou par élèves interposés, le séjour grenoblois de Marcel Lemoine est donc marqué par une recherche alpine intense qui verra principalement l’approfondissement de la stratigraphie dynamique du Briançonnais et du Piémontais, comme le montrent, entre autres, les thèses de Maurice Bourbon sur l’évolution pélagique du Briançonnais à partir du Malm (Strasbourg, 1980), d’Yves Lagabrielle sur les ophiolites alpines du Queyras et la croûte océanique téthysienne (Brest, 1982), et de Thierry Dumont, le chaînon piémontais externe de Rochebrune, au SE de Briançon (Grenoble, 1983). Cela pour ne citer que les plus significatives par leur orientation, car, au total, Marcel Lemoine a dirigé 34 thèse en France et deux en Suisse. Sur ce total, 21 concernent les océans disparus et leurs marges continentales.

Cet intérêt pour l’océan téthysien alpin le pousse à se préoccuper de la stratigraphie des Schistes lustrés, l’une des dernières énigmes des zones internes. Il obtient déjà un début de réponse en se servant des faciès téthysiens jurassiques et crétacés, de mieux en mieux connus dans le monde grâce aux expéditions océanographiques qui se multiplient et qui, finalement, se retrouvent dans les Schistes lustrés en dépit du métamorphisme. Les « blacks shales » du Crétacé moyen apparaissent comme un niveau repère précieux séparant d’anciens sédiments calcaires et marneux, d’eau profonde, qui pourrait être crétacé inférieur et une série de calcschistes clairs qui pourraient être crétacé supérieur. Et c’est justement dans ces derniers que le géologue suisse Marthaler finit par trouver en 1981 la microfaune caractéristique du Crétacé supérieur que l’on attendait. Lemoine met alors en marche tous ses élèves et, avec la collaboration de Ricardo Polino, de Turin, peut ainsi étendre ces conclusions aux Alpes franco-italiennes en 1984. Dès lors, la cartographie de cette zone des Schistes lustrés pouvait être entreprise avec utilisation des termes stratigraphiques habituels. Ce sera là l’un de derniers travaux de terrain de Marcel Lemoine. Il prend la direction du lever de ces feuilles situées sur la frontière franco-italienne et restées trop longtemps dans l’ombre, faute de fil directeur. Les noms de certains de ses élèves restent attachés à cette touche ultime de l’exploration alpine, notamment ceux d’Yves Lagabrielle et de Pierre Tricart.

Si l’on ajoute que depuis plus de dix ans, Marcel Lemoine avait montré que la zone piémontaise externe n’était qu’une cascade de blocs faillés, en cours d’écroulement plus ou moins rapide, et que la zone piémontaise elle-même se distinguait du domaine océanique non seulement par l’absence d’ophiolites mais par la présence du Lias à bélemnites et du Trias carbonaté, la paléogéographie dynamique des zone internes devenait claire : l’océan s’ouvrait au sein de la zone piémontaise seulement après le Lias, pour ne se refermer qu’à la fin du Crétacé inférieur. L’histoire de l’océan alpin pouvait enfin être écrite.

Elle a constitué le centre même de ses réflexions avec l’application la plus immédiate de la théorie des plaques à la géologie alpine. Marcel Lemoine va ainsi passer du terrain à l’interprétation théorique des unités alpines en y reconnaissant, en marge d’un domaine océanique téthysien ouvert au Jurassique moyen-supérieur, d’anciens « blocs basculés » témoignant d’une marge fossile en distension.

Un tel progrès dans notre connaissance de la vieille zone des Schistes lustrés lui vaut le prix Doisteau Brutel de l’Académie des sciences de Paris en 1986. Il lui vaut aussi l’intérêt des ingénieurs des sociétés pétrolières pour lesquels cette dynamique de la marge téthysienne peut révéler des pièges à hydrocarbures. Il va donc, pendant quelques années, organiser à leur demande, des stages de terrain de 8 à 15 jours chacun dans la région grenobloise et sur la transversale Grenoble-Briançon, pour British Petroleum, Elf Aquitaine, Elf Norvège et l’American Association of Petroleum Geologists (AAPG).

Cet intérêt sur les marges fossiles s’était également manifesté par sa participation à un ouvrage collectif sur le sujet, publié aux éditions Masson en 1984, sous la direction de Gilbert Boillot (université Pierre et Marie Curie, Paris 6) : « Les marges continentales actuelles et fossiles autour de la France » (342 p.). On comprend donc son désir de rejoindre un autre laboratoire associé au CNRS s’occupant plus spécialement de ces objets. Il demande et obtient sa mutation au groupe d’étude de la marge continentale installé à Villefranche-sur-Mer et dépendant de l’université Pierre et Marie Curie (Paris-6). Il quitte Grenoble en 1986 et s’installe à Nice comme directeur de recherches classe exceptionnelle. Il est élu en même temps au Comité de géologie du CNRS (section 20).

À Villefranche-sur-Mer, il va trouver les interlocuteurs dont il avait besoin pour approfondir ses idées sur la marge téthysienne alpine. Ses contacts restent toujours largement grenoblois[1], augmentés de Thierry Dumont, son élève, devenu chercheur CNRS sur place, puis de Pierre Tricart, nommé professeur à Grenoble en 1991, et s’élargissent à son successeur à l’École des mines de Paris, Pierre-Charles de Graciansky, ainsi qu’à Yves Lagabrielle qui, passé de Brest à Paris, représentait désormais un interlocuteur irremplaçable pour les océans actuels et disparus. C’est avec tous ces nouveaux collaborateurs que va être lancé le modèle d’expansion de ride océanique lente en 1982, expliquant les particularités de la série ophiolitique alpine.

Marcel Lemoine n’en reste pas moins fidèle à son domaine briançonnais et au Queyras et au désir de le faire mieux connaître, ce qui se traduit par quelques ouvrages de vulgarisation à l’usage des étudiants ou des géologues amateurs, l’un sur le parc régional du Queyras et les restes du paléo-océan alpin (en collaboration avec Pierre Tricart, BRGM, 1981), l’autre sur les montagnes du Briançonnais (en collaboration avec Jean-Claude Barféty et Pierre Tricart, Grenoble, Raymond Cirio, Briançon) qui ne paraîtra qu’après sa retraite en 1992.

En revanche, un de ses souhaits ne se réalisera pas, à savoir le dessin des feuilles régulières au 50 000e de Briançon, Névache et Aiguilles auxquelles il était pourtant très attaché. Mais ce dessin nécessitait un effort de terrain qu’il ne pouvait plus assurer et des délais de réalisation qu’il ne pouvait pas tenir. Divers chercheurs, de Grenoble ou d’ailleurs, ont donc contribué au dessin de ces cartes (Jean-Claude Barféty, Renaud Caby, Daniel Mercier, Ricardo Polino, Pierre Tricart), dessin qui a parfois suscité de fortes réticences de la part de Marcel Lemoine, avec son cortège de regrets et d’un peu d’amertume.

En fait, son séjour à Villefranche et ses nouveaux interlocuteurs furent pour lui la possibilité d’accumuler les matériaux qui lui serviront pour le grand ouvrage de synthèse dont il rêvait sur l’interprétation des Alpes dans le cadre de la tectonique de plaques et qui paraîtra seulement en 2000.

La retraite (1992-2009)

 

En 1992, Marcel Lemoine quitte Nice et retourne à Paris pour s’installer chez lui, à Marly-le-Roi, où il peut heureusement loger son impressionnante bibliothèque. Certes il a perdu l’ambiance des laboratoires CNRS mais il retrouve celle de la Société géologique de France et de quelques laboratoires parisiens où il trouve l’aide nécessaire à son travail pour ce qui touche aux domaines particuliers de la pétrographie, notamment celle du métamorphisme de haute pression et des structures crustales.

Il s’intéresse alors, comme bien d’autres retraités, à l’histoire de la géologie et va y contribuer par quelques études plus ou moins directement liées aux Alpes, comme le problème des nappes de charriage et du cycle orogénique dans l’esprit de Marcel Bertrand (en collaboration avec Rudolf Trümpy, 1998, article publié dans les Comptes Rendus de l’Académie des sciences de Paris, section d’Histoire des sciences, 327, p. 211-224). Ou bien la théorie de Alfred Wegener en tant que préfiguration de la tectonique de plaques (Travaux du COFRHIGEO, 2004, n°6, p. 103-131), et, également, la crise que connut la géodynamique au milieu du XXe siècle, avec le passage du dogme des géosynclinaux aux océans disparus (Ibid., 2006, n°7, p. 129-165) [ce texte a été réédité en 2009 par les Presses des mines dans un volume intitulé L’Essor de la Géologie française, Essais].

Il profite aussi de cette liberté retrouvée pour visiter certains secteurs de la chaîne qu’il connaissait mal, notamment en Suisse. Je me souviens en particulier de l’enthousiasme qu’il avait manifesté après avoir visité, en compagnie de ses collègues suisses, la « zone de Misox », une zone inconnue des géologues français, située entre les noyaux gneissiques de Tambo et de l’Adula, dans les Grisons, où il voyait la cicatrice ou la racine de l’océan valaisan disparu. On retrouvait alors dans ses lettres l’enthousiasme des grandes découvertes des années 1950 et 1960.

Cette retraite fut donc fructueuse, marquée par la publication en 2000 du livre synthétique évoqué précédemment : « De l’océan à la chaîne de montagnes. Tectonique de plaques dans les Alpes » (Société géologique de France, collection Géosciences, et Gordon & Breach, Sciences Publishers), de plus de 200 pages, écrit en collaboration avec Pierre-Charles de Graciansky et Pierre Tricart.

Ce n’est pas sa dernière œuvre. Car elle fut complétée en 2003 par une plaquette originale : « Visage des Alpes. Structure et évolution géodynamique », éditée par la Commission de la Carte géologique du Monde, et écrite avec Philippe Agard, du laboratoire de tectonique de l’université de Paris 6, plus spécialement chargé des données pétrographiques concernant le métamorphisme alpin. Cet ouvrage où les figures, toutes en couleurs, l’emportent sur le texte se veut essentiellement didactique. En principe destiné aux enseignants du Secondaire, il est un résumé très clair de ses dernières conceptions sur la structure et l’évolution de l’arc alpin et prend la signification d’un véritable testament scientifique.

D’autres projets étaient en cours, notamment une histoire des océans du Monde au cours des temps géologiques, restée à l’état de manuscrit provisoire. Très fatigué, il avait également refusé de participer avec Jacques Debelmas à la rédaction d’une histoire de l’exploration géologique des Alpes françaises demandée par le Comité français d’histoire de la géologie. Il est mort quelques mois plus tard. Sa dernière lettre me parlait plus du Chenaillet que de sa santé.

L’homme.

Pour terminer cet hommage, comment ne pas dresser le portrait de l’homme que fut Marcel Lemoine. Le qualificatif qui vient immédiatement à l’esprit est celui de chercheur passionné. Il l’était non seulement par sa démarche personnelle mais par le désir qu’il avait de partager ses résultats avec tous ceux qui aimaient la géologie. Les films que nous réalisâmes en 1964 et 1968, ce qu’il écrivit en 1996 avec Yves Lagabrielle  sur l’ancien océan alpin à l’usage des professeurs du Second degré, ses guides touristiques du Briançonnais et son ultime plaquette de 2006 sur le « Visage des Alpes » en sont le témoignage.

Ce qui fait l’originalité de ce chercheur c’est d’avoir appartenu, comme on l’a dit, à deux écoles de pensée différentes. Dans ses premières années, c’est l’esprit Fallot qui domine en lui, à savoir une observation rigoureuse des faits et rien d’autre : toute tentative d’interprétation est mal vue si elle vient trop tôt car l’analyse doit être d’une acuité intransigeante. Au contact de l’école de Maurice Gignoux, il y acquiert rapidement une souplesse d’esprit et de vision que l’on peut résumer en disant que tout fait observé porte aussi en lui un enseignement qu’il faut comprendre pour arriver à une observation plus complète. La synthèse des deux attitudes vaudra aux écrits de Marcel Lemoine la clarté qui les caractérise, d’autant plus appréciée qu’on la savait appuyée sur des faits d’observation indiscutables. Il ne faut pas chercher plus loin les raisons de l’autorité qui fut la sienne tout au long de sa carrière.

Vers la fin de sa vie, sa santé n’était plus ce qu’elle était. Les grandes dénivelées alpines lui causaient des souffrances qu’il acceptait avec courage. On sentait bien aussi que son caractère changeait et devenait plus ombrageux, d’autant plus qu’il était très attaché à ses idées et admettait mal qu’on les discutât. Son abord était parfois difficile mais, à condition d’y mettre quelques formes, on retrouvait vite l’homme de dialogue qu’il était et qui manifestait alors une obligeance extrême pour tous ceux qui avaient recours à sa connaissance des Alpes. Il ne manquait cependant pas d’humour, notamment quand, dans l’une de ses dernières lettres, il évoquait ce qu’on pourrait appeler le  « comité de défense des trois octogénaires » (Rudol Trümpy, Jacques Debelmas et lui), face aux hypothèse un peu trop hardies de certains jeunes auteurs !

Et, en même temps, il restait aussi passionné pour transmettre ce qu’il savait. À Marly, il a donné, pratiquement jusqu’à sa fin, des conférences grand public sur des sujets aussi variés que les Alpes, la Terre, les idées de Darwin, la théorie des plaques, et toujours devant un public fourni.

Marcel Lemoine a profondément marqué la géologie alpine à un moment où, au faîte de son éclat et brillante de tous les feux que lui apportait la tectonique de plaques, elle apparaissait comme une science à son apogée. Mais il percevait aussi qu’elle allait subir le poids des sciences physiques et de l’invasion de « modèles » plus ou moins gratuits, en d’autres termes qu’elle allait connaître une évolution dangereuse pour son acquit naturaliste. Il a donc tenu par ses derniers écrits à nous laisser l’image qu’il avait de ses chères Alpes, celle à laquelle il était parvenu au terme de soixante ans de travaux tenaces et consciencieux.



[1] Jacques Debelmas, compagnon des premières années, n’y participait plus, étant désormais engagé dans la synthèse cartographique de la Vanoise en collaboration avec l’université de Chambéry. Ses préoccupations immédiates n’étaient plus celles de Marcel Lemoine, mais dans tous les travaux synthétiques qu’il rédige alors, on retrouve le schéma interprétatif de ce dernier avec lequel il était en accord complet.