TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T. XXVI, 2012, n° 12

Analyse d'ouvrage
Jacques Debyser
Un nouveau regard sur la Nature : temps, espace et matière au siècle des Lumières

Jean Gaudant



Publié par : EDP Sciences, Les Ulis et Observatoire de Paris, 426 p., 2007, 35 €

Voici un livre de première importance dont la sortie avait échappé à notre vigilance, bien qu'il eût fait l'objet d'une analyse publiée en 2008, dans le n° 107 de Géochronique. Or, il a le mérite de proposer une vision globale de la science française au siècle des Lumières, vision qui repose principalement sur un dépouillement systématique des Mémoires de l'Académie royale des sciences. Cela permet à l'auteur de mettre en lumière nombre d'innovations techniques qui ont contribué à bouleverser la vision du Monde en permettant notamment, grâce aux progrès de l'astronomie, l'établissement d'un temps universel et une approche nouvelle de ce qu'on nommait alors la " figure de la Terre ", grâce aux expéditions de Maupertuis en Laponie (1736-1737) et de Pierre Bouguer et La Condamine en Amérique du Sud (1735-1744).

Une vingtaine d'années après la mesure de la Méridienne des deux mers, achevée en 1716, ces progrès vont notamment déboucher, après une campagne de triangulation, sur un programme de cartographie du royaume, confié à Cassini de Thury. La carte des Cassini dont la publication commença en 1756 demandera une soixantaine d'années pour être achevée car lorsqu'éclata la Révolution, la Bretagne et la Vendée d'une part et la région bordelaise ainsi que le nord des Landes, d'autre part, n'avaient pas encore été cartographiés. La science devient ainsi une affaire collective, administrée par la puissance publique par le truchement de sociétés savantes influentes comme l'Académie royale des sciences en France ou la Royal Society en Angleterre.

De fait, la façon de pratiquer l'histoire naturelle se transforme : l'utilisation croissante des arts graphiques est un facteur de progrès, l'image devenant un support de la pensée. Ainsi, l'utilisation de cartes permettra de donner à voir et d'améliorer en cela la communication. Fontenelle, le premier, en exprima le désir dès 1720 à propos d'un mémoire de Réaumur, en suggérant qu'" il faudrait avoir des espèces de cartes géographiques dressées selon toutes les minières de coquillages enfouis en terre ". Dès 1746, Guettard conçut sa fameuse Carte minéralogique… des terrains qui traversent la France et l'Angleterre, sur laquelle il désigne par des symboles gisements de substances utiles, carrières, fontaines, etc. Il y ajoute en grisé une " bande marneuse " qui correspond dans ses grandes lignes à l'auréole des terrains crétacés disposés à la périphérie d'une " bande sablonneuse " correspondant approximativement à nos terrains tertiaires. À ce titre, cette carte peut être considérée comme le prototype des futures cartes de faciès. Une quinzaine d'années plus tard, Philippe Buache propose en 1762 un projet plus ambitieux : une carte du Monde qui lui permet de figurer les principales chaînes de montagnes qui constituent selon lui la " charpente de la Terre ". Et bientôt, Nicolas Desmarest va faire préparer, pour illustrer son Mémoire sur l'origine et la nature du basalte… (1771), une Carte d'une partie de l'Auvergne…, destinée à faire voir les principaux " courants de lave " qu'il a distingués au cours de ses recherches.

Une autre façon d'utiliser les images pour faciliter la compréhension des idées est inaugurée en 1789 par Antoine Laurent de Lavoisier lorsqu'il illustre son Mémoire sur les couches horizontales qui ont été déposées par la mer… à l'aide de quatre planches représentant l'évolution des falaises de craie de Normandie pendant ce qui sera considéré plus tard comme la première illustration du cycle transgression-régression.

Une nouvelle approche du passé de la Terre se fait également jour au cours du XVIIIe siècle : à l'obsession des origines succède une prise en compte de l'historicité qui enrichit la vision du passé. La publication en 1778 des Époques de la Nature est, à cet égard, emblématique, bien que son auteur soit un naturaliste de cabinet qui a néanmoins le mérite d'introduire dans son récit une part d'expérience et un certain nombre de faits d'observation, comme la succession des strates relevée dans le puits de Marly-le-Roi [aujourd'hui Marly-la-Ville] et la prise en compte du témoignage des fossiles. Les interrogations suscitées par l'existence de couches redressées firent également naître une réflexion nouvelle, car à l'estimation de la période à laquelle s'est produit ce redressement s'ajouta la recherche d'une explication de ce phénomène.

En décrivant des coquilles fossiles sur lesquelles étaient fixés des balanes et des serpules, Guettard mit, en 1759, un point final aux interrogations sur l'origine organique de ce que l'on avait longtemps appelé des " pierres figurées ". Leur organisation et leur milieu de vie devinrent alors des objets d'études, comme allait le faire Lamarck.

Cette période marque aussi la fin des " métaphysiciens de cabinet " supplantés par les " naturalistes de plein champ " - pour reprendre l'expression de Daudin - dont les observations étaient interprétées à la lumière des phénomènes actuels, mettant ainsi un terme aux anciennes théories nées d'imaginations fécondes.

Bien que ce livre aborde également d'autres domaines de la science du XVIIIe siècle, l'analyse ci-dessus s'est concentrée sur ce qui concerne plus directement la géologie. Il n'est toutefois pas possible de passer sous silence l'important chapitre dans lequel l'auteur retrace, mémoire après mémoire, la genèse et le développement de l'œuvre chimique de Lavoisier.