TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Troisième série -
T.XVI (2002)
Dominique FRIZON de LAMOTTE et Diego BUIL
La question des relations entre failles et plis dans les zones externes des chaînes de montagnes.
Ebauche d’une histoire des idées au cours du XXe siècle

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 13 mars 2002)

Résumé.

On analyse l’évolution des idées dominantes sur la question des relations chronologiques entre plis et chevauchements dans les ceintures de chevauchement-plissement. Les auteurs européens (francophones en particulier) ont majoritairement considéré que le plissement précédait presque toujours le développement de chevauchements. En Amérique, en revanche, une approche très pragmatique a permis de montrer l’existence de failles « en escalier » précédant le plissement, ainsi que le développement de plis à l’extrémité de failles en cours de propagation. Il faudra attendre le début des années 1980, pour qu’apparaisse un certain consensus sur cette question qui reste très actuelle.

 

Mots-clés : tectonique - chaînes de montagnes - XXe siècle.

 

Abstract.

We analyse the evolution of views on the question of chronological relationships between folds and thrust-faults in fold-and-thrust belts. European authors (French-speaking in particular) considered that folding nearly always develops before thrusting. By contrast, in America, a very pragmatic approach allowed to recognise the stair-case geometry of some thrust-faults developed before folding and folds formed at the tip of propagating faults. A consensus of opinion about this already open question could be dated from the beginning of the eighties.

 

Key-words : tectonics - mountains ranges - 20th century.

 

 

 

1. Introduction

 

Failles et plis coexistent intimement dans les zones externes des chaînes de montagnes et la question des relations entre ces deux types de structures est un thème important et récurrent des discussions géologiques sur ces régions. A la fin du XIXe siècle, Bailey Willis (1893) propose, dans un article consacré aux Appalaches, une classification des chevauchements (« thrust faults ») qui synthétise l’essentiel des conceptions du moment. Il distingue ainsi :

 


Figure 1. « Shear-thrust » selon Geikie (1888) in Willis (1893).

Les chevauchements figurés recoupent toutes les structures antérieures et sont, en particulier, sans liens apparents avec les plis.


- le chevauchement cisaillant (« shear-thrust »), dont le type a été décrit et illustré par Geikie (1888) dans les Highlands d’Ecosse (Fig. 1). Il s’agit en fait de failles tardives recoupant à l’emporte pièce des structures plus anciennes (plis et autres failles).

 

 

 


Figure 2. Schéma cinématique illustrant la notion de « break-thrust » selon Bailey Willis (1893). Le chevauchement est conçu comme un stade ultime du plissement résultant de la rupture du flanc court du pli. Remarquez sur le schéma de gauche que la rupture cisaillante est précédée par le développement d’une fracture perpendiculaire aux bancs. On remarquera aussi que la faille recoupe les couches dans la partie centrale du pli mais qu’elle les suit latéralement à l’arrière comme vers l’avant de la structure. Cette observation de l’existence de failles parallèles aux couches à faible résistance (notion moderne de « décollement ») est importante, elle sera développée par Rich (1934).



- Le chevauchement recoupant (« break-thrust »), dont le type est tiré des propres travaux de Willis sur les Appalaches. Le chevauchement se forme après plissement. Le résultat final est un chevauchement s’enracinant au cœur d’un anticlinal dont il recoupe le flanc court redressé (Fig. 2).

 

- Le chevauchement d’étirement (« stretch-thrust »), dont le type, alpin, est dû à Albert Heim (1878). Le chevauchement résulte de l’étirement du flanc inverse d’un pli (Fig. 3).

 


 


Figure 3. « Stretch thrust » selon Heim (1878) in Willis (1893).

Le chevauchement résulte de l’étirement jusqu’à rupture du flanc inverse du pli.

 

Figure 4. Schéma cinématique conceptuel illustrant la notion d’« erosion thrust »

selon Willis (1893).


- Le chevauchement d’érosion (« erosion-thrust »), dont le type est aussi appalachien. A la suite de l’érosion d’un anticlinal, un chevauchement parallèle à une couche résistante se trouve en quelque sorte guidé vers la surface (Fig. 4). Ce type de structures est décrit dans la littérature francophone sous le nom de chevauchement épiglyptique.

 

A partir de cette base commune proposant une synthèse très complète des conceptions de l’époque, l'histoire des idées va être sensiblement différente en Europe et en Amérique. Pour la partie européenne, notre analyse concerne essentiellement les auteurs francophones.

 

L'Europe est la patrie du concept de « nappe de charriage » (Marcel Bertrand, 1884) et, à la suite de cet auteur majeur, les géologues européens se sont davantage intéressés à la description des « nappes de grand style » qu'à l'analyse géométrique des relations entre plis et failles. Ainsi, malgré la richesse des travaux de Fourmarier (1954), Lutaud (1957) et Ellenberger (1967) (pour ne citer que des francophones), l'école européenne n'a pas su développer l'arsenal théorique nécessaire pour élaborer les techniques d'équilibrage des coupes géologiques qui se sont révélées si fructueuses. A l'inverse, en Amérique, les idées développées par Rich (1934) sur les Appalaches se retrouvent dans les synthèses régionales de Bally et al. (1966) et de Dahlstrom (1970) sur les Rocheuses canadiennes et dans l'article fondateur de Dahlstrom (1969) sur les « coupes équilibrées ». Notons cependant que Dahlstrom lui-même cite Jean Goguel comme un précurseur. En effet, à propos de sa méthode il écrit :

 

« The essence of the method has been discussed by Hunt (1957), mentioned by Goguel (1952), and illustrated by the published works of Carey (1962) and Bally et al. (1966) ».

 

A la différence des universitaires européens, Dahlstrom et Bally étaient des géologues pétroliers. Leurs travaux s'appuyaient donc sur de nombreuses données de subsurface permettant certainement de mieux apprécier les relations entre plis et chevauchements dans une région (l'Alberta) où, par ailleurs, la géologie de surface est spectaculaire. De façon générale, on s’apercevra que l’approche « américaine » est très concrète et pragmatique. En revanche, l’approche « européenne » s’est appuyée sur des considérations théoriques (l’impossibilité de produire en même temps pli et faille) qui, en l’occurrence, se sont révélées trop limitées. Nous examinerons succes­sivement l’évolution des idées en Amérique et en Europe jusqu’à la fin des années soixante-dix, c’est-à-dire à l’époque de l’émergence d’une nouvelle généralisation des concepts.

 

Seuls les aspects géologiques seront discutés ici. On n’abordera pas, en particulier, les discussions concernant la mécanique du plissement ; la question centrale qui nous préoccupe – le fonctionnement simultané d’un pli et d’une faille est-il possible ? – n’a d’ailleurs été que très peu abordée par les mécaniciens. D’un autre côté, nous restreindrons notre propos à la question des relations entre faille et pli à l’échelle d’une structure individuelle. Nous ne parlerons donc pas, par exemple, du plissement d’ensemble des grandes nappes de charriage, mis en évidence dans de nombreuses chaînes de montagne.

 

2. Le développement des idées en Amérique au XXe siècle

La méthodologie qui conduira aux techniques d'équilibrage des coupes géologiques à la fin des années 1970 est déjà contenue dans un article de John Rich (1934). Cet auteur donne, en effet, une remarquable analyse géométrique qu'il agrémente ensuite de quelques considérations mécaniques. L'objet de son article est de commenter la géométrie d'une coupe (Fig. 5) à travers la « Cumberland Mountain et la Powell Valley » (Appalaches) publiée par Charles Butts en 1927 puis d’en proposer un état restauré (Fig. 6) et un modèle analogique explicatif construit avec des feuilles de papier. Rich décrit la géométrie du Cumberland Thrust de la façon suivante :

« The peculiar features of the Cumberland block […] and the apparent warping of the thrust plane, all fit into a consistent picture when the thrusting is considered as having taken place along and across the bedding of the sedimentary rocks ».

Figure 5. Coupes issues de Rich (1934). En haut, «l'ancienne » interprétation du « Cumberland overthrust block » dans la « Powell Valley » (Virginie, U.S.A.), d’après la coupe originale de Butts (1927).

En bas, l'interprétation par Rich (1934) des relations entre la faille de la « Pine Mountain » et le « Cumberland overthrust block ».

 


La géométrie d'un chevauchement initialement en escalier (« without the necessity of any warping of the thrust plane since it was formed ») est parfaitement argumentée (Fig. 6). Le trajet du chevauchement suit les niveaux argileux et recoupe les niveaux compétents selon le processus suivant :


« the thrust plane may be pictured as following some zone of easy gliding such as the lower shale […] until frictional resistance became too great; then shearing diagonally up across the bedding to another shale; following that for several miles, and finally shearing across the bedding to the surface ».


Figure 6. Schéma interprétatif de la structure de la « Powell Valley » selon Rich (1934). En haut, état non déformé présentant les futurs niveaux de décollement et la trajectoire en palier-rampe du chevauchement de la Pine Mountain. En bas, état post-déformation et érosion.

 

Il s'agit, avant la lettre, des concepts de palier et de rampe. On remarquera que, même s'il n'est pas nécessaire de concevoir un plissement du plan de chevauchement pour lui donner sa forme en escalier, il faut néanmoins que le chevauchement précède le plissement. Le pli lui-même ne résulte que d’un simple cintrage des couches au-dessus des transitions palier-rampe puis rampe-palier. Selon la nomenclature introduite par John Suppe (1983) il s'agit donc d'un « fault-bend fold » (pli de cintrage sur rampe). Ce concept fut largement utilisé pour construire des coupes à travers les Rocheuses (Bally et al., 1966 ; Dahlstrom, 1970) (en liaison avec l'intense prospection pétrolière dans ces régions), dans les Appalaches (Roedder et al., 1978) ou à Taïwan (Suppe, 1980). On notera qu'une géométrie très semblable à celle de la Powell Valley a été observée et décrite par Paul Fallot (1949) dans les Alpes-Maritimes sous le nom d’« écaille intercutanée de la Roya » (Fig. 7). Cependant, il n'insista pas sur le trajet, nécessairement en escalier, du plan de chevauchement en question.

Figure 7. L’« écaille intercutanée de la Roya », au nord des Alpes-Maritimes.

Modifié d'après Fallot (1949) (in Goguel, 1952).

L'idée de la concomitance entre plis et chevauchement est proposée par Dahlstrom en 1969 dans son article fondateur sur les coupes équilibrées. Envisageant la question sous l'angle exclusif de la géométrie il écrit (pages 746-747) :

« thrust faulting and folding are both mechanisms for making a packet of rock shorter and thicker than it was originally, so one could expect the two mechanisms to be interchangeable ».

Il illustre son propos en reproduisant la coupe géologique de l'anticlinal de la « Turner Valley »(Gallup, 1951) (Fig. 8), à propos de laquelle il précise :

 

« This is an excellent example of a balanced transition from shortening by faulting to shortening by folding » (Voir à ce propos la figure 9).


 

Figure 8. Coupe de la Turner Valley, modifiée par Dahlstrom (1969) d'après l'interprétation de Gallup (1951). L'atténuation du décalage entre les bancs vers l'extrémité de la faille est clairement visible, ce qui soutient l'hypothèse d'une croissance simultanée de la faille et du pli. Cela est l'exemple type du « pli de propagation de rampe ».

 

 


Figure 9. Schéma de Dahlstrom (1969) (modifié), montrant diverses possibilités pour amortir par un pli (b) ou un faisceau de failles (c) le décalage de marqueurs stratigraphiques le long d'un chevauchement (a).

La même idée est développée par Elliott (1976) qui, à partir d'observations cartographiques, écrit :

 

« We may conclude that a non-cylindrical fold complex travels just ahead of a sideways propagating thrust. The rocks are folded, the folds grow and tighten, and then the thrust fracture extends laterally into this strained mass. The folds indicate that ductile deformation of substantial magnitude affects the rock before the crack slowly propagates into it ».

 

La préoccupation de Dahlstrom était surtout pratique, géométrique. Elliott, en revanche, s'intéresse davantage aux mécanismes. Mais dans les deux cas, ils dépassent le dualisme entre pli et chevauchement. Ceux-ci sont réconciliés en un principe unique où l'on reconnaît avant la lettre le pli de propagation de rampe (« Fault-Propagation Fold ») dont la cinématique sera formalisée en 1985 (Suppe, 1985).

 

 

3. Aperçu sur le développement des idées en Europe au cours du XXe siècle

 

En Europe, au milieu du XXe siècle, l'idée qui prévaut est que la rupture par faille succède toujours au plissement. Ainsi, dans le compte-rendu d'une excursion de la Société géologique de Belgique dans le Jura, on peut lire sous la plume de Pierre Evrard (1949) :

 

« Quand une faille est associée à un pli, il est classique d'admettre que la faille est due à l'accentuation du pli. C'est le pli-faille classique auquel on ramène automatiquement le couple faille et pli ».

 

A une autre échelle, cette notion est illustrée par le concept, dû à Pierre Termier, de « nappe du premier genre » dans lequel la surface de charriage résulte de l'étirement jusqu'à la rupture du flanc inverse d'un vaste pli couché. En domaine plus externe, deux géologues français, Léon Lutaud et François Ellenberger, ont défendu l'idée que le pli précédait nécessairement la faille.

 

Les travaux de Léon Lutaud concernent la Basse-Provence. Pendant plus de quarante ans, cet auteur a accumulé dans cette région des observations qu'il résume en 1957 dans un article synthétique. Sa conception est que le plissement provençal résulte d’une évolution polyphasée avec les étapes suivantes : une phase de plis­sement, une phase d'érosion et enfin une phase de chevauchement (Fig. 10). Ces conceptions sont la base d'une théorie insistant sur le rôle essentiel des processus de surface dans l'évolution tectonique des ceintures de chevauchement-plissement. Dans son Traité de Tectonique (1952), Goguel résume cette approche de la façon suivante (pages 167-168 ; c’est nous qui soulignons):

 

« En Provence, il semble qu'un certain nombre de plis, peut-être peu accentués, se soient formés dès le Crétacé Supérieur et aient alors été érodés, tandis qu'une sédimentation continentale se poursuivait dans les synclinaux voisins. Lors de la deuxième phase tectonique (Lutétien), l'érosion avait supprimé, sur l'axe anticlinal, la continuité des assises calcaires, résistantes, du Jurassique, et l'un des flancs a pu glisser, à la faveur des assises plastiques du Trias et passer par dessus l'autre flanc, en chevauchant jusque sur le synclinal voisin : l'érosion avait préparé, sinon même permis, la rupture de l'anticlinal. mais cette érosion devait, naturellement, être très inégale suivant les points, d'où le peu de continuité, dans le sens longitudinal, de ces chevauchements provençaux ».

 


Figure 10. Coupe de la Provence selon Lutaud (1957), entre le Cap Sicié et la Sainte-Baume. En haut, état après la phase tectonique de la fin du Crétacé et l'érosion qui suivit. En bas, état actuel après fonctionnement des chevauchements.


Le texte souligné indique que, pour ces auteurs, le rôle de l'érosion est surtout de rompre la continuité des couches résistantes. Les discontinuités ainsi créées autorisent ou, au moins, facilitent le développement de failles (Fig. 11). Lutaud reconnaît que l'idée qu'il illustre n'est pas nouvelle. Il se réfère d’ailleurs au travail de Willis à travers la citation qui en est faite par Emile Haug (1921). Effectivement, dans son manuel, Haug avait reproduit la figure de Willis (Fig. 4) avec le commentaire suivant :

 

« [Willis] a établi que certains chevauchements (« erosion thrust ») prennent naissance le long de plis dont la charnière a été érodée par les agents atmosphériques. Les poussées qui ont donné lieu au pli continuent à agir, une rupture, suivie d'un chevauchement, se produira à l'endroit attaqué par l'érosion ».

Il y a néanmoins un incontestable aspect novateur dans l’approche de Lutaud dans la mesure où il inscrit les différents événements décrits dans une conception globale de l’évolution des chaînes (« tectogenèse »). Par ailleurs, dans tous les cas qu’il présente, les chevauchements s’enracinent au cœur des anticlinaux et non sur leur flanc, comme le suggérait Willis (comparez les figures 4 et 11).


 

Figure 11. Schéma d’après Lutaud (in Goguel, 1952)

montrant le rôle de l'érosion pour rompre la continuité des couches résistantes (calcaires) (en haut) et favoriser l'émergence du plan de chevauchement (en bas).

L’équipe de Michel Durand-Delga développe un point de vue proche en soulignant le caractère épiglyptique de la nappe des Corbières orientales (voir Azéma et al., 1963). François Ellenberger (1967) théorisa ces conceptions en s'appuyant sur une étude de terrain détaillée de structures du Bas-Languedoc, complétée par des observations, personnelles ou non, dans l’Ardenne et le Zuzuland (Afrique du Sud). Pour cet auteur, plissement et « charriage cisaillant » correspondent à deux événements distincts. Ces deux phases seraient également séparées par une période d'érosion. Celle-ci serait théoriquement nécessaire car, selon cet auteur, il serait indispensable de délester la structure (c’est-à-dire de diminuer la pression lithostatique) pour permettre le développement des chevauchements. Le point de vue d’Ellenberger est parfaitement expliqué dans le résumé de son article (c’est nous qui soulignons) :

« La tectonique compressive, d'âge Eocène Supérieur, se décompose en une phase de plissements souples (tectonique d'écoulement) puis, après une importante dénudation, une phase de chevauchements cisaillants avec troncatures basales et sommitales généralisées à la base et au sommet des écailles (tectonique de choc) ».

 

La terminologie utilisée rend bien compte de l'antinomie postulée par l'auteur entre les deux mécanismes (plissement et chevauchement). Ils relèveraient de contextes différents et ne pourraient donc être contemporains (Fig. 12). Ainsi, pour lui, le rôle de l'érosion serait surtout de modifier les conditions de confinement, ce qui induirait une modification drastique du comportement du milieu qui passerait d'un comportement ductile à un comportement cassant.


 

Figure 12. Schémas d'Ellenberger (1967) illustrant le concept de troncature après une phase de plissement et d'érosion (A), suivi d'un chevauchement recoupant le cœur de l'anticlinal (B). On remarquera que, sur ces schémas, la faille chevauchante recoupe les deux flancs de l’anticlinal. Un tel dispositif est rare (exceptionnel à notre avis), il s’agit donc visiblement d’une volonté de l’auteur d’insister sur la chronologie qu’il soutient. Le schéma C montre le rebroussement de têtes de couches sous une écaille. Pour l’auteur, ce dispositif imposerait la séquence suivante : (1) plissement pour basculer les couches, (2) érosion et (3) avancée de l’écaille sur la surface d’érosion. En fait, la réalité de la surface d’érosion reste pour nous à démontrer. En tout cas, celle-ci n’est pas indispensable pour expliquer la géométrie observée, il peut s’agir de plis développés dans un premier temps à l’avant de la faille en cours de propagation puis recoupés par celle-ci.  

En résumé, pour Lutaud comme pour Ellenberger, la règle est que les chevauchements ne devraient jamais être plissés, du moins dans le cadre d’un événement tectonique donné. Or, il existerait d'assez nombreux contre-exemples comme l'avait relevé Goguel (1962, page 158, c’est nous qui soulignons) :

 

« C'est ainsi que dans le bassin houiller du Nord et de la Belgique, on a pu suivre des surfaces de failles incontestables, qui ne sont pas planes, mais courbées, à peu près comme les couches environnantes. L'interprétation est évidente : dans une première phase ces failles ont joué selon un plan, et dans une seconde, la série a été plissée. La même explication vaut pour la coupe célèbre de Grechenberg dans le Jura ».

 

 

Figure 13. En haut, coupe du Grenchenberg par Buxtorf (1916) (in Goguel, 1952). En bas, évolution cinématique proposée par Buxtorf. Seule l’évolution du pli de droite est considérée. Le choix de l'auteur est de considérer que la faille est plane au départ et donc que tout gauchissement du plan résulte d’un plissement plus tardif. L’alternative est d’interpréter ce pli comme un pli de cintrage sur rampe dans lequel le dispositif palier-rampe-palier est originel. Un re-plissement tardif est néanmoins nécessaire pour verticaliser la rampe.

Goguel figure ici la coupe de Buxtorf (1916) et l'interprétation cinématique de cet auteur (Fig. 13), ainsi qu’une coupe du bassin de Liège d’après Humblet (1921). Goguel n’a pas d’état d’âme : si les failles sont plissées, c’est qu’elles sont précoces. En revanche Fourmarier (1945), partisan, lui, d’une chronologie systématique de type pli puis faille, expliquait l’existence de failles plissées dans le bassin de Liège, de la façon suivante (c’est nous qui soulignons) :

« Il faut en conclure de toute évidence, que le plissement s’est déplacé progressivement du sud vers le nord, tandis que les failles se sont produites en un temps relativement très court ; elles ont pris naissance dans le sud du bassin alors que le plissement venait de s’y produire et elles se sont propagées à ce même moment sur toute la largeur du bassin ; ainsi lorsque le plissement a gagné la région nord, les failles y existaient déjà et elles ont été déformées au même titre que les couches environnantes » (Ce texte est cité aussi par Ellenberger, 1967, page 103).

 

On voit les contorsions nécessaires pour maintenir à tout prix l’ordre théorique. Les interprétations (considérées dans les deux cas comme « évidentes », voir nos soulignements) sont évidemment discutables. En effet, sur les deux exemples figurés par Goguel, on retrouve aisément une géométrie initiale en escalier (palier-rampe-palier), telle qu'elle a été définie par Rich dès 1934 (Fig. 6), même s'il est aussi nécessaire, dans le cas du Grechenberg, de faire appel à un plissement tardif d'ensemble (Fig. 13). La contribution essentielle de Rich semble donc avoir été assez largement ignorée (ou du moins non utilisée) par les géologues européens. La coupe de l'anticlinal de la Powell Valley sur laquelle il appuya son interprétation est néanmoins reproduite dans le manuel de De Sitter (1956) qui ne cite pas la source originelle. Cet auteur, par ailleurs, oppose les conceptions de Albert Heim (1921) à celles de Buxtorf (1916) dans les termes suivants (page 241) :

 

« The development of the thrust has been explained by Albert Heim as due to attenuation of the middle limb of a recumbent fold [...], Buxtorf on the other hand, studying the tectonic conditions of the Jura Mountains, concluded that a flat reversed fault gradually develops into a thrust-faulted anticline ».

 

Il propose lui même une conception conciliatrice :

 

« Besides these contradictory conceptions, a third possibility is here presented, i.e. the development of a thrust-fault in a much earlier time of folding than Heim observed and a much later than Buxtorf presume ».

 

On doit aussi dire un mot de la notion de « faille-pli » telle quelle a été appliquée au Jura par Louis Glangeaud (1949). Il s'agit d'un pli qui se greffe sur une faille préexistante. En l'occurrence dans le Jura, les failles en question sont héritées de l'épisode de distension oligocène. Il s'agit donc de failles normales. La question posée par Glangeaud est donc celle du rôle de l'héritage lors de l'inversion d'un bassin et non celle des relations génétiques entre plis et chevauchements qui nous intéressent ici.

 

 

4. Conclusion : vers une nouvelle généralisation des concepts de la tectonique de chevauchement-plissement

 

Après l’article de Willis (1893) et le développement séparé qui suivit, la nouvelle  généralisation des conceptions sur les « ceintures de chevauchement-plissement » (« fold-and-thrust belts »), peut être datée du début des années 1980, au moment de la parution des articles synthétiques de Boyer et Elliott (1982) et de Butler (1982).

 

Ce développement est intimement lié aux techniques d'équilibrage des coupes géologiques qui se sont révélées extrêmement efficaces pour reconstruire l'histoire d'un bassin sédimentaire depuis la période de rifting jusqu'à son inversion. Nous avons vu que c'est principalement dans les Rocheuses canadiennes et les Appalaches que les concepts fondamentaux ont été développés. Leur importation en Europe fut l’œuvre de D. Elliott qui s'attaque d'abord à la mythique chaîne de chevauchement du Moine, en Ecosse, dont il modifie complètement l'interprétation en proposant une nouvelle séquence de développement des chevauchements (Elliott et Johnson, 1980).

 

La nomenclature des structures associant plis et chevauchements est fixée au début des années 1980 (Boyer et Elliot, 1982 ; Butler, 1982). Plus fondamentalement Boyer et Elliott développent le concept de duplex – le terme avait été introduit par Dahlstrom (1970) –, mais surtout appliquent la méthode mise au point dans les Rocheuses à d'autres systèmes montagneux, dont les Alpes occidentales. Il produisent à cet égard la première coupe géologique moderne de cette chaîne. Ces travaux donnaient des clés permettant de « revisiter » de nombreux domaines orogéniques. Pour le territoire français ou immédiatement limitrophe, on notera les travaux de Mugnier (1984) sur le Jura, de Tempier (1987) en Provence, de Viallard (1987) dans les Corbières et de Meilliez (1988) puis Meilliez et Mansy (1990) sur les Ardennes.

 

C'est aussi l'époque du développement du programme national de sismique profonde ECORS. La grille de description et d'interprétation popularisée par D. Elliott fut mise à profit pour comprendre la géométrie profonde de la chaîne hercynienne du nord de la France (Raoult, 1988), des Pyrénées (Choukroune et al., 1989 ; Roure et al. 1989 ; Muñoz, 1992) et des Alpes (Nicolas et al., 1996). Néanmoins, à cette échelle, c’est surtout la trajectoire des grands chevauchements qui présente de l'intérêt. On s'éloigne donc de la problématique des relations avec les plis.

 

Parallèlement, l'analyse de la cinématique de structures individuelles trouve un nouvel essor à la suite des travaux de Suppe (1983). Ceux-ci ouvrent une nouvelle ère car ils fournissent un outil efficace pour vérifier la cohérence cinématique d'une coupe géologique et, d'autre part, permettent une certaine automatisation en utilisant des moyens informatiques.

 

 

Remerciements

 

Cet article est dédié à la mémoire de François Ellenberger dont les travaux sur l’arc de Saint-Chinian et les Corbières sont à l’origine de cette étude. Nous remercions Michel Durand-Delga pour ses très utiles suggestions et l’ensemble de l’équipe de Cergy-Pontoise pour ses encouragements. 

 

 

Références

 

 

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