TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1980)

Table ronde sur "Temps long - Temps court dans l'histoire de la Géologie

François ELLENBERGER
Postulat sur la Durée ou sur la Force ?

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 12 mars 1980)

L'organisation de la présente séance du COFRHIGEO sous forme d'une table ronde sur "Temps court, temps long" entend notamment répondre au souci de dépasser les thèmes et problèmes particuliers et de se placer pour une fois au coeur d'un problème fondamental qui est présent d'un bout à l'autre de l'histoire de la Géologie. Ce problème peut être posé en ces termes : la vision de la Durée survient-elle comme fruit normal des études sur le passé de la Terre, en tant qu'induction a posteriori, ou est-ce au contraire un donnée préalable , a priori, qui va organiser en construction historique et chronologie les déductions tirées des faits géologiques ? - Le sujet est immense et ne saurait être ici qu'effleuré. On se borne ici à introduire la question partielle suivante : durant toute la période de naissance de la science de la terre (mettons, du XVIIe siècle au milieu du XIXe), on voit les uns militer souvent âprement pour contraindre l'histoire physique passée du Globe à tenir dans les quelques milliers d'années de la chronologie courte biblique; - et d'autres argumenter, avec plus ou moins d'audace, en faveur d'une chronologie longue disposant à son gré de toutes les immenses durées que l'on voudra. Les premiers ont,comme corollaire évident besoin d'invoquer des processus passés extrêmement puissants (catastrophes, etc.) ; les seconds peuvent ne recourir qu'à des énergies faibles, à l'instar de celles habituellement à l'oeuvre sous nos yeux. Cette liaison réciproque inverse entre durée et énergie des actions est fort claire et fort souvent explicitée par les anciens auteurs. Or, qui est premier ? Est-ce le choix des causes - pour les uns tenues d'emblée pour uniformes et conformes aux processus actuels (avec alors comme corollaire obligé leur action indéfiniment prolongée) ; - et pour les autres, ayant, dans le passé, connu des crises de formidable intensité ?

Ou bien est-ce une décision initiale,soit d'admettre d'immenses durées pansées et futures, soit d'économiser par tous les moyens le décompte de siècles ? Autrement dit, le pari porte-t-il d'abord sur le temps, ou d'abord sur les causes ? Opte-t-on d'emblée pour une certaine conception de la durée du monde, ou plutôt, au préalable, pour une idée préconçue de la nature des phénomènes passés ? - Voilà de bien vastes interrogations, et un sujet sur lequel on a déjà beaucoup écrit (1).

Mais il n'est jamais futile, ni présomptueux, de porter soi-même, à son tour, un bref regard sur les problèmes-clefs. Chacun est confronté à l'énigme du Temps, et gagne à expliciter l'idée qu'il s'en fait; la pensée d'autrui aide à cette maïeutique.

La Chronométrie, à l'aide du temps court comme du temps long.

Une Durée vide d'événements reste abstraite et comme inexistante. L'Homme a toujours aimé façonner des chronologies, par lesquelles il entre en possession des temps passés. Ce sont à tout le moins des généalogies, si chères à tant de tribus primitives (maories, bantoues, etc.), et qui occupent encore tant de place dans l'Ancien Testament. Cela revient à un mesure implicite du temps, à l'aune des tranches de vies humaines ou générations. Cette chronométrie anthropomorphique du monde, simple écrin de l'Homme, est encore au XVIIIe siècle présente dans tous les esprits, même s'ils s'en défendent. La Bible propose une histoire précise (encore qu'en deux versions un peu divergentes), chiffrée (en tout cas depuis l'apparition de l'Homme) et où le Déluge est daté. On passe beaucoup de temps à discuter des traditions d'autres cultures, chinoises ou autres, dont les chronologies excèdent de beaucoup la durée des temps bibliques. Nicolas Boulanger en écrivant son remarquable livre inédit les Anecdotes de la Nature (ca. 1753), est encore persuadé que la malheureuse humanité (qu'il conçoit en toute indépendance des normes de l'Eglise) a eu a souffrir des cataclysmes répétés qui ont façonnés la terre (2). On pense de suite, lors de la découverte des volcans éteints d'Auvergne, à interroger les textes et les traditions humaines. - En un mot, à cette époque, l'Homme est encore la mesure de toutes choses.

Il est donc remarquable de trouver, dès le XVIIIe siècle et même avant, des propositions de chronométries purement physiques, où l'on essaie de calculer numériquement la durée totale d'un processus donné d'après un taux annuel estimé. Fort curieusement, il s'avère que les auteurs se livrent à ces spéculations quantifiées aussi bien pour contre-battre la thèse non-biblique de durées longues que la thèse orthodoxe du temps court. La distanciation progressive de l'observateur vis-à-vis de la nature impose de concéder à celle-ci de plus en plus d'autonomie, quitte à se rassurer en la sachant gouvernée par des lois fixées par le Créateur.

Les grands Diluvianistes de la fin du XVIIe siècle sont fort conscients du progrès inexorable de l' érosion (3) ; Burnet (1784) (4) estime qu'en 10.000 ans la dénudation par les eaux courantes ferait disparaître les reliefs terrestres. Arthur Smith Woodward (1695) (5) juge d'après ses observations en Angleterre que l'érosion actuelle est faible; il se propose de publier ultérieurement (ce qu'il n'a pas fait), "la règle dont je me sers pour juger" et alors "chacun pourra d'abord connoître sans peine, jusqu'où va la quantité de la diminution qui arrive dans les montagnes & dans les lieux élevés, soit ici, soit dans quelque partie du monde que ce soit" - Pour l'un et pour l'autre, peu importe d'ailleurs la vitesse plus ou moins grande de l'érosion, puisque de toute façon elle n'a pas le temps d'agir sensiblement dans la brève durée du monde selon la chronologie biblique.

Pour cet autre diluvianiste, Bourguet (7), il importe au plus haut point de montrer que dans le passé (donc dans les 4000 et quelques années écoulées depuis le grand bouleversement du déluge) l'érosion n'a pas eu d'action notable sur le modelé des montagnes. Bourguet est en effet fort conscient que d'accepter que les rivières aient creusé elles-mêmes leurs vallées, c'est ipso facto accepter d'immenses durées passées, et donc prendre position contre la Révélation biblique prise dans sa lettre. Ainsi pour un certain TYSSOT DE PATIT en 1722 (8), les "jours" de la Genèse comprennent en réalité un "nombre innombrable d'années" ; a fortiori les "mille ans & plus que l'Ecriture nous assure" jusqu'au Jugement dernier doivent renfermer à proportion une "quantité prodigieuse d'années" durant lesquelles "les pluyes, les ravines, les tempêtes & tels semblables incidents" doivent nécessairement avec le temps emporter vers les lieux bas toute la matière des reliefs terrestres, quelle que soit la lenteur de leur action. - Bourguet s'insurge en bon protestant orthodoxe contre les propos de ce protestant libéral, et contre ceux du renégat Henri Gautier (voir plus loin). Il met en oeuvre une réfutation scientifique qui ne manque pas de clairvoyance (1742) (9). Il se trouve qu'il habite en Suisse, à Neuchâtel, pays dont le modelé est largement dû aux phénomènes glaciaires quaternaires. Il observe les faits autour de lui, et tente d'estimer la vitesse actuelle du creusement des gorges du Jura et de l'alluvionnement corrélatif dans le lac de Neuchâtel. Pour lui, tout l'état de chose hérité de la dernière glaciation est dû aux chasses d'eau du déluge en retraite. Il est fort satisfait de constater que depuis lors, le travail des eaux courantes a été presque négligeable : ce qui est tout-à-fait juste. Son estimation des durées est intuitivement assez exacte, puisque le retrait des glaces date en réalité d'un multiple faible de l'âge allégué du déluge.

DE LUC va se servir largement de ces textes de BOURGUET en développant avec opiniâtreté ces essais de chronométrie qui doivent selon lui établir une fois pour toute la réalité physique de la catastrophe diluvienne et son âge historiquement très récent. Ayant déjà développé son argumentation dans ses Lettres physiques et morales (1779), il revient, en possession de beaucoup d'observations nouvelles, sur cette question notamment dans ses Lettres sur l'histoire physique de la terre, adressées à M. le Professeur Blumenbach ... (an VI = 1798). La preuve pour lui sans réplique du non-creusement des vallées des Alpes par les eaux courantes, c'est l'existence des lacs au débouché des principales vallées; leur volume est très faible comparé à celui des vallées, et leur comblement est à peine commencé (10) : "preuve péremptoire de ce que les cavités des montagnes, ainsi que celles qui forment les bassins des lacs, existoient avant qu'il pût pleuvoir sur nos continens, c'est-à-dire, avant qu'ils fussent abandonnés par la mer". Or, la dégradation des montagnes par l'eau des pluies est un fait certain, et qui fournit "un moyen direct de reconnoître, à quelle distance de tems, nous devons le commencement de ces opérations". En effet tous les produits de l'érosion arrivent forcément dans les lacs et s'y déposent en totalité (De Luc, citoyen de Genève, connaissait la grande pureté de l'eau du Rhône à sa sortie immédiate du lac Léman). La succession des établissements humains selon la tradition des habitants, sur ces "nouveaux terrains" (des deltas lacustres) constituent des "chronomètres", qui indiquent déjà un temps très bref ; qu'il convient encore de raccourcir encore pour tenir compte du fait que le "module" ou "effet annuel" d'atterrissement a certainement décru par rapport à ce qu'il était au début. - Ainsi de Luc retourne fort habilement en faveur de la Durée courte l'argument majeur même des fluvialistes uniformitaristes sur l'extrapolation au passé et au futur de l'action des "causes lentes" (11). Dans son Traité élémentaire de géologie qu'il publie en 1809 (alors âgé de 82 ans), il revient sur ses "chronomètres naturels" et affirme une fois de plus que la seule route de recherches sûres est "l'étude des causes actuellement agissantes, et des effets qu'elles ont déjà produit" (assuré qu'il est d'aboutir à une durée brève dans l'application des phénomènes actuels). Cuvier démarque largement De Luc dans son Discours... (13).

On pourrait multiplier les exemples. Cela revient à dire que quiconque était persuadé de la brièveté de la durée des temps géologiques et de l'historicité de la catastrophe majeure du déluge universel, pouvait, très scientifiquement (quant au raisonnement) trouver des preuves de cette brièveté dans les faits de terrain, dans la mesure même où toute l'Europe du Nord conservait les traces récentes et toutes fraîches de la glaciation des processus périglaciaires (authentique "catastrophe" rompant le cours paisible des processus géologiques ordinaires).

Cela n'allait pas toujours sans un certain parti-pris. Ainsi Dolomieu ayant visité la grotte d'Arcy-Sur-Cure, accepte sans autre la grande vitesse alléguée de croissance des concrétions stalactitiques (affirmée par les guides locaux, et aussi par Buffon (14) et donc le comblement très rapide prévisible de la grotte comme infirmant l'antiquité de nos continents (15). On pouvait tout aussi bien tirer argument de la grotte en faveur de la durée longue, par exemple en comparant la description donnée par Pazumot en 1763 (16) des figures et curiosités,avec celle de Pierre Perrault de 1674 (17), où l'on retrouve plusieurs des principaux objets, bien reconnaissables. - Ou encore, constater la faible vitesse de repousse des grosses stalactites cassées notamment en 1716 (pour l'Académie des Sciences) et par Buffon (18).

La chronométrie à l'appui du temps long»

En 1809, J.M. Coupé, esprit original et fort bon observateur (19), publie une note intitulée : L'action des eaux fluviatiles considérée sur le sol des environs de Paris (20). Il professe sa foi dans la durée longue : "Quelles eaux immenses il aurait fallu, s'écriera-t-on, pour excaver de semblables vallées ! Elles furent immenses aussi; elles n'agirent pas simultanément, mais successivement par dilutions répétées, La puissance de la nature est dans l'économie des causes lentes, et dans l'immensité du tems. L'observateur considère la surface d'un pays; là est sa chronologie écrite : c'est par elle qu'il juge des siècles qui se sont écoulés depuis que la mer l'a laissé à découvert". - Or Coupé affirme plus qu'il ne démontre, son principal argument est dans l'étagement des terrasses attestant que "le lit des eaux courantes s'est enfoncé par degrés". Il a certes du mérite de perpétuer la doctrine fluvialiste en plein renouveau triomphant néo-catastrophiste, mais est-ce plus qu'une foi intuitive ? Car sa position n'explique pas les terrasses de gros galets roulés (déjà remarqués par Guettard (21) ) contrastant avec la finesse du transport actuel de la Seine. Elle explique encore moins, dans d'autres contrées d'Europe, le fait des blocs erratiques, argument massue des catastrophistes de toute obédience, jusqu'en 1835 au moins et l'acceptation du phénomène glaciaire.

Coupé, tout comme Lamarck, pouvait être visé par Cuvier dans le Discours... "Je sais que quelques naturalistes comptent beaucoup sur les milliers de siècles qu'ils accumulent d'un trait de plume" (tant pour rendre compte de l'évolution physique du globe que celle des espèces animales) ; chacun des deux camps de la Durée brève et de la Durée longue était en droit d'accuser l'autre d'un choix préconçu, a priori. Le schéma présenté par Lamarck dans son Hydrogéologie (1802) du lent déplacement des mers autour du globe, exigeant des millions de siècles pour une révolution complète satisfaisait peut-être l'auteur en lui fournissant tout le temps dont il avait besoin pour la lente transformation des espèces. Mais d'un point de vue géologique, il était insoutenable déjà vis-à-vis des données de l'époque (22) (tant d'un point de vue wernérien que huttonien). Autrement dit, Lamarck parie sur la durée longue, mais ne la déduit pas des faits.

Nicolas Desmarest et Giraud Soulavie, vingt ans plus tôt, faisant oeuvre de géologues authentiques, avaient développé l'un et l'autre (23) (24) une chronologie certes non quantifiée, mais autrement solide, fondée sur l'érosion et le volcanisme (Giraud-Soulavie en moins rigoureux, est plus complet parce qu'il y adjoint de plus une chronologie initiale de la formation des masses, granitiques puis calcaires, qui seront ensuite soumis a l'érosion; les Epoques de la Nature de Buffon, de très peu antérieures, ont plus de souffle et de génie mais leur chronologie est plus limitée et moins moderne que celle de Giraud Soulavie : deux ou trois ans les séparent ici; en fait ils sont de deux générations différentes).

Nicolas Desmarest en 1779 (25) considère les volcans comme "des accidents dans l'ordre des phénomènes ordinaires de la Nature" (dont il postule donc implicitement l'uniformité) ; il arrive à les classer par ordre d'antiquité par la constatation d'une corrélation de caractères covariants (pour parler en termes d'aujourd'hui), à savoir : la conservation plus ou moins bonne des cônes et cratères, l'intégrité ou non des coulées, leur position par rapport aux vallées actuelles, l'altération plus ou moins poussée des laves et scories, etc. D'où la distinction de trois "époques", excellente chronologie relative, sans essai de quantification. Le seul fait de ne recourir qu'aux agents ordinaires de changement implique évidemment une durée longue. Ceci en Auvergne.

Giraud Soulavie en 1781 (26) propose lui aussi une "Chronologie physique des éruptions des volcans éteints de la France méridionale" (Velay, Vivarais, Coirons) basée essentiellement sur une étude très perspicace de l'évolution du relief sous l'action des seules eaux courantes. Il affirme (27) sa foi dons l'oeuvre du temps : "Que coûtent à la nature les siècles nécessaires à la sculpture de nos montagnes (....) ? Nous voyons dans les eaux de nos rivières le ciseau rongeur du temps". Or, il croit pouvoir chiffrer la durée de ces processus, et aboutit à une estimation qu'il n'ose pas publier tant les temps considérés sont énormes (et en fait exagérés: plusieurs millions d'années rien que pour l'érosion d'une coulée). En soi, cette idée de calculer par extrapolation rétrograde la durée de l'excavation des vallées d'après le taux annuel actuel de l'érosion n'avait rien de neuf ni d'original. Henri Gautier en 1723 on avait posé le principe d'une façon déjà fort moderne ; il suffit de mesurer la turbidité moyenne d'un fleuve pour connaître le taux annuel de dénudation de son bassin versant et, en postulant une loi dégressive simple, le temps qui serait nécessaire pour le nivellement du relief au niveau de la mer. Pet-être par prudence, Gautier propose un chiffre cent fois trop faible, ce dont Louis Bourguet est parfaitement conscient (29) et objecte que cette méthode exige des millions d'années. En 1774, puis en 1779 (30), Guettard paraît être acquis à la lente dégradation des montagnes qui s'abaissent avec le temps, mais (1779, P.806-807) se refuse à entrer dans les calculs des auteurs "qui n'ont pas craint de déterminer le temps qui étoit nécessaire pour que les montagnes fussent anéanties & que la terre devînt plate", car ce faisant, on néglige trop de facteurs. - Autrement dit, dès ce moment, la chronométrie de la durée longue par le rythme de l'érosion était opération courante. Et de fait, en 1784, l'abbé Palassou (31), utilisant une estimation du taux annuel d'érosion donnée en 1776 par de Gensanne (32) admet qu'en un million d'années, les Pyrénées seront nivelées. James Hutton (1795) (33) cite ce passage de Palassou à l'appui de sa propre vision fluvialiste qui invoque d'immenses durées, contre De Luc. Jean d'Arcet (1776) (34) admet que les Pyrénées ont peut-être déjà perdu la moitié de leur élévation originelle, par l'action sans relâche des diverses "causes universelles & constantes, qui agissent sans interruption, dans tous les temps, dans tous les lieux". Il se réfère aux mesures de turbidité de Schober (1748) sur la rivière Saala en crue. Le baron d'Holbach s'en sert pour affirmer de son côté que de faibles causes peuvent produire à la longue des effets très considérables (35).

La caution de ce dernier auteur situe bien l'engagement philosophique que représentait cette affirmation de la cumulation illimitée des actions ordinaires. Tous ces auteurs, aux yeux de leurs adversaires contemporains et ultérieurs, partaient d'une pétition de principe, d'affirmations gratuites. A cet égard, citons les mots de Marivetz et Goussier (1779) : "La marche de la nature est constante & uniforme, mais lente dans ses grands effets (...). La manière dont la Nature agit aujourd'hui dépose de la manière dont elle a agi autrefois" (36). Et la même année, Desmarest écrit : "La Nature a été assujettie à la même marche dans les temps les plus reculés, comme dans les temps les plus modernes" (37). Reijer Hooykaas a beau jeu de souligner que l'auteur a l'air de présenter l'uniformité des causes comme résultat de son étude de la dégradation des volcans, alors qu'elle était postulat et présupposition méthodologique dans le cadre de laquelle les faits étudiés trouvent une place cohérente (38). En 1803, fidèle à lui-même (autant que De Luc, son contemporain d'âge (39)), Desmarest insère dans l'article Anecdotes de la nature de son dictionnaire de Géographie physique (t.II, pp. 561-562) de l'Encyclopédie méthodique un passage (§ VII) sur la durée du temps, où il livre ses pensées profondes sur la durée géologique et son refus motivé des 6400 ans allégués. Tout comme Lamarck venait de le proclamer dans son Hydrogéologie (1802), Desmarest exalte le rôle du Temps "ce grand ouvrier" : "Le tems est un élément principal, que l'on doit considérer comme capable de produire continuellement & à la longue tous les changemens que nous remarquons sur la terre". Lui aussi part de la chronométrie de départ fournie par l'insignifiance de l'évolution du relief depuis l'établissement des citadelles et villes antiques : mais à l'inverse de DE LUC, c'est pour lui la preuve de l'immensité de la durée d'action des processus actuels.

Notons en passant que la prise de conscience de l'énorme durée des temps géologiques fait partie du mouvement universel des idées et n'est pas spécifiquement française. En Allemagne, Von Justi postule des durées de millions d'années (1771) (40) ; Gottlob Werner en 1787 (41), "l'immense durée d'existenoe de notre Terre" ("ungeheuere Zeitraume der Existenz unsere Erde" ). En Grande-Bretagne, comme Roy Porter le souligne (42), James Hutton vers la fin du siècle était loin d'être le seul à invoquer une chronologie longue.

Conclusion.

En fait, on le sait, plus personne ne croit vraiment, au début du XIXe siècle, à la chronologie courte biblique. Ce que l'on cherche à sauver, c'est l'âge récent du monde actuel, quitte à concéder toutes les durées que l'on voudra pour la formation des piles de couches anciennes. On s'achemine vers la vision qui sera celle, typiquement, d'Elie de Beaumont et d'Alcide d'Orbigny : une lente histoire actualiste entrecoupée de catastrophes où se concentrent les changements physiques et biologiques.

D'où l'esquisse d'une réponse à la question posée en tête de cette petite étude : ce serait donc le pari sur l'intensité des causes qui serait premier, puisque le recours à des causes violentes va survivre au naufrage de la chronologie biblique courte. Les uns répugnaient à imaginer des cris d'actions d'une intensité étrangère aux processus actuels; les autres au contraire tournaient en dérision l'inadéquation des causes lentes (cf. De Luc : "On appelle le tems au secours des moyens, et on ferme les yeux sur les impossibilités " ), parce qu'au fond d'eux-mêmes, ils étaient hantés par le spectre, devenu vérité, des déchaînements de puissance tellurique.

A ce niveau, on rejoint l'inconscient collectif, et ses modulations par "ce qui est dans l'air" (donc, si l'on veut, par l'Histoire). Est-ce un hasard si, devant les mêmes paysages du Massif central où Desmarest voyait les marques de la longue action des agents quotidiens, Faujas de Saint-Fond (1778) (44), Dolomieu (1798) (45) et Ramond (1789, 1818) (46) voient, eux, les effets de débâcles, déluges, courants marins; - et si tous trois sont à leur façon des "romantiques", en tout cas représentants de la nouvelle génération qui fit la Révolution française ? En tout cas, le sentiment religieux personnel ne suffisait pas, à lui seul, à déterminer le choix de l'une des deux options des causes lentes ou des causes violentes : du moins si l'on en juge par le cas de Guettard, acquis aux premières, tout en étant personnellement un homme d'une foi évangélique sincère et profonde. Ce n'était certes pas le cas du catastrophiste Faujas.

Ce "besoin de catastrophes, de causes violentes, s'est, un temps, triomphalement satisfait de l'échec des causes actuelles à expliquer les blocs erratiques et la morphologie glaciaire des pays nordiques et péri-alpins; et, comme G. Gohau le souligne par ailleurs, il s'est conforté de la prise de conscience des crises orogéniques. Il a pu s'appuyer sur la constatation des brusques renouvellements de faunes dans la série des couches. Tout cela est connu.- Ce qui l'est moins, c'est la résurgence inattendue d'explications catastrophistes là où on ne les attendait plus. L'éminent ingénieur Eugène Belgrand (1859) façonne ainsi d'un coup, par de "grands courants d'eau" le modelé du bassin de la Seine, dont le relief en creux est issu de ce "cataclysme diluvien" aussi étrange que les "torrents" de l'ingénieur Nicolas Boulanger un siècle plus tôt (47). En 1876, le grand géologue languedocien Emilien Dumas, traitant de nos alluvions anciennes, évoque à son tour "le grand cataclisme (...) qui a donné à la surface du globe les derniers traits de sa configuration". Au cours de cette catastrophe (sans rapport avec le Déluge biblique), "de grands courants aqueux ont circulé avec une violence extraordinaire à la surface de la terre" (48). - Et, aussi tard que 1910, Edouard-Alfred Martel (pionnier de la spéléologie) veut expliquer le relief de la forêt de Fontainebleau par de violents courants érosifs (49).

Les anomalies dues aux climats passés (actions périglaciaires, etc.) justifiaient certes le refus du recours exclusif aux causes actuelles, mais non le recours à des déluges entachés de multiples impossibilités qui sautent aux yeux. C'est donc qu'il y avait un appel intérieur pré-logique, antérieur à toute discussion des faits.

Il serait certainement instructif d'analyser dans cet esprit tout le champ des pensées géologiques assumées par les pratiquants actuels des sciences de la Terre. A coup sûr, bien d'autres choix a priori que celui de l'intensité des causes et de la durée des phénomènes, se montreraient à l'oeuvre, prétendument démontrés par les faits, en réalité guidant leur sélection. Ce sera l'objet d'autres débats (50).

Bibliographie