COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 19 juin 2002)
Mots clés : Géographie physique - Encyclopédie - description - observation - XVIIIe siècle.
Keywords : Physical geography - Encyclopedia - description - observation - XVIIIth century.
Dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, le mot « géographie » désigne une description exhaustive de la Terre[2], c’est donc un domaine de savoir très englobant, si englobant que, le plus souvent, ce mot est suivi d’un adjectif qualificatif venant préciser le champ dans lequel s’inscrit le propos. Ainsi, dans l’article « géographie » de l’Encyclopédie, le géographe du roi, Robert de Vaugondy, distingue la géographie naturelle, la géographie historique, la géographie civile ou politique, la géographie sacrée, la géographie ecclésiastique et la géographie physique. Or, parmi toutes ces acceptions, la géographie physique est la seule qui, dans l’Encyclopédie, bénéficie d’un article spécifique. Ce texte fut rédigé par Nicolas Desmarest et publié en 1757. Outre cet article, Desmarest composa également l’article « fontaine » qui parut dans le même volume[3], puis il écrivit quelques articles pour le sixième volume des planches[4] ; enfin il contribua au commentaire sur le basalte d’Auvergne. C’est lui aussi qui fut chargé par Panckoucke de donner, pour l’Encyclopédie méthodique, non plus un article, mais un dictionnaire de géographie physique qui venait compléter celui de géographie moderne, dirigé par Masson de Morvilliers et Robert, et celui de géographie ancienne, dirigé par Mentelle. Desmarest fit paraître les quatre premiers volumes de son dictionnaire de géographie physique en 1795, 1803, 1809 et 1811 ; puis il mourut, en 1815, avant de parvenir au terme de l’alphabet. C’est donc sous la direction de Huot que ce dictionnaire fut achevé, en 1828, avec la parution du cinquième et dernier volume.
Malgré ses contributions aux deux grandes encyclopédies de la fin du XVIIIe siècle – contributions qui concernent la géographie – Nicolas Desmarest (1725-1815) n’est jamais regardé ni par ses contemporains, ni par les historiens comme géographe. Il faut en effet rappeler qu’à partir des années 1750, il a concilié des fonctions d’administrateur – il fut notamment inspecteur des manufactures puis directeur du commerce (Ph. Minard, 1998, p.74) – et des fonctions de savant – en 1771, il fut élu adjoint à l’Académie des sciences ; puis en 1785, il devint pensionnaire de la nouvelle classe d’histoire naturelle et de minéralogie instaurée par la réforme de l’Académie (Kafker, 1988, p.106) –. Ce type de parcours où se mêlent la posture de l’administrateur et celle du savant complique l’identification du personnage et son assignation à un champ de savoir spécifique ; cela peut expliquer que Desmarest ne soit jamais regardé comme « géographe » par les historiens des sciences alors qu’il a consacré à la géographie physique la plupart de ses travaux, sans jamais se contenter de compilations, d’états des lieux des savoirs, mais en rédigeant des textes au contenu épistémologique neuf.
Dans ses définitions de la géographie physique, Desmarest revient, en effet, sur les modalités de construction des savoirs géographiques et expose des méthodes spécifiques. L’article « géographie physique » rédigé pour l’Encyclopédie comporte deux parties, la première s’attache à « développer les principes de cette science capables de guider les observateurs qui s’occupent à en étendre de plus en plus les limites », la seconde présente « succinctement les résultats généraux & avérés qui forment le corps de cette science afin d’en constater l’état actuel » (Desmarest, 1757, p. 613). Desmarest y décrit les grandes chaînes de montagnes, les situations et les formes différentes dans les couches terrestres ; il montre l’influence des eaux de pluie sur la surface extérieure, évoque volcans et tremblements de terre, et aborde très succinctement les phénomènes atmosphériques. François Ellenberger (1994, p. 234) regarde cette seconde partie comme « un exposé prudent et sans originalité des grandes données de ’’l’organisation’’ du globe, extérieure et intérieure ». En revanche, la première partie de l’article consiste en un long exposé méthodologique dans lequel on peut déceler la volonté d’exercer ce que Pierre Bourdieu a nommé un « effet de théorie » (Bourdieu, 2001, p. 195).
Au tout début de cet article publié en 1757, Desmarest définit la géographie physique comme une « description raisonnée des grands phénomènes de la terre, & la considération des résultats généraux déduits des observations locales et particulières, combinées et réunies méthodiquement sous différentes classes & dans un plan capable de faire voir l’économie naturelle du globe, en tant qu’on l’envisage seulement comme une masse qui n’est ni habitée, ni féconde » (Desmarest, 1757, p. 613). L’originalité du propos ne réside pas ici dans l’usage de l’expression « géographie physique », mais plutôt dans l’acception qui est revendiquée. Par rapport aux définitions les plus courantes de la géographie, Desmarest change d’objet, il abandonne les états pour s’attacher aux phénomènes de la Terre, il écarte aussi l’homme et la société de ses préoccupations ; par rapport aux définitions courantes de la géographie physique7, il exclut les bassins fluviaux, pourtant considérés comme l’apanage de cette forme de géographie depuis Buache et son Essai de géographie physique. Desmarest reprend donc une expression déjà utilisée mais, comme Saussure quelques années plus tard, il lui donne un contenu spécifique, fondé sur une méthode qu’il expose patiemment.
Dans la première partie de l’article de l’Encyclopédie, il insiste longuement sur les conditions de production des savoirs et sur le rôle heuristique du terrain. Il propose des procédés de collecte et une forme spécifique d’« intelligence du terrain »[5] (Robic, 1995, p. 613) qu’il associe à la géographie physique, investissant cette expression d’un sens nouveau. Desmarest recommande d’observer, de combiner et de généraliser ces phénomènes pour parvenir non seulement à produire une description mais pour rendre intelligible cette « économie naturelle du globe » (Desmarest, 1757, p. 613)[6]. Alors qu’à la fin du XVIIIe siècle l’absence du terrain dans la pratique des géographes – nous voulons parler ici des géographes du roi et des auteurs de Géographies – a contribué à les marginaliser face aux minéralogistes et aux botanistes (Laboulais-Lesage, 2001), alors que les définitions les plus courantes associent la géographie physique au raisonnement systématique mis en œuvre par Buache, Desmarest, lui, conçoit, dès 1757, un cadre méthodologique neuf.
En 1795, dans le premier volume de son dictionnaire de géographie physique, Desmarest reprend et étoffe l’article rédigé près de quarante ans plus tôt pour l’Encyclopédie, dans un texte qu’il intitule Considérations générales et particulières sur la Géographie-physique, texte qui fixe les objets de ce dictionnaire et par là-même en explique le titre. En effet, parler de « Géographie-physique »[7] dans l’Encyclopédie méthodique ne peut en aucun cas être considéré comme un événement fortuit. Certes, Panckoucke avait prévu pour sa collection un dictionnaire d’« histoire naturelle de la terre » et c’est Desmarest qui a choisi de le désigner comme dictionnaire de « Géographie-physique » (Watts, 1958, p. 366). Dans le texte qu’il publie en 1795 pour ouvrir ce volume, Desmarest opère certains réajustements par rapport au texte de 1757 et précise ce qu’il entend par géographie physique. D’une part, Desmarest cesse de situer la géographie physique par rapport à la physique et la situe plus volontiers par rapport à l’histoire naturelle (Taylor, 1997, p. 64), d’autre part il développe très largement sa réflexion cartographique, se montrant soucieux de se démarquer des théories de la Terre et d’ancrer ses remarques dans des espaces spécifiques. Néanmoins, comme dans le texte précédent, c’est en insistant sur la place de l’expérience de terrain dans la production des savoirs que Desmarest pose un facteur discriminant entre la « géographie physique » de Buache et la « Géographie-physique » telle qu’il la conçoit, mais aussi entre la géologie et sa « Géographie-physique ».
Martin Rudwick a bien montré que la pratique de la géologie naissante avait dû se frayer un chemin entre deux traditions contradictoires : d’une part, les théories de la Terre qui ignoraient l’importance du terrain ; d’autre part, l’ensemble constitué par la minéralogie – présentée comme « science des échantillons » – et la géognosie – fondée par le travail sur le terrain et dans les mines – (Rudwick, 1997, p.121). Dans ce contexte, Desmarest apparaît comme acteur et défenseur de l’émergence d’une analyse empirique, émergence qu’il ne peut envisager qu’à l’extérieur du champ de la géologie. En effet, dans la conclusion de l’article de l’Encyclopédie, Desmarest comparait la géographie physique et les théories de la Terre auxquelles, à cette époque, la géologie était encore associée ; et son refus des hypothèses jugées hasardeuses le conduisait bien sûr à exclure toute parenté entre géologie et géographie physique[8]. On voit ici que le mot « géologie » a tardé à désigner de façon précise l’étude systématique et concrète de la Terre, il resta longtemps utilisé pour marquer une « doctrine transcendant les faits » (Ellenberger, 1994, p. 250). Ainsi, en 1757, comme en 1795, le recours de Desmarest à la « Géographie-physique » peut apparaître comme le reflet des incertitudes en matière de dénomination et des ambiguïtés du mot « géologie » (Roger, 1995). Toutefois, dans l’Encyclopédie méthodique, le discours semble s’infléchir. Désormais, Desmarest différencie les théories de la Terre et la géologie. Bien sûr, les théories de la Terre restent condamnées et Desmarest continue de penser qu’elles « ont une marche entièrement opposée aux principes de la géographie-physique » (Desmarest, an III, p. 1). En revanche, la géologie est brièvement évoquée et Desmarest la présente comme une science nouvelle, mais distincte de la géographie physique. Desmarest termine ses Considérations générales et particulières sur la Géographie-physique par ce constat : « Ce seroit ici l'occasion de parler de la géologie comme d'une science nouvelle : mais ne connoissant pas les principes de cette science, ni les observations qu'elle a pu diriger, je ne puis en faire mention de manière à comparer sa marche & ses moyens avec ceux de la Géographie-physique. Quoiqu'il en soit, la géologie ne peut offrir tout au plus qu'un plan d'observations et d'analyse différent de celui que la géographie physique adopte ; & cette concurrence, si elle est raisonnée, ne pourroit qu'accélérer les progrès de l'histoire de la terre. Mais il est bien important, en tout cas, que la géologie ne soit livrée, ni à la dispute ni aux assertions vagues & systématiques. » (Desmarest, an III, p. 842).
Si Desmarest feint quasiment d’ignorer la géologie, peut-être est-ce en raison de la jeunesse de ce domaine et de la méfiance encore éprouvée par plusieurs de ses contemporains face à cette science qui, à l'encontre des principes qu'il énonce, tend à cette période à s'appuyer sur des spéculations plus que sur des faits positifs, mais peut-être est-ce aussi parce qu'il entend s'imposer en défendant un nouveau champ du savoir autonome : « la Géographie-physique ». En effet, rédiger un texte quasi programmatique, le publier dans l’Encyclopédie et conserver le même parti-pris quelque quarante années plus tard dans l’Encyclopédie méthodique peut s’apparenter à la volonté de délimiter un domaine de savoir (Foucault, 1992, p. 12).
Or, si le pari sur la géographie physique reste concevable en 1795, à la fin des années 1820, la « Géographie-physique » de Desmarest a vécu. Ainsi, en 1828, lorsque paraît le dernier volume du Dictionnaire de géographie physique sous la direction de Huot, le projet de considérer la géographie physique et la géologie comme deux sciences différentes et concurrentes paraît résolument vain ; il semble désormais évident que la géographie physique doit être absorbée par la géologie, et cela, plus encore aux yeux du fondateur de la Société géologique de France qu'est Huot. Selon lui, c'est en effet un ensemble très ample qui constitue le domaine de la géologie, il parle de : « l'étude entière du règne minéral et [de] l'histoire des innombrables races éteintes du règne animal et du règne végétal », étude obligatoirement fondée désormais sur l'observation. Si les principes demeurent et tout particulièrement le primat de l’observation, le mode de désignation – la « Géographie-physique » – a disparu. Faut-il pour autant ignorer cette configuration de savoir spécifique qui n’a pas survécu ? Nous ne le pensons pas et suggérons de voir là ce que Pierre Bourdieu nomme le « produit de stratégies d’euphémisation » (Bourdieu, 2001, p. 343-344), liées à un contexte épistémologique spécifique.
A un moment où la géologie est en train de se construire, la géographie, elle, est un savoir diffus et il est à la fois très difficile de circonscrire le groupe des géographes, faute d’instances qui viendraient baliser leur parcours et légitimer leur travail, et très difficile de définir les formes d’un discours géographique qui cherche encore à produire une description exhaustive de la Terre. Or, les textes de Desmarest semblent tenter d’imposer un domaine d’objets, un ensemble de méthodes et un corpus de propositions explicitement désignés comme « géographiques »[9] (Foucault, 1992, p. 32). C’est pourquoi, en poursuivant notre parti-pris de saisir la géographie moderne par le biais de la désignation, il nous a semblé utile d’observer la manière dont Desmarest, au travers de ses contributions encyclopédiques, a construit le domaine d’objectivité de la géographie physique, et cela, non pas dans la perspective qui est celle des historiens de la géologie comme cela a déjà été fait (Taylor, 1994, p. 129-136), mais dans une perspective d’histoire de la géographie. La démarche de Desmarest se trouve en effet aux antipodes de celle des géographes du roi, et pourtant cet emprunt du mot « géographie » conjugué au regard neuf sur la pratique de terrain nous semble révélateur du moment d’incertitude qui caractérise la géographie du XVIIIe siècle. Cette désignation imaginée par Desmarest permet enfin de replacer l’histoire de la géographie dans la longue durée, en transposant la construction du savoir géographique dans l’horizon de l’expérience (Robic, 2000, p. 184-185) et en évoquant l’historicité des liens tissés entre géographie et histoire naturelle, considérée comme la « famille légitimante » de la géographie vidalienne[10]. A partir du programme suggéré par Desmarest, nous verrons comment il propose d’articuler l’observation, la combinaison et la description pour construire le champ de sa « géographie physique »[11].
Dans ses définitions de la géographie physique, Desmarest ne se contente pas d’afficher un empirisme simple et réducteur ; certes il accorde une grande place à l’observation et entend donner à voir les formes du terrain, mais il utilise avant tout ses observations pour chercher à comprendre et tâche ainsi de concilier collecte des faits et construction théorique[12] (Drouin, 1999, p. 262). Il entend que l’expérience de terrain permette d’observer les « phénomènes singuliers ou uniformes […] la forme, la disposition, les rapports des différents objets », d’« apprécier l’étendue des effets », de « fixer leurs limites en suppléant à l’observation par l’expérience […] pour parvenir jusqu’aux principes généraux constants et réguliers » (Desmarest, 1757, p. 613-614). Tel est le point de départ de sa méthode.
Desmarest invite les observateurs à se méfier de l’imagination ; il considère qu’il faut « savoir découvrir »[13], c’est-à-dire bannir les méthodes de Buache et Buffon et ne pas se hasarder à deviner la nature, à partir d’un « système qui n’était fondé sur aucune base ni sur aucun principe solide et raisonné ». Pour autant, Desmarest est loin de prôner les seuls mérites de l’empirisme, il affirme au contraire à plusieurs reprises que la science doit s’imposer entre l’œil de l’observateur et le terrain (Robic, 1995, p. 261). Desmarest tente ainsi de mettre en garde l'observateur contre l'évidence du visible[14] et estime que l’homme de terrain doit accumuler des lectures préalables, des lectures qui sont censées le protéger des dangers du visible (Desmarest, 1757, p. 616). Il propose d’ailleurs de suivre « un plan méthodique où l'on présente les faits avérés & constans, & où on les rapproche pour tirer de leur combinaison des résultats généraux » (Desmarest, 1757, p. 626). Cette conception paraît assez semblable à celle exprimée par Saussure dans son travail de codification des observations géologiques[15]. Le plan d’observation préalable doit en effet permettre à la fois de se prémunir contre les évidences trop flagrantes du visible, et faciliter le traitement ultérieur de ces données[16]. Desmarest considère donc que l’on doit savoir pourquoi on observe, et ce que l’on observe. Il envisage explicitement une médiation théorique qui doit donner du sens aux résultats des expériences de terrain.
A l’image des instructions de voyage qui se multiplient à cette période, Desmarest énumère ce qu’il faut voir, il note « qu'il faut s'attacher aux configurations extérieures, aux formes apparentes : ainsi l'on saisira d'abord la forme des continens, des mers, des montagnes, des couches, des fossiles » (Desmarest, 1757, p. 614). Une partie de ces objets peut être regardée comme semblable à ceux du géographe. Cependant, pour éviter toute confusion, Desmarest rappelle que « La géographie physique embrasse deux objets également importants et fortement liés ensemble : la structure intérieure du globe et la forme extérieure ; tous objets qui peuvent être présentés par des cartes géographiques, tous objets qui tiennent aux causes physiques qui ont concouru en différents tems à la constitution actuelle de la terre » (Desmarest, an III, p. I). Alors que le géographe s’occupe de la forme extérieure et le minéralogiste de la structure intérieure, le géographe physicien s’attache à ces deux objets et doit « saisir les résultats généraux des observations que l'on a faites et recueillies sur les éminences, les profondeurs, les inégalités du bassin de la mer, sur les mouvements & les balancemens de cette masse d’eau immense qui couvre la plus grande partie du globe ; sur les substances terrestres qui composent les premières couches des continens qu’on a pû sonder ; sur leur disposition par lits ; sur la disposition des montagnes, & enfin sur l’organisation du globe » (Desmarest, 1757, p. 613). Alors que le géographe inventorie les principales formes du relief qu’il définit rapidement (Desmarest, 1757, p. 618-619), Desmarest montre que c’est en étudiant l’articulation entre l’extérieur et l’intérieur que le géographe physicien peut faire apparaître ce qu’Alain Corbin a nommé « l’autobiographie de la croûte terrestre » (Corbin, 1988, p. 126) ; et, là encore, il se démarque de Buache qui différenciait la géographie physique intérieure et la géographie physique extérieure[17].
A la différence de la « géographie » qui
est présentée dans les définitions les plus courantes comme une simple
description dépourvue de tout ordre autre que topographique, la géographie
physique, telle que la définit Desmarest, dépasse la question « où ? »
et l’importance donnée à la seule localisation ; elle tente au contraire
de spatialiser les informations et de rendre l'espace intelligible. Desmarest
note en effet que l’observateur « contemplera
les ouvrages de la nature, tantôt dans l'ensemble de leur structure, tantôt
dans le rapport des pieces », car, précise-t-il, « Un
coup-d'oeil général & rapide n'apprend rien que de vague ; un mince détail
épuise souvent sans
présenter rien de suivi ; il faut donc soûtenir une observation par l'autre ;
& c'est en les faisant succéder alternativement, que les vûes s'affermissent,
même en s'étendant » (Desmarest, 1757, p. 615). La
grille d’observation implicitement proposée par Desmarest est déterminée par
l’ambition explicative qu’il confère à la Géographie-physique. Ainsi, lorsqu’il
recommande à l’observateur de relever les « irrégularités »,
ce n’est pas parce qu’il est guidé par l’esprit de curiosité mais parce que,
selon lui, « la nature se décele souvent par un écart qui montre son
secret au grand jour » (Desmarest, 1757, p. 615).
D’ailleurs, il s’agit pour l’observateur de saisir « si ces écarts
relevés affectent l’essentiel ou l’accessoire » (Desmarest, 1757, p. 615)
et l’on retrouve là l’importance des connaissances préalables et de
l’expérience, toutes deux indispensables à l’homme de terrain qui entend
conduire des observations efficaces.
Dans l’Encyclopédie, Desmarest insiste sur la manière dont il faut choisir les lieux de l’observation, sur les délimitations qu’il convient d’opérer. Le choix du « point de vue favorable » constitue l’une des qualités des observateurs expérimentés que Desmarest décrit (Desmarest, 1757, p. 614). L’émergence d’une éthique de l’exactitude (Bourguet, 1997) transparaît enfin dans la manière qu’a Desmarest de décrire le voyageur obligé de forcer la nature « à se déceler par des expériences » (Desmarest, 1757, p. 614). Il énumère ainsi les mesures qui doivent être faites ; il suggère de mesurer « telle avance angulaire dans une montagne », « telle profondeur dans les vallons », de prendre « les dimensions des fentes perpendiculaires, l’épaisseur des couches » (Desmarest, 1757, p. 615) ; de distinguer la nature des roches par « des réductions chimiques » de manière à pouvoir identifier chaque couche lithologique… etc. On retrouve dans cette liste des faits à observer son souci de saisir l’articulation entre la constitution intérieure et la forme extérieure de la Terre.
Dans son programme, Desmarest insiste donc pour que les observateurs voient beaucoup, sans chercher à immédiatement interpréter ce qu’ils ont observé, sans soumettre leur regard à un système préalablement admis, il est attaché à ce qu’ils collectent des échantillons, mais aussi à ce qu’ils sachent soutenir une observation par une autre. Il suggère ainsi une observation intensive conduite sur une surface réduite car ces observations sont des matériaux bruts que le géographe-physicien doit ensuite savoir combiner pour passer de l’enquête locale à l’élaboration théorique. Or, ce n’est en aucun cas sur le terrain que la « pensée de l’espace géologique » peut être élaborée (Bourguet, 1998, p. 200).
Contrairement aux pratiques nomenclaturales pour lesquelles aucun tri, ni aucun agencement spatial n’est requis, Desmarest estime nécessaire de mettre en ordre les éléments recueillis avant de construire la description, c’est ce qu’il nomme combiner les faits[18]. Desmarest oppose la légèreté des géographes qui, comme Buache[19], n’ont pas su fonder leurs conclusions sur des observations avérées, et il fait de savants comme le chimiste Rouelle un personnage qui a profondément contribué aux progrès de la géographie physique[20]. Desmarest souligne ainsi que son maître a proposé « beaucoup plus qu’une simple nomenclature, en leur montrant la distribution de ces mêmes matières par grandes masses à la surface du globe » (Desmarest, an III, p. 410). Il met aussi dos à dos Buffon – présenté comme acteur des théories de la Terre – et le même Rouelle – toujours présenté comme initiateur des méthodes de la géographie physique[21]. Desmarest plaide donc pour une « description raisonnée des grands phénomènes de la terre » (Desmarest, 1757, p. 613), et souligne qu'il lui semble « aussi important de mettre de l'ordre dans les découvertes que d'en faire » (Desmarest, 1757, p. 616).
Savoir ranger par ordre les observations signifie pour lui savoir distinguer l’essentiel de l’accessoire. Au tri effectué sur le terrain vient donc s’ajouter une sélection conduite cette fois au stade de l’élaboration théorique. La combinaison des faits doit, selon Desmarest, permettre de dépasser l’évidence du visible et de découvrir les « rapports cachés », de dépasser le descriptif et de chercher à rendre intelligible ce qui a été vu. Pour cela, Desmarest distingue deux procédés : « une combinaison d'ordre et de collection » et « une combinaison d'analogie » (Desmarest, 1757, p. 616).
Desmarest considère cette première modalité comme une classification thématique des données. Selon lui, le progrès des connaissances ne peut pas émaner d’une simple accumulation des découvertes, il juge indispensable de « les réduire à certaines classes déterminées plutôt par le sujet que par leur enchaînement naturel » (Desmarest, 1757, p. 616), c’est-à-dire leur localisation. C’est donc de manière thématique, plutôt que spatiale, qu’il suggère de conserver « les archives des découvertes » en opérant, là encore, une sélection (Desmarest, 1757, p. 617). Cependant, Desmarest reste très évasif quant à l’ordre en question, il évoque tantôt « un certain ordre », « un ordre naturel », « un ordre méthodique », sans être jamais plus explicite (Desmarest, 1757, p. 617). Ici, chaque observation devient un élément qui doit trouver la manière de s’intégrer dans une grille. Il ne s’agit pas d’inscrire spatialement les observations mais d’identifier certaines correspondances, certains mécanismes constatés en différents lieux[22]. Desmarest souligne que cette démarche exige de s’en tenir aux faits, de ne négliger aucune exception qui viendrait infirmer les résultats du raisonnement analogique, au risque, sinon, de retrouver les travers des théories de la Terre.
Puis, pour passer des observations locales à la connaissance de ce qu’il nomme « l'économie naturelle du globe » (Desmarest, 1757, p. 613), Desmarest propose de recourir, « avec prudence », à l'analogie[23] qui doit permettre, selon lui, de parvenir à un « plan d’explication » (Desmarest, 1757, p. 613) et de comprendre les agencements spécifiques ; il parle en effet d’« analogies des formes extérieures », d’« analogie de régularité », d’« analogies sur la nature des substances » ; il semble vouloir désigner là tout simplement des ressemblances, des similitudes. Soucieux de trouver un moyen de passer du local au général, Desmarest a l’intuition que l’analogie apparaît comme un recours possible mais, à la différence des techniques d’observation et de mesure qu’il a longuement décrites, il se montre très peu prolixe pour caractériser la combinaison d’analogie. L’importance qui était accordée à la mise en ordre des données dans le processus de construction des savoirs contraste donc avec le manque d’indications concrètes censées baliser la pratique de terrain. Ce classement des faits doit pourtant permettre de parvenir ensuite au stade de la généralisation d'où l'« on tire avec avantages des principes constants qu'on peut regarder comme le suc extrait d'un riche fonds d'observations qui leur tiennent lieu de preuves et de raisonnements » (Desmarest, 1757, p. 618).
Si Desmarest reste très approximatif quand il expose les techniques de combinaison des faits, il est aussi très bref quand il aborde la généralisation des rapports, consacrant à peine une page à cette étape ultime de la formulation des savoirs. Il regarde en effet la généralisation comme une finalité et considère que les « recherches doivent avoir pour but de vérifier, d'apprécier tous les faits et de donner surt-tout une forme de précision aux résultats : sans cette attention, point de connoissance certaine, point de généralisation, point de résultats généraux » (Desmarest, 1757, p. 618). Desmarest se montre donc hostile aux généralisations hâtives et aux systèmes ; il entend, au contraire, concilier la compréhension globale sans pour autant plier une réalité complexe à quelques schémas simples.
Desmarest vante donc les mérites de la généralisation, mais quand il en expose les principes, c’est, comme pour l’analogie, de manière assez vague. Desmarest a toutefois la prudence d’ajouter que cette méthode qui s’appuie sur des observations rigoureuses, doit éviter la précipitation, « les inductions imparfaites, […] toutes vues fixes et dépendantes d’un système déjà concerté » (Desmarest, 1757, p. 615). Pourtant, les conditions de mise en œuvre de cette généralisation restent obscures, Desmarest dit se méfier du risque de ne produire que des abstractions trop générales mais il se contente cependant d’évoquer « une suite nombreuse & variée de faits liés étroitement, & continuée sans interruption » (Desmarest, 1757, p. 618). Entre 1757 et 1795, Desmarest ne progresse guère en la matière puisqu’il reprend dans l’Encyclopédie méthodique ce passage de l’Encyclopédie[24]. Toutefois en 1795, Desmarest ajoute au texte rédigé pour le septième volume de l’Encyclopédie, un chapitre intitulé « Des cartes propres à la Géographie-physique », chapitre qui suit celui consacré aux « principes de la généralisation des rapports » et dans lequel il explique que la géographie physique est étroitement liée à la cartographie. Ce lien est tellement étroit que tous les travaux qui contribuent au progrès de la géographie physique et consistent « à faire figurer sur des cartes exactes, les résultats des observations rapprochées et liées ensemble par une analyse sévère », et Desmarest ajoute « qu’aucune observation ne peut appartenir à la géographie physique qu’autant qu’elle sera de nature à être présentée sur des cartes » (Desmarest, an III, p. 807).
La carte semble offrir un outil de combinaison, un ordre de classification des faits, en ce qu’elle permet leur agencement spatial (Jacob, 1992). Pour que les cartes puissent être utilisées ainsi, Desmarest rappelle quelques règles essentielles. Tout d’abord, il souligne qu’elles doivent être construites à partir d’observations de terrain et pas depuis le fond d’un cabinet[25]. Pour lui, la généralisation ne prenait sens qu’à condition de combiner des faits observés. Ainsi, pour éviter de « lier des faits sans avoir parcouru tous ceux qui occupent l’intervalle » (Desmarest, 1757, p. 617), Desmarest suggérait de réaliser des cartes suivant des échelles variées « de manière à présenter tous les objets qui y figureront avec autant de netteté que de précision » (Desmarest, an III, p. 803). S’il suggère de recourir à des mappemondes pour figurer les recherches qui concernent la variété de l’espèce humaine, en revanche Desmarest recommande d’utiliser des cartes topographiques pour figurer les bassins des grandes rivières, et mentionne même les coupes qui doivent compléter ces cartes (Desmarest, an III, p. 805). Pour lui, les cartes ne doivent pas simplement chercher à localiser les substances[26], mais elles doivent représenter « le système de distribution des substances minérales et autres fossiles » (Desmarest, an III, p. 177). Enfin, cette manière cartographique d’ordonner les observations, doit non seulement permettre de parvenir à une connaissance de la Terre, mais elle doit aussi permettre de susciter d’autres recherches[27]. Le processus de construction des savoirs qui relèvent de la géographie-physique part donc de l’observation pour parvenir à l’explication des phénomènes, mais les résultats de la généralisation doivent à leur tour être confirmés et précisés par de nouvelles observations.
Contrairement aux méthodes des géographes français du XVIIIe siècle qui regardent la carte comme un document de synthèse permettant de représenter les résultats des mesures de positions réalisées par les voyageurs, contrairement à Guettard qui en avait fait un outil de localisation, la cartographie apparaît à Desmarest comme un recours possible pour saisir ce qu’il nomme en 1757 « la correspondance mutuelle qui pourra quelque jour en former une suite non interrompue » (Desmarest, 1757, p. 616). La carte apparaît comme un moyen de rendre intelligibles ces combinaisons d’ordre et de collection, elle permet à la fois de dépasser les apories de la nomenclature des géographes et les invraisemblances issues des généralisations hâtives pratiquées par les tenants de théories de la Terre.
Dans ce moment épistémologique spécifique, alors que la géographie est encore un savoir aux objets et aux méthodes mal définis, alors que la géologie est en train de mettre les siens en place, c’est en conciliant savoir empirique et souci de rationalisation, description et volonté d’explication (da Costa Gomes, 1997, p. 212-213) que Desmarest fait de la « géographie physique » une issue pour sortir la connaissance de la Terre de l’esprit de système qui nuisait à sa crédibilité. Finalement, ce que suggère Desmarest, dans le cadre plus large d’une réflexion générale sur l’appréhension de l’espace, c’est une désignation atypique pour ce qui deviendra la géologie. Faut-il pour autant balayer les liens qui ont existé entre la géographie moderne et cette géographie physique-là ? Cette géographie physique-là a-t-elle seulement participé à l’émergence de la géologie ? N’a-t-elle pas contribué à l’apparition de ce que Michel Foucault nomme une « nouvelle régularité », une régularité qui serait géographique[28] (Foucault, p. 70) ? Ce sont autant de questions qui ne doivent pas être éludées car la géographie vidalienne ne s’est pas construite ex nihilo et nous savons que pour saisir « la complexité et la richesse des commerces savants qui précèdent la vraie naissance d’une discipline » (Kaeser, p. 161), il faut parfois accepter de se déprendre des seuls cadres académiques. Cette relecture des textes programmatiques consacrés à la géographie physique souligne la difficulté pour l’historien des sciences humaines de saisir un objet qui s’échappe parce qu’il est trop diffus.
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1) Ce texte reprend, sous une forme abrégée, un article intitulé La géographie physique de Nicolas Desmarest : Pour une autre manière de construire les savoirs géographiques à la fin du XVIIIe siècle, à paraître en 2003 dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine.
2) GÉOGRAPHIE. s. f. Science qui enseigne la position de toutes les régions de la terre, les unes à l'égard des autres, et par rapport au ciel, avec la description de ce qu'elles contiennent de principal. La Géographie est nécessaire pour bien savoir l'Histoire. Cartes de Géographie, Dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1798. Toutes les citations respectent l’orthographe originale.
3) Contrairement à ce qu’affirme Numa Broc, Nicolas Desmarest ne semble pas être l’auteur de l’article « montagne ». Il s’agit vraisemblablement de d’Holbach.
4) Il s’agit des articles : « Troyes, blanc de », « fromage d’Auvergne », « fromage de gruieres », « fromage de Gérardmer ».
5) Marie-Claire Robic évoque l’émergence d’une nouvelle intelligence du terrain qui se déploie dans l’ordre scientifique, sur le plan de la genèse du relief et qui révolutionne son interprétation par rapport aux anciennes doctrines des lignes de partage des eaux (Robic, 1995, p. 250).
6) Dans l’article « géographie » de l'Encyclopédie, composé par Robert de Vaugondy, la géographie physique est présentée comme celle qui « considère le globe terrestre, non pas tant par ce qui forme sa surface, que par ce qui en compose sa substance », (Robert de Vaugondy, 1757, p. 613). « On sent bien que des terres élaborées par les eaux ou ravagées par le feu, qui n'offrent qu'un granit endurci ou que des sables arides, présentent à l'habitant, à l'industrie, au commerce des productions et des avantages différents. C'est à cette connaissance que s'attache le géographe dans la partie physique. Si de la description de la surface il descend dans l'intérieur, il distinguera les minéraux de toute espèce, et les indiquera au philosophe qui les étudie pour étendre ses lumières et aux arts qui savent s'en prévaloir pour les besoins ou les agréments de la société » (Masson de Morvilliers, 1782, p. VII).
7) Dans l'Encyclopédie méthodique, Masson de Morvilliers reconnaît lui aussi la singularité des objets de la géographie physique, et lui attribue même des outils spécifiques : les bassins fluviaux de Buache, « ce sont, écrit-il, autant de bassins particuliers qui appartiennent à chaque pays et que la géographie physique doit d'abord faire connaître », (Masson de Morvilliers, 1782, p. VIII). Dans cette collection, Desmarest orthographie systématiquement « Géographie-physique » avec une majuscule à géographie et un trait d’union entre le nom et l’adjectif qualificatif.
8) « Dans les théories de la terre on suit d'autres vûes ; tous les faits, toutes les observations sont rappelées à de certains agens principaux, pour remonter & s'élever de l'état présent & bien discuté à l'état qui a précédé ; en un mot des effets aux causes. L'objet des théories de la terre est grand, élevé & pique davantage la curiosité ; mais elles ne doivent être que les conséquences générales d'un plan de Géographie physique bien complet » (Desmarest, 1757, p. 626).
9) « Une discipline se définit par un domaine d’objets, un ensemble de méthodes, un corpus de propositions considérées comme vraies, un jeu de règles et de définitions, de techniques et d’instruments : tout ceci constitue une sorte de système anonyme à la disposition de qui veut ou qui peut s’en servir, sans que son sens ou sa validité soient liés à celui qui s’est trouvé en être l’inventeur. Mais le principe de la discipline s’oppose aussi à celui du commentaire : dans une discipline, à la différence du commentaire, ce qui est supposé au départ, ce n’est pas un sens qui doit être découvert, ni une identité qui doit être répétée ; c’est ce qui est requis pour la construction de nouveaux énoncés. Pour qu’il y ait discipline, il faut donc qu’il y ait possibilité de formuler et de formuler indéfiniment des propositions nouvelles » (Foucault, 1992, p. 32).
10) Les travaux consacrés aux liens entre géographie et histoire naturelle, aux transferts de modèle d’une science à l’autre sont très nombreux, bien que les lectures divergent, on peut citer : Béatrice Giblin qui évoque la « vision naturaliste des rapports qui existent entre un groupe humain et son milieu » développée par les géographes, cf. Le paysage, le terrain et les géographes, Hérodote, n° 9, 1978, p. 82 ; Jean-Marc Besse, qui montre que les sciences de la nature apportent une représentation de la Terre à la géographie de Vidal, cf. Idéologie pour une géographie. Vidal de la Blache, EspacesTemps, n° 12, 1979, p. 72 ; ou encore Vincent Berdoulay et Olivier Soubeyran qui montrent comment Vidal a emprunté des modèles aux sciences naturelles puis comment il a inscrit les progrès de la géographie humaine dans le même mouvement que celui de la science botanique, cf. Lamarck, Darwin et Vidal : aux fondements naturalistes de la géographie humaine, Annales de Géographie, n° 561-562, 1991, p. 623 et p. 626.
11) « On peut réduire à trois classes générales les principes de la Géographie physique ; la premiere comprend ceux qui concernent l'observation des faits ; la seconde ceux qui ont pour objet leur combinaison ; la troisieme enfin ceux qui ont rapport à la généralisation des résultats & à l'établissement de ces principes féconds, qui deviennent entre les mains d'un observateur des instrumens qu'il applique avec avantage à la découverte de nouveaux faits » (Desmarest, 1757, p. 613).
12) Jean-Marc Drouin revient sur l’écart entre l’ambition théorique affichée par Geoffroy et Savigny pendant l’expédition d’Egypte et la méthode apparemment plus empirique et cependant complexe mise en œuvre par Rozière et Delile (Drouin, 1999, p. 262).
13) « Dans toutes ces opérations, le grand art n'est pas de suppléer aux faits, mais d'en combiner les détails connus ; d'imaginer des circonstances, mais de savoir les découvrir. En effet, à-mesure qu'on étudie de plus en plus la nature, son méchanisme, son art, ses ressources, la multiplicité de ses moyens dans l'exécution, ses desordres mêmes apparens, tout nous étonne, tout nous surprend ; tout enfin nous inspire cette défiance & cette circonspection qui moderent ce penchant indiscret de nous livrer à nos premieres vûes, ou de suivre nos premieres impressions » (Desmarest, 1757, p. 617).
14) « Un observateur intelligent ne se bornera pas tellement dans ses savantes discussions aux formes extérieures et à la structure d'un objet qu'il ne prenne aussi connaissance exacte des matières elles-mêmes qui par leurs divers assemblages ont concouru à le produire » (Desmarest, 1757, p. 615).
15) « Lorsqu’on doit contempler des objets aussi compliqués que ceux qu’il faut étudier pour fonder sur l’observation les bases de la théorie de la terre, il est indispensable de se former à l’avance un plan, de se prescrire un ordre, & de minuter, pour ainsi dire, les questions que l’on veut faire à la nature » (de Saussure, Voyages dans les Alpes, vol. IV, 1796, § 2304, cité dans Carozzi, 1997, p. 76).
16) « Cette forme qu'on doit donner aux résultats des observations sur les cartes de Géographie-physique, indique aux naturalistes la manière de les recueillir & de les rédiger sous des points de vue assortis à leur emploi ultérieur. […] Cette association de travaux fait que le naturaliste adopte, dans ses études, une manière particulière de voir et d'analyser les faits. Non seulement il les voit mieux, mais encore il les voit à différentes reprises & sous tous les rapports instructifs : il se seroit borné à des déterminations vagues, qui sont sur beaucoup d'objets toute notre science, au lieu que ce qu'il étudiera dans ce plan de recherches sera savamment décrit & présenté dans un développement instructif & même élémentaire » (Desmarest, an III, p. 808).
17) Dans son Essai de 1752, Buache note : « La géographie physique ou naturelle peut être considérée simplement et telle que tous les hommes en font plus ou moins usage : c’est alors la connoissance de la situation et du sol extérieur des lieux qu’ils habitent et de ceux qui les environnent. Cette géographie physique que j’appelleroi extérieure, donne la connaissance des mers, des détroits, des îles… etc. Une autre partie de la géographie physique que j’appelleroi intérieure a pour objet ce qui est au dedans de la terre et de la mer, comme ce qui concerne les minéraux, l’origine des fontaines, les différentes couches qui se découvrent dans les montagnes, l’intérieur de la mer, la direction des courants, ce qui concerne les observations sur l’aimant qui sont si importantes pour la navigation, enfin divers autres objets utiles à la société humaine » (Buache, 1752, p. 400).
20) Dans ses carnets de terrain, Desmarest se réfère souvent à Rouelle, ainsi, dans son Voyage dans une partie du Bordelais et du Périgord (1761), il note : « M. Rouelle prétend être en état de faire voir que les pierres les plus brutes sont assujeties a une cristalisation masquée, il est vray par des matières brutes », Bibliothèque municipale de Bordeaux, Ms 721, fol. 166.
21) Desmarest note ainsi : « Voilà quelle étoit la manière de philosopher de Buffon et de raisonner lorsqu'il s'agissoit de prendre une décision sur les points les plus importants de l'histoire de la terre. Opposons à cet échafaudage vague et sans principes, la lumière que les découvertes de Rouelle nous ont offerte depuis long-tems sur la distinction de l'ancienne et de la nouvelle terre, & sur la méthode qu'il convient de suivre pour les reconnoître à des caractères invariables & très apparens » (Desmarest, an III, p. 811).
22) « Ainsi nous nous attacherons d'abord aux analogies des formes extérieures, ensuite à celles des masses ou des configurations intérieures ; enfin nous discuterons celles des circonstances. J'ai suivi les contours de deux montagnes qui courent parallelement ; j'ai remarqué la correspondance de leurs angles saillans & rentrans ; je pénetre dans leur masse, & je découvre avec surprise que les couches qui par leur addition forment la solidité de ces avances angulaires, sont assujetties à la même régularité que les couches extérieures. Je conclus la même analogie de régularité par rapport aux directions extérieures & mutuelles des chaînes, & par rapport à l'organisation correspondante des masses. Je vais plus loin : je dis que la forme extérieure des montagnes prise absolument, a un rapport marqué de dépendance avec la disposition des lits qui entrent dans leur structure intérieure. Je pousserai même mes analogies sur la nature des substances, leurs hauteurs correspondantes, & j'observerai, comme une circonstance très-remarquable, que les angles sont plus fréquens & plus aigus dans les vallons profonds & resserrés, &c. » (Desmarest, 1757, p. 617).
23) « lorsqu'on aspire à l'intelligence des principales opérations de la nature, qu'on discute leur influence sur les phénomenes particuliers & subalternes, & que par un enchaînement de faits & de raisonnemens suivis, on se forme un plan d'explication, où l'on se borne sagement à établir des analogies & des principes » (Desmarest, 1757, p. 613).
24) « Par rapport à ses procédés, elle les dirige sur la marche de la nature elle-même, qui est toûjours tracée par une progression non interrompue de faits & d'observations, rédigés dans un ordre dépendant des combinaisons déjà apperçûes & déterminées. Ainsi les faits se trouvent (par les précautions indiquées dans les deux articles précédens) disposés dans certaines classes générales, avec ce caractere qui les unit, qui leur sert de lien commun ; caractere qu'on a saisi en détail, & qu'on contemple pour-lors d'une seule vûe ; caractere enfin qui rend palpable l'ensemble des faits, de maniere que le plan de leur explication s'annonce par ces dispositions naturelles » (Desmarest, 1757, p. 618).
25) « Comment a-t-on pu s'imaginer que des cartes construites dans le fond d'un cabinet, d'après le simple aperçu de la distribution des eaux courantes sur la superficie du globe, aient pu procurer une connoissance positive de sa constitution intérieure, surtout dans les points de partage de ces eaux, & autoriser un géographe à y tracer des arrêtes [sic] suivies, sans que l'observation ait fait connoître la nature particulière du sol chargé de ces arrêtes. C'est aux seuls observateurs naturalistes à fixer les limites & déterminer l'étendue des massifs de la terre, & de les présenter au géographe pour en faire l'usage que ces observateurs désirent, en assujettissant ces faits aux vues d'après lesquelles ils ont été rassemblés » (Desmarest, an III, p. 807-808).
26) « Ce sont ces inconvéniens que j'ai vus avec regret dans certaines cartes minéralogiques qui étoient destinées à présenter le tableau de l'histoire naturelle des diverses contrées de la France. Ces cartes sont rédigées sans aucune figure de terrain. Les objets y sont présentés par des caractères isolés, sans aucune détermination relative à leur niveau, à leur volume, à leurs limites, & au sol dans lequel ils peuvent être contenus. Les mémoires destinés à les faire connoître offrent le même désordre & la même confusion, soit dans l'arrangement des corps naturels, soit par rapport à la détermination de leur niveau. Il ne paroît pas enfin qu'on s'y soit occupé à distinguer s'ils sont dans leur gisement primitif ou naturel, ou s'ils doivent leur déplacement à quelque changement ou révolution. Voyez la notice de Guettard » (Desmarest, an III, p. 808).
27) « c’est d’après ces vues que les grands continents et les principaux bassins des mers seront figurés avec exactitude & décrits sur mes récits des voyageurs les plus éclairés, en indiquant cependant ce qui reste à déterminer par de nouvelles recherches » (Desmarest, an III, p. 810).
28) « Aucun d’entre eux ne préfigure exactement cette autre forme de régularité discursive qui prendra l’allure d’une discipline et qui s’appellera "analyse des richesses", puis "économie politique". C’est pourtant à partir d’eux qu’une nouvelle régularité s’est formée, reprenant ou excluant, justifiant ou écartant tels ou tels de leurs énoncés ». (Foucault, 1992, p. 12).