COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 14 juin 2006)
Résumé.
Élève de Léonce Élie de Beaumont à l'École des mines, Alexandre-Eugène Béguyer de Chancourtois y fut son fidèle second, assurant ses cours pendant plus de trente ans et veillant aux détails de l'installation de l'École dans ses locaux définitifs de l'hôtel de Vendôme. Il fut aussi proche de Frédéric Le Play, qui le prit comme adjoint lors des premières Expositions universelles à Paris. Son rôle dans l'établissement du " réseau pentagonal ", notamment par la réalisation de globes et cartes d'une grande qualité graphique, est indéniable. En revanche, ses multiples tentatives d'acquérir une notoriété propre tournèrent court, bien qu'il ait souvent été sur des voies qui assurèrent à d'autres une célébrité universelle.
Mots-clés : Corps des mines - " réseau pentagonal " - classification périodique - XIXe s.
Abstract.
Graduated at the École polytechnique in 1838, Alexandre-Eugène Béguyer de Chancourtois went then to the École des mines, where he spent the rest of his life. In the shadow of his two great mentors, Léonce Élie de Beaumont and Frédéric Le Play, he was an efficient assistant, involved notably in the illustration of the " réseau pentagonal " and in the organization of the first " Expositions universelles " in Paris. His many attempts to acquire an independent scientific stature met with little success, even if he was often on paths which led others to international fame.
Key words: Corps des mines - " réseau pentagonal " - periodical classification - 19th century.
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Après Waterloo, la France se releva rapidement et, pour tout le reste du XIXe siècle, sera l'une des plus riches puissances au monde. C'est l'époque du grand rayonnement parisien, non seulement dans les arts et l'architecture, mais aussi dans les sciences. Pour ce qu'on appelle maintenant les sciences de la Terre, trois établissements, le Collège de France, le Muséum d'Histoire naturelle, et l'École des mines, occupent une position prééminente, attirant étudiants et chercheurs du monde entier. Bien que statutairement indépendants, ces trois centres, géographiquement très proches, sont intimement liés. Les étudiants suivent les cours de l'un ou de l'autre, au hasard des modes ou des découvertes, et surtout les professeurs cumulent fréquemment des postes aussi honorifiques. C'est en particulier le cas de Jean-Baptiste-Armand-Léonce Élie de Beaumont (1798-1874) qui, pendant plus de cinquante ans, règne en maître absolu sur la géologie française : membre du Corps des mines, professeur à l'École en 1827, puis au Collège de France en 1832, à la mort de Cuvier, membre de l'Institut, puis secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences en 1853, sénateur en 1852, etc. Jusqu'à sa mort, il ne cédera pas une once de ses charges officielles, mais il prend vite l'habitude de se faire " suppléer " (le mot est alors à la mode) par quelques collaborateurs qui, pendant de longues années, assureront l'essentiel - voire la totalité - de ses cours magistraux. Au Collège de France, c'est Charles-Joseph Sainte-Claire Deville (1814-1876), le frère du découvreur de l'aluminium, qui assurera la première suppléance en 1855, puis sera reconduit chaque année (par arrêté ministériel !) jusqu'en 1874, année de la mort du maître. Il deviendra alors (enfin) le professeur en titre, mais pour une durée bien courte, dix-huit mois à peine. Le cours du Collège débutant à l'automne et se terminant au printemps suivant, il n'aura en définitive que le temps d'assurer un seul cours, entièrement dévolu à la défense de la grande idée (alors très controversée) d'Élie de Beaumont, le réseau pentagonal (6).
Figure 1. Le portrait " officiel " d'Alexandre-Eugène Béguyer de Chancourtois
(Document École des mines).
À l'École des mines, ce rôle de suppléant est tenu par un ancien élève, Alexandre-Eugène Béguyer de Chancourtois (1820-1886) qui, sorti de Polytechnique, fera toute sa carrière à l'École (Fig. 1). Exemple type d'ingénieur au Corps des mines, dont il gravira successivement tous les échelons hiérarchiques, il sera relativement plus fortuné que son collègue du Collège de France, puisqu'il sera pendant un peu plus de dix ans professeur en titre dans sa chère école. Mais, vieilli et malade, il ne pourra alors qu'assister à la démolition progressive du système qu'il avait tant admiré.
Sorti de Polytechnique en 1838 " dans la botte ", Béguyer de Chancourtois choisit le Corps des mines, suivant donc (comme aujourd'hui) deux années d'enseignement à l'École. Les principaux professeurs étaient alors Ours-Pierre-Armand Petit-Dufrénoy (1792-1857) (surtout connu sous le nom d'Armand Dufrénoy), Frédéric Le Play (1806-1882) et, bien sûr, Léonce Élie de Beaumont. À l'issue de la scolarité, chaque élève faisait un grand voyage, défini et surveillé de façon extrêmement précise par un professeur, pendant lequel il devait visiter des gisements lointains ou inventorier des régions inconnues. Grâce à une allocation de l'École (dont la modicité était la source de constantes récriminations, fidèlement consignées dans les registres de l'Assemblée des professeurs), il avait en particulier mission de recueillir des échantillons, pour enrichir les collections de l'École. Frédéric Le Play, qui venait d'être nommé professeur de métallurgie, l'envoie vers la Hongrie et la Turquie, pour y étudier notamment les gisements de fer et de cuivre du Banat. Élie de Beaumont qui, par ses contacts avec Alexandre von Humboldt, s'intéressait beaucoup au prolongement vers l'est des chaînes alpines, l'incite à poursuivre vers l'extrémité orientale de l'Asie Mineure. Au total, il restera plus d'une année dans les montagnes de l'Arménie et du Turkestan, et il en tirera à son retour une série de publications : dans les Annales des Mines, signées en qualité d'élève-ingénieur, pour la description des gisements métalliques de Hongrie (1), dans les Comptes Rendus de l'Académie des sciences pour ses découvertes en Asie Mineure (2, 3). Écrites dans un style alerte et aéré, à peu près dépourvues de tout terme technique, ces notes assurent une certaine notoriété au jeune ingénieur. Celle Sur la nature des eaux du lac de Van (3) ou, surtout, sur l'Exploration géologique d'une partie très-peu connue de la Turquie d'Asie (2), sont un curieux mélange de considérations naturalistes (cadre géologique), appliquées (la natron du lac de Van) et, pourrait-on dire, psychologiques (ou pseudo-scientifiques). C'est ainsi que, à propos de la Turquie d'Asie, il fait toutes sortes de remarques sur l'influence des conditions géologiques régionales sur les langues et les caractères physiques des peuples qui y habitent.
Comme l'écrit son collègue et ami, Philippe-Jacques-Edmond Fuchs (1837-1889) (4), les publications du jeune ingénieur attirèrent sur lui " l'attention de ses chefs et celle de l'Administration supérieure ". Après avoir passé trois ans en province (1845-1848), chargé successivement des arrondissements miniers de Mézières, Orléans et Nantes, il fut rappelé à Paris pour y enseigner la topographie et y organiser, sous la direction de Frédéric Le Play, la collection des gîtes minéraux et celle de la Statistique minérale de la France. C'est le moment où, après plus de trente années de travaux, l'École des mines est enfin dans ses murs, l'hôtel de Vendôme, amputé de sa cour d'honneur par le percement du boulevard Saint-Michel, ayant été augmenté vers le jardin du Luxembourg par un bâtiment triplant sa surface initiale. Alexandre de Chancourtois va vite déployer une activité débordante, veillant au moindre détail concernant l'aménagement des pièces et l'organisation des collections. En 1960, lorsque le musée actuel s'est installé à l'emplacement de l'ancienne collection départementale de Statistique, on a pu mesurer le soin extrême avec lequel il s'était acquitté de sa tâche. On a ainsi retrouvé les plans, extrêmement détaillés et entièrement rédigés de sa main, des meubles de rangement et d'exposition (Fig. 2). Ce sont ces meubles (" réalisés en chêne de Hongrie "), simplement modifiés par l'adjonction de quelques vitrines et, malheureusement, la suppression de tiroirs basculants pour ranger de gros échantillons, qui sont encore utilisés aujourd'hui, faisant l'admiration de tous les visiteurs.
Figure 2. " Meuble du bureau de l'employé attaché aux collections " (vers 1855), dessin original signé par Alexandre de Chancourtois (Musée de minéralogie, École des mines)
Mais ces tâches matérielles ne lui suffisent pas ; très proche des élèves, il devient une sorte de " directeur des études " avant la lettre et, surtout, assure les enseignements les plus divers : topographie, ce qui l'amènera bientôt vers la géographie, mathématiques en classe préparatoire, dessin, etc.
Très vite, Alexandre de Chancourtois est fasciné par la personnalité d'Élie de Beaumont et adopte avec enthousiasme ses idées sur le refroidissement du Globe et son implication dans l'orientation des " systèmes de montagne ". C'est le " réseau pentagonal ", dont il deviendra le plus ardent et, avec Edmond Fuchs, progressivement le presque seul défenseur (5). En tant que topographe, le travail que lui assigne son maître est d'une importance fondamentale : illustrer la théorie du réseau sur des globes, censés représenter la Terre, et comparer les principales directions du réseau avec celles des chaînes de montagnes. Il y ajoute une touche personnelle en concevant une méthode de projection gnomonique sur différents polyèdres circonscrits au globe, qui devait à ses yeux apporter la preuve indubitable du modèle (6, 7).
Les quelques globes qui ont été préservés ont une remarquable qualité graphique (Fig. 3), mais cet énorme travail, poursuivi sur plusieurs décennies, tournera court (7). Les plus spectaculaires semblent surtout avoir été utilisés pour des démonstrations, expositions variées, ou matériel publicitaire chez le constructeur. Les cartes gnomoniques ont certes l'avantage de conserver les directions, mais l'échelle est variable, ce qui rend leur utilisation très malaisée. Une seule carte sera publiée, couvrant l'Europe et une partie de l'Afrique, et ne comportant, ni les grandes lignes du relief, ni les éléments du réseau pentagonal (Fig. 4). Il faut dire que ces essais de cartographie s'inséraient dans un cadre plus vaste qui, là encore, n'aura guère de suite. Élie de Beaumont, qui n'avait pas oublié que sa carrière avait commencé, avec Armand Dufrénoy, par l'établissement de sa magistrale carte géologique de la France, avait fait créer le Service de la Carte géologique détaillée de la France à 1/80 000, dont Alexandre de Chancourtois fut nommé sous-directeur. Le commentaire d'Edmond Fuchs (4) mérite d'être rapporté in extenso : " Plein de confiance dans la hauteur de vues de son disciple et ami, comme dans la sûreté de son jugement, Élie de Beaumont, qui était à la tête de cette importante création, lui en laissa complètement l'organisation et s'en remit à lui pour l'élaboration du programme des études sur le terrain et du mode de représentation des résultats obtenus ". Sur la lancée de ses premiers travaux en Haute-Marne, Alexandre de Chancourtois élabore un mode de représentation extraordinairement complexe, avec des logs stratigraphiques établis par projections géométriques de " séries rationnelles de perspectives photographiques " et surtout un mélange invraisemblable de données descriptives (nature des terrains, composition chimique, texture physique, allure topographique), appliquées et interprétatives. Système tellement compliqué que, dans la pratique, il était à peu près inutilisable. À la mort d'Élie de Beaumont, en 1874, on s'émut en haut lieu de la faible productivité du Service de la carte. Il passa alors en d'autres mains, pour donner à une cadence accélérée les cartes à 1/80 000 que nous connaissons tous, qui ne furent remplacées (pas toujours en bien !) par les cartes actuelles à 1/50 000 qu'après la Seconde Guerre mondiale.
Figure 3. Le plus spectaculaire des globes de l'École des mines, indiquant le principe de la projection gnomonique (cf. note 7) (Bibliothèque de l'École des mines)
Figure 4. La seule feuille jamais publiée (cf. note 8), avec une légende pleine d'enseignements : " Carte du globe dressée en projection gnomonique sur les 8 faces d'un octèdre régulier circonscrit (Feuille 1B, exécutée sous la direction de M. A .E. Béguyer de Chancourtois, dessinée par M. E. Picart à l'aide des calculs faits par M. J. Thoulet (1869-1873)). "
Si, sur le plan des conceptions théoriques, le modèle était Élie de Beaumont, Alexandre de Chancourtois n'en restait pas moins proche de Frédéric Le Play, sous les ordres duquel il complétait - ou plutôt faisait compléter, par l'intermédiaire du fidèle gardien A. Guyerdet - les collections de Statistique départementale et des gîtes minéraux. Frédéric Le Play s'éloignait progressivement des sciences de la Terre, pour devenir le fondateur de la sociologie industrielle et, plus encore qu'Élie de Beaumont, une grande figure politique du Second Empire. Napoléon III, qui le tient en haute estime, s'attache sa participation pour les deux grandes manifestations qui marqueront l'apogée du Second Empire à Paris : les expositions universelles de 1855 et 1867. On est alors en pleine révolution industrielle, et on a peine aujourd'hui à imaginer l'intérêt que ces grandes expositions suscitaient auprès d'un public qui, sans radio ni télévision, n'était pas encore blasé. Plus de dix millions de visiteurs pour l'exposition de 1867, qui s'étendait sur près de 50 hectares sur le Champ de Mars et l'île de Billancourt, et qui fut, de très loin, la plus grande exposition jamais réalisée jusqu'à cette époque. Frédéric Le Play sera l'homme-clé de ces expositions, qui toutes deux accorderont une très large place aux "ressources naturelles" et à l'art de la mine. Chargé de façon relativement informelle de l'organisation de l'exposition de 1855, puis commissaire général en titre de l'exposition de 1867, il prend chaque fois Alexandre de Chancourtois comme son adjoint direct, le chargeant de l'organisation matérielle de ces deux grands événements. Ce dernier y fera merveille, démontrant un grand souci du détail et un sens de la diplomatie qui seront loués par tous les participants. Il en retirera un nombre impressionnant de titres et décorations, décernés pour la plupart par les pays qui sont venus aux expositions, et qui entendront ainsi remercier les organisateurs (Fig. 5). Mais il saura aussi obtenir pour son École un grand nombre d'échantillons qui, après l'exposition, ne retourneront pas dans leur lieu d'origine : marbres (surtout des Pyrénées) et diverses roches décoratives pour l'exposition de 1855, nombreux échantillons américains (notamment le grand tronc opalisé de l'Arizona situé dans l'escalier du musée) pour celle de 1867.
Figure 5. Honneurs et décorations, dans le titre du " Programme raisonné de Géographie " (9)
Grâce à son travail lors des expositions, Alexandre de Chancourtois devient le commensal et ami du Prince Napoléon, fils de Jérôme Bonaparte, qui présidait formellement ces manifestations. On le pressent alors pour des fonctions politiques, et Napoléon III le nomme " Secrétaire des Commandements et Chef de Cabinet " d'un ministère de l'Algérie et des Colonies, qu'il entend confier à son cousin. Mais l'existence de ce ministère sera bien éphémère, six mois à peine, et la tentative de donner une certaine autonomie aux colonies tourne court. Le prince, peu doué pour la politique, se rattrape par un grand voyage d'exploration du vaisseau impérial, la Reine Hortense, dans les régions polaires de Norvège, de l'Islande et du Groenland. Voyage auquel participera Alexandre de Chancourtois en tant qu'ami du prince et géologue de l'expédition, et qui en ramènera des échantillons encore présents dans les collections du musée, qui complèteront ceux qu'il avait rassemblés après les expositions universelles.
Écrasé par la personnalité de ses maîtres, Alexandre de Chancourtois n'en cherche pas moins à se trouver des voies de recherche personnelles. Élie de Beaumont lui a laissé le champ libre vers la géographie, prolongement naturel de ses charges d'enseignement en topographie. Il ne s'en privera pas et, après la mort de son maître, va s'y consacrer de façon à peu près exclusive. C'est ainsi que, à l'occasion du premier Congrès des sciences géographiques, tenu à Paris en 1875, il présente la première ébauche d'un " Programme d'un système de géographie ", qui sera de nouveau proposé, avec tous les objets et documents qu'il a réalisés à l'École des mines (globes, système de projection gnomonique, la " carte du globe " dessinée par E. Picart, etc.) lors de la grande exposition géographique de 1881, à Venise. Cherchant, comme il l'a fait toute sa vie, à rapprocher géographie et géologie (" unifier ", aimait-il dire), il se lance dans une grande bataille pour imposer le système décimal dans les coordonnées géographiques et, surtout, ne pas laisser aux Anglais le privilège d'avoir sur leur sol le méridien-origine. Il y avait alors une lutte sourde à ce sujet entre Londres et Paris, et les Français, qui avaient obtenu l'installation du Pavillon international de mesures à Sèvres, voyaient s'éloigner les chances de victoire. Alexandre de Chancourtois a alors l'idée d'un méridien presqu'entièrement marin, effleurant les Baléares et ne touchant terre qu'au Spitzberg (9). Ce " méridien de Saint-Michel ", qui se rapproche de l'ancien méridien de Ptolémée, ménage certes la susceptibilité des deux nations, mais l'un des premiers rôles d'un méridien-origine est de pouvoir y construire un observatoire, ce qui n'est pas commode en pleine mer. Les Anglais auront finalement méridien-origine et observatoire à Greenwich, près de Londres. L'extension du système métrique aux mesures d'angle aura plus de succès, puisqu'elle sera adoptée par l'armée pour les " cartes d'état-major " et les différentes armes, notamment l'artillerie.
Entre temps, Alexandre de Chancourtois déborde sur la géographie humaine, par toute une série de travaux originaux, mais dont aucun n'aboutira vraiment : système phonétique généralisé, adapté à toutes les langues, transcription en caractères latins de tout nom géographique, utilisation des nombres imaginaires en physique et en démographie, et relations entre cadre géologique et caractéristiques des peuples qui y habitent. Ce dernier point lui tient particulièrement à cœur. Il l'avait déjà abordé lors de son voyage de fin d'étude en Asie Mineure, avec une incontestable facilité pour rapidement acquérir quelques éléments de langues totalement inconnues. Il continuera d'y songer pendant toute sa vie et, lors de la guerre de 1870, qu'il a effectuée " en remplissant modestement son devoir dans les rangs de la Garde Nationale " (4), il trouve des accents épiques pour expliquer notre défaite : " Les hordes immenses, qui envahissaient alors notre sol, ne pouvaient-elles pas, en effet, être comparées, dans leur monotonie puissante, à ces torrents diluviens, implacables et gigantesques, dont les dépôts recouvrent les plaines qui bordent la Baltique, c'est à dire précisément le berceau de la race prussienne et de cette noblesse au caractère rigide qui l'a conduite à de si hautes destinées ? ".
Tous ces travaux montrent une incontestable curiosité intellectuelle et, pour quelques-uns (par exemple la phonétique), sont très en avance sur leur temps. Mais il s'agit plutôt de courts essais, souvent à la limite de la pseudo-science, que de recherches véritables. Il n'en est pas de même de son incursion vers la chimie, avec la " vis tellurique ", la seule œuvre qui ait évité que son nom ne tombe définitivement dans l'oubli.
La découverte par l'Anglais John Dalton, en 1808, de la notion de " poids atomique ", ouvrit une longue période de discussions et controverses (10). Certains grands noms de l'époque (notamment Jean-Baptiste Dumas, qui était pour la chimie française à peu près ce qu'Élie de Beaumont était pour la géologie) n'adoptent le nouveau système qu'avec beaucoup de réticence, alors que beaucoup d'autres sont enthousiastes, proposant pour tous les corps connus des poids atomiques de plus en plus précis. On commence alors à entrevoir une certaine régularité dans l'ordonnancement des divers éléments : " triades " de Dobereiner, séries de Gmelin, etc. Mais on ne s'intéresse guère qu'aux relations arithmétiques entre les divers poids atomiques, sans prendre en compte les propriétés chimiques. L'Allemand Max Josef Pettenkofer (1818-1901), élève de Justus Liebig à Giessen, montre toutefois en 1850 que la différence entre les poids atomiques d'éléments tels que Li, Na et K, dont le comportement chimique est voisin, est relativement constante. Mais il ne s'en sert que pour tenter de découvrir de nouveaux éléments, sans chercher à établir une classification générale. Après quelques autres tentatives, c'est ce que va tenter Alexandre de Chancourtois en 1862 (11). L'idée initiale de Pettenkofer est étendue à beaucoup d'autres éléments, en remarquant que les différences des poids atomiques d'éléments présentant des propriétés chimiques comparables sont, soit constantes (par exemple 8 entre Li, Na et K, respectivement), soit des multiples simples (x 2 ou 3) d'une valeur constante.
Pour illustrer ces relations, la solution la plus immédiate serait de placer les différents éléments sur un diagramme orthogonal, les éléments semblables sur une ordonnée graduée en poids atomiques, avec une abscisse arbitraire permettant d'individualiser les différentes séries. C'est, en pratique, ce que Dimitri Mendeleïev (1834-1907) fera quelques années plus tard (1869), avec le succès que l'on sait. Mais une telle représentation est beaucoup trop simple pour un polytechnicien. Alexandre de Chancourtois se définit un cylindre de diamètre 16 unités (poids atomique de l'oxygène), sur lequel il décrit une hélice dont le pas est le double du diamètre. L'axe du cylindre donne l'échelle des poids atomiques, les éléments étant disposés sur l'hélice en fonction de " leur abondance relative dans la lithosphère ". Des éléments aux propriétés chimiques comparables (pour reprendre le même exemple, Li, Na et K) se trouvent sur des génératrices du cylindre, à des distances à peu près constantes. Le terme "tellurique" vient de ce que l'élément "tellure" se situe au milieu du graphe, en y ajoutant sa signification étymologique (terre).
Bien que comportant un certain nombre d'éléments novateurs - notamment, soixante ans avant Vernadsky, les premières considérations véritablement géochimiques - , et que l'unique exemplaire de la vis, toujours conservé à l'École des mines, soit un chef-d'œuvre d'ébénisterie et de technique instrumentale (Fig. 6a et 6b), le travail de de Chancourtois passera totalement inaperçu : trop de chimie pour les géologues, de géologie pour les chimistes. Dans la publication à l'Académie des sciences de 1862, les responsables n'ont pas jugé bon d'insérer la figure, qu'ils jugeaient trop compliquée, ce qui en rend la lecture à peu près incompréhensible (Fig. 6c). Alexandre de Chancourtois fit publier l'exposé complet à part (11), augmenté de deux notes, sur la production de l'acier et sur la production " artificielle et naturelle " du diamant. L'ensemble ne pouvait que susciter la méfiance des véritables chimistes. On y trouve en effet, à côté de considérations tout à fait exactes sur les valeurs des poids atomiques des corps simples, un mélange inextricable d'éléments et de molécules, notamment organiques (éthyle, méthyle, ammonium, etc.), ainsi que des analogies, par exemple entre brome, iode, cuivre et plomb, qui semblent uniquement justifiées par la position sur la vis, non par le comportement chimique. La publication sur le diamant illustre bien une recherche à tout prix du spectaculaire, au détriment d'une véritable analyse scientifique : " Je désire prendre position sur le fait que le diamant dérive des émanations hydrocarburées, comme le soufre dérive des émanations hydrosulfurées ". La seule " preuve " est une analogie entre un certain nombre thermique du diamant, placé au bon endroit sur la vis, qui se trouve comme par hasard identique à la masse moléculaire du CO2. Bien entendu, personne n'accordera un crédit quelconque à des hypothèses aussi peu justifiées. La " vis tellurique " ne sera redécouverte qu'en 1889, lors de la célèbre conférence que Dimitri Mendeleïev fera à Londres à l'occasion de sa réception de la médaille Faraday, décernée par la Royal Society. Mendeleïev aura alors la bonté de dire que la vis tellurique l'a inspiré, mais il semble beaucoup plus probable que ce soit de Chancourtois lui-même qui l'ait signalée à Mendeleïev, après que celui-ci eut publié ses premiers travaux.
Figure 6. La " vis tellurique ". a) Vue d'ensemble de l'exemplaire (unique), conservé à la bibliothèque de l'École des mines. b) Détail : la boule terminale porte, en guise de décorations, les éléments du réseau pentagonal. c) La figure qui a été omise dans la publication de 1862 à l'Académie des sciences (11).
Après tant d'efforts, tant de tentatives si souvent avortées, les dernières années d'Alexandre de Chancourtois vont être difficiles. Le petit groupe de fidèles qui s'était constitué autour d'Élie de Beaumont s'amenuise de plus en plus, à mesure qu'augmente la réputation du grand adversaire, Sir Charles Lyell, qui ne se privera pas de s'approprier quelques notions qu'Élie de Beaumont avaient défendues bien avant lui, notamment sur le métamorphisme (12). À la mort du maître, tout se précipite : on lui retire sans ménagement la direction " de facto " du Service de la carte géologique, on le confine dans ses tâches d'enseignement ou de direction d'étude. Il sera enfin professeur titulaire, mais il n'a ni l'envergure ni les moyens de poursuivre la bataille du " réseau pentagonal ". Ses dernières batailles géographiques n'auront que des succès partiels, et ne lui apporteront pas la notoriété qu'il espérait auprès de ses confrères. Certes, il termine sa carrière avec les plus grands honneurs administratifs (ingénieur général des mines, commandeur de la Légion d'honneur), mais sans doute en ressentant un certain sentiment de frustration. Plus personne ne parle du " réseau pentagonal ", et la notoriété universelle de Mendeleïev ne peut que lui faire mesurer ce qu'il a failli réussir. La notice dithyrambique qu'Edmond Fuchs lui consacre à sa mort (4) ne fait même pas illusion à ses proches confrères. Elle n'est insérée dans les Annales des Mines qu'avec un sévère avertissement indiquant que l'auteur " avait été aveuglé par les théories de son maître, pourtant démontrées fausses bien avant 1886 ". Trois ans à peine plus tard, même son de cloche dans la Notice historique sur l'École des Mines par Louis Aguillon (13), pourtant peu avare en louanges de tous ordres : " Peut-être de Chancourtois, avec son ingéniosité si remarquable, a-t-il remué et donné plus d'idées qu'il ne laisse après lui de travail positif et d'effet durable. La vis tellurique et le réseau pentagonal, dont de Chancourtois s'était fait spécialement l'apôtre, sont des conceptions à coup sûr fort originales. Peut-on dire, surtout pour la dernière, qu'elles soient bien fécondes ? ". Singulier destin de celui qui aurait pu prétendre au génie, qui a manqué à peu près tout ce qu'il a entrepris, mais qui, avec son foisonnement bouillonnant et ses velléités de tous ordres, a quand même été un personnage essentiel de l'École des mines pendant une bonne partie du XIXe siècle.
Tous mes remerciements à Marie-Noëlle Maisonneuve, responsable du fonds ancien de l'École des mines, dont l'aide m'a été précieuse.
(toutes les références sans nom d'auteur sont d'A.-E. Béguyer de Chancourtois)
(1) Notice sur la fabrication du cuivre à Szaska dans le Banat, suivie de : Notice sur le traitement des minerais de cuivre et d'argent et sur la séparation, par amalgamation, de l'argent contenu dans le cuivre noir à Tsiklova, dans le Banat. Ann. Mines, (1846), (4), 10, p. 555-576 et 577-594.
(2) Exploration d'une partie très-peu connue de la Turquie d'Asie. C.R. Acad. Sci. Paris, (1844), 18, n° 18, p. 827-832.
(3) Sur la nature des eaux du lac de Van et du natron qu'on en retire. C.R. Acad. Sci. Paris, (1845), 21, n° 20, p. 1111-1114.
(4) FUCHS, E. (1887). Notice nécrologique sur M. de Chancourtois. Ann. Mines, (8), 11, p. 510-532. (avec en appendice une bibliographie complète des œuvres de Béguyer de Chancourtois).
(5) Sur le réseau pentagonal de M. Élie de Beaumont, Bull. Soc. géol. France, (3), 3, p. 328-343.
(6) TOURET, J. (2006). Le globe d'Élie de Beaumont (1798-1874) au Collège de France. La Lettre du Collège de France, n° 16, p. 31-35.
(7) Une description complète des globes de l'École des mines et de la théorie du réseau pentagonal sera donnée dans l'article de l'auteur : " Le réseau pentagonal d'Élie de Beaumont ", à paraître prochainement (2007) dans les Travaux du Comité français d'Histoire de la Géologie.
(8) BEGUYER DE CHANCOURTOIS, A. E. (1873). Carte du globe en projection gnomonique avec le réseau pentagonal superposé, accompagnée d'une notice explicative. C. R. Acad. Sci. Paris, 377, p. 990-993.
(9) Programme raisonné d'un système de géographie, fondé sur l'usage des mesures décimales d'un méridien 0 gr international et des projections stéréographiques et gnomoniques (1884), Gauthier Villars, Paris, 75 p.
(10) BENSAUDE-VINCENT, B. (1984). La genèse du tableau de Mendeleïev. La Recherche, n° 159, p. 1207-1215.
(11) Mémoire sur un classement naturel des corps simples ou radicaux dit " Vis tellurique ", C. R. Acad. Sci. Paris, 54 (1862), p. 757-761. Publié (accompagné d'un " tableau chromolithographié des caractères des corps et d'une seconde planche muette pour l'extension du système ") et augmenté de deux notes : " Application de la vis tellurique dans la théorie de l'acier " et " Sur la production naturelle et artificielle du diamant "(1863), Mallet-Bachelier, Imprimeur-libraire Paris, 21 + 3 + 4 p.
(12) TOURET, J. L. R. et NIJLAND, T. G. (2002). Metamorphism today: new science, old problems, in D. R. Oldroyd (ed.), Geol. Soc. London, Spec. Publ., 192, p. 113-141.
(13) AGUILLON, L. (1889). L'École des mines de Paris : notice historique. Vve Ch. Dunod, Paris, 254 p.