COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 12 décembre 2001)
Résumé.
De 1850 à 2000, l'histoire des recherches du laboratoire de Grenoble en matière de géologie alpine est celle de bien d'autres laboratoires, en ce sens que ces recherches sont orientées par le cadre géologique régional. Toutes les études portent vers une meilleure connaissance de ce dernier et sa cartographie systématique. L'histoire s'accélère au lendemain de la seconde guerre mondiale, avec l'augmentation rapide du nombre d'étudiants qui va de pair avec celle du corps enseignant et la diversification des disciplines, même si celles-ci, à Grenoble, sont toujours centrées sur la géologie alpine. Le laboratoire entre alors dans une phase d'expansion rapide, favorisée par la variété et la qualité de ses écoles de terrain qui bénéficient d'un environnement exceptionnel. Cette période, particulièrement propice au développement de la recherche, est marquée par le statut de laboratoire associé au C.N.R.S., la présence de nombreux chercheurs et le développement des laboratoires techniques, sans parler d'une orientation parallèle vers la géologie appliquée, source de débouchés pour les étudiants.
Mais, vers les années 1990, l'exploration de la chaîne se termine et l'intérêt se porte désormais sur les problèmes de structure et de dynamique crustale, ce qui nécessite un rapprochement avec les géophysiciens, tandis que la géologie appliquée au génie civil rejoint les mécaniciens du sol. Le changement de millénaire consacre cette mutation au point d'aboutir à la disparition du département de géologie et à sa fusion avec d'autres spécialités, notamment la géophysique, au sein de l'Observatoire des sciences de l'univers de Grenoble. Mots-clés : stratigraphie - tectonique - pétrologie - Alpes - XIXe siècle - XXe siècle.
Abstract.
Between 1850 and 2000, the geological research at the university of Grenoble has been devoted to the deciphering of the regional context. All studies were oriented towards a better knowledge of the Alpine chain and its systematical mapping.
The history is accelerating after the second world war, with the rapid increase of students and teachers, in the same way as the diversification of the specialities. The laboratory involves at that time a rapid phase of expansion, helped by the variety and the quality of its field-training schools in an exceptional environment. During this period, the institute is also administratively associated with the C.N.R.S. (National Centre for Scientific Research), which makes easier the develoment of modern technical laboratories with appropriate teams of specialists. However, since the nineties, the exploration of the chain was arriving to its end and the researches were more and more reoriented towards structural dynamics in the frame of Plate tectonics, which led to closer collaboration with geophysicians. The changing of Millennium emphasizes that mutation outlined by the fusion of geology with geophysics within the new Grenoble Observatory for Universe sciences Key-words : stratigraphy - tectonics - petrology - Alps - XIXth century - XXth century. |
Certains auteurs font débuter la géologie alpine avec Déodat de Dolomieu (1750-1801) mais celui-ci, bien que dauphinois, s'intéressa plus aux volcans italiens qu'aux Alpes auxquelles il n'a guère apporté que la découverte de la dolomie en 1789, dont on tirera plus tard (1886) le nom des Dolomites, massif certes prestigieux mais qui n'a rien de dauphinois.
En fait Dolomieu a peu parcouru les Alpes : en dehors de ses passages dans le Trentin, il a effectué quelques voyages en Savoie et Suisse méridionale entre 1794 et 1797, au titre d'ingénieur des mines, pour visiter des exploitations diverses, puis en 1801 pour reconnaître la route stratégique du Simplon, quelques semaines avant sa mort.
Dolomieu s'est tout de même intéressé à la géologie des Alpes, prenant ainsi part aux discussions sur ce thème qui s'élevèrent à la fin du XVIIIe siècle, mais son apport reste modeste et ses conceptions archaïques .
L'université de Grenoble a été créée en 1796 mais c'est seulement en 1824 qu'y apparaît une chaire d'histoire naturelle comprenant des enseignements de géologie. Son premier titulaire est Emile Gueymard (1788-1869) , qui prend ses fonctions en 1824.
En tant qu'ingénieur des mines, il s'intéressa surtout aux matériaux utiles et donc aux mines du Dauphiné et de la Savoie qui étaient alors en activité. Il put donc en rapporter peu à peu les éléments d'une magnifique collection de minéraux qui fut achetée après sa mort par la ville de Grenoble pour son muséum d'histoire naturelle. Par contre son apport à la compréhension de la chaîne alpine est quasi nul, excepté les premières coupes géologiques des environs de Grenoble et la reconnaissance de la double discordance Houiller/Cristallin et Trias/Houiller dans le bassin de La Mure .
Le développement qui suit comprendra cinq parties :
D'origine bretonne, Charles Lory passa l'agrégation de sciences physiques et fut nommé au lycée de Grenoble puis à Poitiers et Besançon. Pendant son séjour à Grenoble, il suivit les cours d'Emile Gueymard qui le remarqua pour les qualités exceptionnelles qu'il manifestait en géologie et lui proposa un sujet de thèse sur les terrains crétacés des environs de Grenoble, thèse qu'il soutint en 1848. Il succéda à Emile Gueymard l'année suivante dans une chaire désormais baptisée " Géologie et Minéralogie ".
Le laboratoire dans lequel il s'installait était toujours celui de son prédécesseur, qui servit de 1819 à 1879. Laboratoire était un bien grand mot. La géologie était installée dans un ancien couvent de dominicains, rue de la Halle (disparue de nos jours, elle se trouvait à l'emplacement de l'actuelle rue Philis de la Charce). Les professeurs de toutes les disciplines scientifiques ne disposaient que d'une seule salle de cours, basse de plafond et assez obscure, complétée par un petit laboratoire pris sur le logement du concierge et équipé de façon plus que sommaire.
C'est seulement en 1879 que les sciences naturelles furent transférées dans le nouveau Palais de l'Université qui venait d'être construit place de la Constitution (l'actuelle place de Verdun). Les locaux de la géologie étaient certes plus vastes mais ce n'était qu'une longue suite de mansardes situées sous les toits, chaudes en été, froides en hiver. On put cependant commencer à les équiper de meubles à collections et de vitrines. De ces mansardes on accédait, sur le toit du palais, à une petite terrasse d'où l'on pouvait voir le panorama des montagnes du bassin grenoblois.
Charles Lory ne ressemblait guère à son prédécesseur. Autant celui-ci était d'un abord facile et plaisant, parlant volontiers et avec facilité de sujets variés, autant Lory était taciturne et bougon. Il ne forma d'ailleurs aucun élève, si ce n'est son fils, Pierre Lory, que l'on évoquera plus loin mais dont la carrière de géologue fut modeste.
Charles Lory avait devant lui une tâche redoutable car il aborda l'étude de la chaîne à un moment où elle était pratiquement inconnue, d'accès difficile (c'était encore l'époque des diligences ) et mal cartographiée (les fonds topographiques au 80 000e, apparus à partir de 1833, n'étaient pas encore tous disponibles dans les Alpes : la feuille Grenoble, par exemple, ne fut gravée qu'en 1852). De plus, les principes de la géologie étaient à peine esquissés, la valeur des fossiles discutée et, par là même, l'échelle stratigraphique balbutiante. Quant aux figures tectoniques nécessaires pour l'interprétation des structures, Charles Lory ne connaissait que les failles et plis observés par lui dans le Jura lors de son séjour à Besançon. La tectonique tangentielle et les écaillages étaient bien évidemment ignorés.
On ne comprenait donc pas les intercalations tectoniques de couches d'âge différent, les unes dans les autres, par exemple des schistes liasiques à bélemnites dans des grès houillers à plantes. On fait allusion ici à la célèbre " affaire de Petit-Cœur ", du nom d'une carrière située en Tarentaise, près de Moûtiers, et de la polémique qu'elle déclencha pendant trente ans, de 1828 à 1858, sur la valeur stratigraphique réelle des fossiles et donc sur leur utilisation en stratigraphie. Charles Lory, qui croyait à la valeur des fossiles, se heurta à des adversaires puissants et coriaces comme Léonce Elie de Beaumont. Un véritable schisme plana un moment sur le bien-fondé de l'outil paléontologique et Charles Lory en fut profondément troublé avant d'apporter les explications qui mettaient un terme au débat. Il put en effet observer, dans le massif du Mont-Blanc et les Alpes bernoises, des intercalations de schistes liasiques et de granite, qui étaient là indéniablement tectoniques et apportaient la solution de l'affaire de Petit-Cœur.
Que dire alors des formations métamorphiques si fréquentes à l'intérieur de l'arc alpin, notamment celle des " Schistes lustrés " du pays piémontais. Certes, des auteurs antérieurs à Charles Lory (comme Brochant de Villiers, en 1808, professeur à l'Ecole des mines du Mont-Blanc, en Tarentaise, alors établie à Moûtiers, ou Ami Boué en 1833) avaient eu l'intuition que ces Schistes lustrés n'étaient pas des terrains " primitifs ", mais des formations mésozoïques " altérées ". Le débat restait cependant confus et Charles Lory n'y apporta pas grand-chose si ce n'est qu'il attribuait ces schistes au Trias parce qu'il les voyait, ici et là, pincés entre les " grès anthracifères " (Houiller briançonnais) et les vrais calcaires triasiques (soit briançonnais, soit piémontais, comme on le sait maintenant).
En définitive, le principal mérite de Charles Lory est double. Tout d'abord, il établit, sur des bases paléontologiques solides, l'échelle stratigraphique des chaînes subalpines, une échelle qui servira de base à tous les travaux ultérieurs et lui permit de dessiner des coupes traduisant bien la structure des chaînes subalpines aux environs de Grenoble.
Ensuite, et surtout, il a présenté un premier schéma de l'organisation générale des Alpes en y distinguant un certain nombre de zones parallèles, séparées les unes des autres par de grands accidents dans lesquels il ne voyait évidemment que des failles, mais qui, pour lui, étaient d'origine ancienne, c'est-à-dire qu'elles auraient séparé, dès l'origine, des domaines de sédimentation différents, jouant en surrection ou en affaissement suivant les points ou les époques, ce qui annonçait les conceptions modernes. Ces domaines étaient les suivants, d'ouest en est (fig. 1) :
Charles Lory : |
Actuellement :
Chaînes subalpines | Idem
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1e zone : massifs centraux cristallins (Z. du Mt Blanc). | Massifs cristallins externes.
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2e zone : schistes de Tarentaise et du Valais, recouverts au Tertiaire et vers le sud, par les dépôts d'un golfe marin (grès de l'Embrunais). | Zone valaisanne, subbriançonnaise, flysch de l'Embrunais.
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3e zone : grès anthracifères. | Zone houillère briançonnaise.
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4e zone : zone du Briançonnais ou du Mt Rose. | Zones briançonnaise et piémontaise (" Schistes lustrés "), massifs cristallins internes.
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Figure 1. Les quatre zones alpines de Charles Lory (1864).
Ces résultats, tant stratigraphiques que structuraux, furent exposés dans un ouvrage qui fit date dans l'histoire de la géologie alpine, Description géologique du Dauphiné, paru en plusieurs livraisons entre 1860 et 1864. Elle fut ultérieurement complétée par d'autres publications synthétiques et la première carte géologique du Dauphiné, bientôt suivie par les feuilles régulières au 80 000e des environs de Grenoble (feuilles Grenoble et Vizille, dont les fonds topographiques dataient respectivement de 1852 et 1866).
Les idées de Charles Lory furent présentées à la communauté géologique lors de la célèbre réunion extraordinaire de la Société géologique de France en 1861, à St Jean-de-Maurienne, où il apparut comme le meilleur connaisseur des Alpes françaises. Une nouvelle réunion de la Société, en 1881, lui permit de préciser quelques points mais l'essentiel était établi et confirmé.
Ce fut la dernière joie de sa carrière scientifique. Sa santé, un échec relatif d'insertion parmi les professeurs de l'Ecole normale supérieure de Paris, la mort de sa fille aînée après celle, bien antérieure, de sa femme, l'affectèrent profondément. Malgré un sursaut tardif d'activité où il étendit ses travaux à la Savoie, il mourut en 1899, à 66 ans, à la veille de sa retraite, d'une congestion pulmonaire .
Wilfrid Kilian succède à Charles Lory en 1899.
Wilfrid Kilian (1862-1925) était d'origine alsacienne mais c'est à Paris qu'il termina sa licence dans le laboratoire d'Edmond Hébert dont il devint le préparateur (l'assistant), puis le chef de travaux pratiques, en préparant sous sa direction une thèse de doctorat sur la montagne de Lure, près de Sisteron. Dans ce travail il s'affirme comme stratigraphe et paléontologiste et établit une échelle biostratigraphique précise pour le Jurassique terminal et le Crétacé inférieur subalpin, susceptible d'être étendue à l'ensemble des chaînes subalpines méridionales. C'est donc tout naturellement à lui que l'on pensa en 1899 pour la succession de Charles Lory qui ne laissait, comme on l'a dit, aucun disciple sur place.
Avec l'arrivée de Wilfrid Kilian à Grenoble, commence une nouvelle période de l'histoire de la géologie alpine, qui est d'abord celle de la stratigraphie triomphante, une nécessité absolue en vue de l'exploration systématique de la chaîne et de sa cartographie. Les doutes sur la méthode sont dépassés, la terminologie trop lithologique des formations fait place à une nomenclature stratigraphique plus rigoureuse. L'analyse peut ainsi progresser.
Dès son arrivée, Kilian l'entreprend en se chargeant personnellement des chaînes subalpines dauphinoises et de la 2e zone de Charles Lory, c'est-à-dire le front des zones internes entre Moûtiers et la haute Ubaye, tandis que son ami, Emile Haug, alsacien comme lui, qu'il avait connu à Strasbourg et Paris, mais qui était resté à Paris, se charge des chaînes subalpines entre Gap et Digne. Divers collaborateurs interviennent aussi : Victor Paquier pour le Diois, Pierre Lory (fils de Charles) pour le Dévoluy, Joseph Révil pour la Savoie (dont il deviendra le meilleur connaisseur bien que simple amateur : il était pharmacien à Chambéry), Charles Jacob et Paul Fallot, tous deux un certain temps préparateurs à Grenoble (le second y devint même maître de conférences pendant un an, en 1922, à l'issue de sa thèse, juste avant sa nomination comme professeur à l'Université de Nancy).
Avec le recul du temps, on a parfois tendance à sous-estimer le travail stratigraphique de Wilfrid Kilian. Depuis son étude sur la montagne de Lure, Wilfrid Kilian savait d'expérience que le problème stratigraphique majeur était celui des datations et du passage latéral entre les faciès à céphalopodes de la mer alpine et les plates-formes bordières, qu'elles soient à sédimentation carbonatée et épaisse comme celle de l'Urgonien, ou à sédimentation condensée comme celle de l'Albien. Il lui fallut deux décennies pour résoudre le problème en s'appuyant sur une brillante phalange d'élèves (Victor Paquier, Charles Jacob, Paul Fallot) et de collaborateurs divers (Gustave Sayn, Paul Reboul, Joseph Révil). Ce fut d'abord l'intervalle Berriasien - Aptien inférieur auquel reste attaché le nom de Victor Paquier qui, pour la première fois, proposait une double zonation, d'une part pour les calcaires des plates-formes néocomiennes et urgoniennes, grâce aux rudistes, et, d'autre part, pour le bassin vocontien, notion qu'il venait de créer, grâce aux associations d'ammonites. Ce fut ensuite l'Albien, avec Charles Jacob, Kilian se réservant l'Aptien inférieur qu'il décrivit dans une magistrale étude restée jusqu'à nos jours d'un étonnant modernisme (W. Kilian et J. Révil, 1915).
Il ne faut pas oublier non plus que Kilian a publié, entre 1907 et 1913, sa célèbre Lethaea Geognostica, superbe synthèse du Crétacé inférieur fondée sur une observation minutieuse des coupes et un raisonnement rigoureux. Par sa diffusion en français et en allemand, qui étaient alors les deux langues dominantes de l'Europe continentale, Wilfrid Kilian étendit jusqu'en Russie et en Géorgie la renommée de l'école grenobloise. L'outil ainsi forgé atteignit d'emblée son plus haut niveau puisqu'il fit seulement l'objet de modifications mineures pendant le demi-siècle suivant. Dès lors, les recherches purent s'orienter dans d'autres domaines de la géologie alpine et les travaux purement stratigraphiques furent temporairement délaissés, à l'exception notable de l'étude des faunes albiennes à laquelle reste attaché le nom de Maurice Breistroffer dès le début des années 1930.
Mais l'époque de Wilfrid Kilian ne fut pas seulement marquée par la mise au point de la stratigraphie alpine. Elle est également celle de découvertes ou d'hypothèses géodynamiques sur le comportement de l'écorce terrestre, qui donnèrent un élan nouveau à la recherche dès leur apparition. Les Alpes n'ont généralement pas été le point de départ de ces découvertes ou de ces grandes théories, probablement en raison de leur trop grande complexité, mais c'est toujours sur elles que les idées nouvelles ont été immédiatement testées.
Kilian va en connaître trois qui se succèdent dans l'espace de deux décennies : la découverte des nappes de charriage, la notion de géosynclinal et la révélation du mobilisme continental qui apportèrent un tel renouveau à la géologie alpine qu'on peut les rassembler sous le nom de " première révolution des sciences de la Terre ", la seconde étant celle de la tectonique des plaques, apparue cinquante ans plus tard.
Elle est due à Marcel Bertrand, en 1884, en Provence. Il l'applique peu après, en Suisse, pour expliquer les Alpes de Glaris (où il n'était jamais allé), en se servant des descriptions d'Albert Heim. En fait, la véritable découverte des nappes alpines se fit en Chablais et est due à Hans Schardt en 1893, bientôt suivi et conforté par les travaux de Maurice Lugeon (1895). Ces découvertes furent pourtant accueillies avec beaucoup de méfiance par Kilian et Haug (il n'est que de lire les discussions entre Marcel Bertrand et Emile Haug dans les bulletins de la Société géologique de France de l'époque).
On ne peut pas évoquer cette époque du laboratoire de Grenoble sans citer Pierre Termier qui ne lui appartenait pas puisqu'il était professeur à l'Ecole des mines de Paris, mais qui était si lié à Wilfrid Kilian que l'on ne peut parler de l'un sans parler de l'autre, au moins sur le plan tectonique. S'associant aux travaux de Wilfrid Kilian pour la zone briançonnaise, Pierre Termier décrivit en 1899 la structure des montagnes entre Briançon et Vallouise comme constituée de quatre nappes et découvrit, dans la foulée, que les Schistes lustrés piémontais représentaient eux-mêmes une grande nappe, peut-être la plus importante des Alpes franco-italiennes, nappe qui aurait recouvert une grande partie du Briançonnais et que Kilian, non sans réticence , finit par adopter.
Wilfrid Kilian, au contraire, plus prudent, s'en tenant aux faits d'observation, se contentera à la même époque de décrire les nappes comme des plis allongés, couchés, étirés, mais toujours enracinés. Il tombera même dans l'excès contraire, en refusant de reconnaître la nappe des Schistes lustrés. Fort heureusement, se critiquant l'un l'autre, Termier et Kilian arriveront finalement à une position moyenne, plus proche des conceptions actuelles.
L'évolution de Kilian sera également liée aux recherches de ses collègues suisses qui, eux aussi, à la suite des travaux de Maurice Lugeon, adoptèrent les structures charriées malgré les réticences des deux grands maîtres de la géologie suisse, Arnold Escher de la Linth et Albert Heim, qui se rallieront à l'opinion générale, bientôt suivis par Rudolf Staub, auteur, comme Albert Heim, d'une grande synthèse des Alpes suisses, malheureusement mal connue de la plupart des géologues français parce que entièrement publiée en allemand.
Ainsi, partout, l'apparent chaos alpin devenait-il intelligible et c'est dans ce nouveau cadre d'interprétation que Wilfrid Kilian assura à Grenoble la coordination générale de l'exploration des Alpes françaises, aidé de Pierre Termier (qui prit en charge les massifs cristallins externes, une bonne partie du Briançonnais et la Vanoise), de Marcel Bertrand qui travailla du Mont Cenis au Petit-Saint-Bernard en ignorant, curieusement, la nappe des Schistes lustrés, et de Maurice Lugeon en Savoie (Bauges et Chablais).
On sait que cette notion a pris naissance vers 1850 dans les Appalaches mais elle ne connut son succès dans les Alpes qu'à la suite du célèbre mémoire d'Emile Haug paru en 1900 .
Ces schistes avaient été reconnus comme mésozoïques puisque leur base venait d'être datée du Lias à la suite des découvertes paléontologiques du géologue italien Sergio Franchi en 1898 et 1902. Sergio Franchi avait également démontré que les " roches vertes " associées aux Schistes lustrés étaient d'anciennes roches éruptives basiques ayant subi le même métamorphisme " géosynclinal " que les sédiments encaissants (alors que Pierre Termier les pensait nées de la fusion locale de ces sédiments, au moment du plissement alpin, sous l'effet d'agents minéralisateurs d'origine profonde, ses " colonnes filtrantes ").
Emile Haug pensa donc que les Schistes lustrés représentaient le remplissage d'un vaste géosynclinal (dit " piémontais "), séparé de la zone externe dauphinoise par le " géanticlinal briançonnais ", puis, dans le nord des Alpes, par le " géosynclinal valaisan " qu'il suivait de la Tarentaise aux Grisons (et dans lequel il voyait la zone d'origine des nappes préalpines).
Le métamorphisme des formations jalonnant le fond de ces géosynclinaux trouvait aussi une explication logique par le poids des sédiments sus-jacents, très épais par définition, épaisseur qui entraînait l'augmentation de pression et de température nécessaire à la recristallisation. Ainsi naissait la théorie du " métamorphisme géosynclinal " qui devait régner longtemps et à laquelle les géologues grenoblois adhérèrent sans réticence. La logique de ces explications fit que les Alpes devinrent le modèle des chaînes géosynclinales jusque vers le milieu du XXe siècle.
Une étape importante de la géologie alpine en général, conséquence de la découverte des nappes et de la théorie géosynclinale, est la publication entre 1908 et 1911 des travaux du géologue suisse Emile Argand, de l'université de Neuchâtel, élève de Maurice Lugeon, qui représentent une synthèse des données de l'époque sur les Alpes internes suisses (dites " penniques "), si remarquable qu'elle est toujours valable dans ses grandes lignes et son vocabulaire. Si le schéma argandien révolutionna la géologie suisse, il eut moins de résonance dans le milieu alpin grenoblois pour la simple raison que Kilian s'intéressait peu aux massifs cristallins internes franco-italiens et restait méfiant vis-à-vis des grandes extrapolations. La controverse qui s'éleva, de 1910 à 1929, entre Emile Argand et le géologue italien Sergio Franchi, partisan de l'autochtonie de ces massifs, l'incitait aussi à la prudence. Enfin, sur certains points, Kilian était même en désaccord avec le schéma argandien.
L'" éventail briançonnais ", par exemple, qu'Argand expliquait, dans le socle de la chaîne, par l'encapuchonnement de la nappe du Mont Rose dans celle du Grand Saint-Bernard, était interprété par Kilian comme l'effet d'une " poussée au vide " exercée par l'effondrement de la plaine du Pô. De même, les " cordillères en marche " d'Argand, c'est-à-dire des fronts de nappes embryonnaires se déplaçant dans le fond du géosynclinal au fur et à mesure que celui-ci se rétrécissait, avec leur cortège de séries bréchiques et réduites, passaient mal à Grenoble où Kilian pensait plutôt, avec raison, à des oscillations verticales, positives, de blocs accidentant le fond du géosynclinal alpin. Enfin, et surtout, Kilian et Haug faisaient sortir les Préalpes de leur zone de l'Embrunais, une fois de plus avec raison, tandis qu'Argand y voyait " un morceau d'Afrique charrié sur l'Europe ", une proposition qui faisait allusion à la théorie wegenérienne dont nous parlerons plus loin.
En revanche, certains termes argandiens, comme celui de " cordillère " (relief sous-marin mobile, jalonné de sédiments particuliers, minces et bréchiques), passeront dans le vocabulaire courant des géologues grenoblois mais il faudra, pour cela, attendre l'époque de Maurice Gignoux.
Etablie par Alfred Wegener en 1915, sur des arguments non alpins, c'est dans les Alpes qu'elle trouva un de ses plus brillants défenseurs dans la personne d'Emile Argand, professeur à Neuchâtel, qui proposa que cette chaîne résulterait de la collision des continents africain et européen au terme de la migration du premier vers le nord. Pincé entre les deux mâchoires de cet étau, le contenu du géosynclinal alpin (y compris le matériel métamorphisé) en aurait jailli en nappes souples, globalement déversées vers le nord, suivant le schéma évoqué précédemment.
Cette théorie aurait dû avoir beaucoup de succès car elle expliquait comment se ferme un géosynclinal, ce qu'on ne trouvait pas chez Emile Haug. Elle expliquait aussi que la fermeture soit précédée de plis précoces, les fameuses " cordillères " d'Argand. Or, dans le milieu alpin, que ce soit en Suisse ou à Grenoble, cette brillante théorie n'eut guère d'échos, y compris chez Termier et à plus forte raison chez Kilian, qui refusait les hypothèses trop aventureuses, préférant s'en tenir aux strictes données de terrain. Les nappes étaient admises, mais l'on ne se posait guère de questions sur les raisons du mécanisme à l'origine du raccourcissement.
Si l'on néglige les grandes interprétations argandiennes puisqu'elles n'eurent pas l'effet qu'on pouvait en attendre, il est clair qu'au stade où en étaient arrivées alors les théories explicatives de cette première révolution des sciences de la Terre, il ne manquait plus qu'une chose pour aller plus loin, que ni Kilian ni Termier ne surent dégager, à savoir dérouler les nappes et remettre à leur place primitive, sous la mer, les bassins ou les seuils sous-marins réglant le dépôt des sédiments. Termier l'avouait lui-même en écrivant cette phrase significative : " Essayez de vous représenter la région alpine à une époque quelconque des temps secondaires ou tertiaires. Vous verrez que c'est impossible et, en fait, on ne l'a pas tenté pour les Alpes ". Maurice Gignoux le tentera avec succès quelques années plus tard.
Wilfrid Kilian, quant à lui, ne dépassa pas les limites d'une extrapolation raisonnable des données de terrain mais sut tout de même donner de la chaîne une vision structurale assez complète .
Ce développement sur les différentes facettes de la première révolution des sciences de la Terre a occulté un fait important, purement matériel, de l'histoire de la géologie alpine grenobloise. Il s'agit en effet des locaux. Car les mansardes du palais de l'université qu'avaient connues Charles Lory et que connaissait maintenant Wilfrid Kilian, ne suffisaient plus aux géologues. Un nouveau local leur fut attribué en 1908 dans l'ancien évêché de Grenoble, à l'angle de la place Notre-Dame et de la rue Très-Cloîtres, évêché que la loi de 1905 venait de rendre à la collectivité. Ce bâtiment historique datait, pour ses fondations et quelques murs, des XIIe et XIIIe siècles et avait été bâti alors sur l'enceinte romaine. Il avait subi par la suite bien des vicissitudes et des transformations, notamment à l'époque du célèbre cardinal Le Camus, sous Louis XIV, puis au XIXe siècle. Il représentait une impressionnante suite de salles où les géologues allaient pouvoir s'étaler. Mais si les locaux étaient vastes (au point d'être partagés entre géologues et géographes), ils étaient vétustes et peu adaptés aux exigences d'un laboratoire de géologie, surtout eu égard au poids des collections.
Néanmoins, ces collections, enrichies de nombreux legs de collectionneurs locaux (parfois très riches comme celui d'Emile Gevrey, un magistrat qui nettoyait ses fossiles de leur gangue pendant les audiences !) trouvèrent place dans les anciens salons des évêques, tandis que la salle de cours occupait leur grande salle à manger et la bibliothèque l'ancienne chapelle. Seul le bureau des évêques gardait sa vocation en devenant celui de Wilfrid Kilian. Le charme de ce vieil hôtel aristocratique, avec ses parquets marquetés, son magnifique escalier orné d'une superbe rampe en fer, forgée par les Chartreux et classée monument historique, ses hautes fenêtres donnant sur un petit jardin et une cour pavée, faisait oublier les gouttières de la toiture et les inégalités du chauffage mal adapté à la hauteur des plafonds.
Après le départ des géologues en 1961, ces locaux abritèrent les géophysiciens-glaciologues, puis furent abandonnés et en partie détruits par un incendie. Restaurés en 1996-1998, mais amputés d'un bon tiers, ils participent aujourd'hui à l'extension du Musée dauphinois sous le nom de musée de l'Ancien Evêché.
La connaissance de la géologie alpine qu'avait acquise Wilfrid Kilian lui fit jouer aussi un certain rôle comme expert dans les ouvrages de génie civil qui se multiplièrent avec l'essor de la houille blanche. C'est à lui que l'on doit les premières études sur les projets des barrages de Génissiat et de Serre Ponçon, ainsi que du tunnel du Mont-Blanc (1907). Cette orientation vers la géologie appliquée représente une autre spécificité grenobloise, évidemment dictée par le relief et la morphologie glaciaire, spécialité qui ira en s'affirmant avec ses successeurs.
Wilfrid Kilian fut également un pionnier en sismologie puisqu'il fit construire le premier sismographe de Grenoble qui fonctionna de 1892 à 1909. Enfin c'est sous sa direction que débuta en 1890 la publication des Travaux du Laboratoire de Géologie de l'Université de Grenoble, toujours actuels (mais sous le nom de Géologie alpine), avec un tome annuel.
Une carrière aussi remplie lui valut le prix Fontannes (1893) et le prix Gaudry (1921) de la Société géologique de France, ce dernier représentant, comme on le sait, la plus haute distinction dont elle disposait. L'Académie des sciences lui décerna le prix Delesse avant de l'accueillir comme membre en 1919. Mais, comme son prédécesseur, Kilian ne devait pas jouir d'une retraite pourtant bien méritée car il mourut en pleine activité, à 63 ans, le 30 septembre 1925.
Charles Lory, Wilfrid Kilian et Pierre Termier apparaissent ainsi comme les pionniers de la géologie alpine et c'est bien ce que l'université et la ville de Grenoble voulurent souligner, lors des fêtes du 8e centenaire de l'université de Grenoble, en leur édifiant un monument au fort de la Bastille en 1938, face à cet incomparable panorama montagneux qu'ils avaient contribué à rendre intelligible .
Maurice Gignoux succède à Wilfrid Kilian dans la chaire de Géologie de Grenoble en 1926. Né à Lyon d'une famille originaire de Suisse, il est, comme Emile Gueymard, reçu à la fois à l'Ecole polytechnique et à l'Ecole normale supérieure. Il choisit cette dernière et en sort major du concours d'Agrégation des sciences naturelles en 1905. Charles Depéret, alors membre du Jury, le remarque et le fait entrer comme préparateur dans son laboratoire à Lyon avec un sujet de thèse qui n'avait rien d'alpin puisqu'il s'agissait d'étudier les dépôts marins du Pliocène et du Quaternaire méditerranéens. Cette thèse, soutenue en 1913, révélait de telles qualités de stratigraphe et un tel esprit synthétique qu'elle valut à son auteur le prix Fontannes de la Société géologique de France en 1915.
Entre-temps il avait été appelé à Grenoble par Wilfrid Kilian dont il était devenu l'assistant en 1909. Sa carrière, interrompue par la guerre 1914-1918, reprend à Grenoble mais pour fort peu de temps car il est nommé en 1919 professeur à Strasbourg. Mais le climat ne convenait pas à son tempérament asthmatique et, surtout, il se sentait attiré par les Alpes où il avait commencé quelques travaux, soit thématiques, comme la tectonique salifère, soit de description régionale, en Vanoise, avant d'être appelé à Grenoble. Ainsi débuta une magnifique carrière alpine dont nous allons évoquer les principaux résultats qui lui vaudront tous les honneurs. L'Académie des sciences lui décerne le prix Cuvier en 1931 avant de l'accueillir en son sein en 1946. La Société géologique de France lui attribue le prix Gaudry en 1948, pour ne citer que les principales distinctions.
Il prit sa retraite en 1953 mais n'en profita pas longtemps puisqu'il mourut d'une crise d'asthme en 1955.
Dès son entrée en fonction à Grenoble, Gignoux avait été attiré par les zones internes alpines où subsistaient le plus d'inconnues, notamment la Vanoise qu'il avait commencé à étudier quand il était encore à Strasbourg. Il était surtout intrigué par les conclusions de Pierre Termier qui y voyait une couverture sédimentaire réduite au seul Trias alors que lui pressentait une série complète, de type briançonnais mais défigurée par le métamorphisme. Il comprit très vite que la Vanoise n'était pas le bon point de départ en raison même de ce métamorphisme et qu'il fallait d'abord aller plus au sud, là où la zone briançonnaise est plus lisible. Il fut aidé par Léon Moret, son assistant à Strasbourg dès 1919, mais qui l'avait précédé à Grenoble en 1923 comme maître de conférences.
C'est le début de sa grande période briançonnaise qui ne se terminera qu'à la veille de la Seconde Guerre mondiale et aboutira à un ouvrage : Description géologique du bassin supérieur de la Durance, écrit en collaboration avec Léon Moret [Travaux du Laboratoire de Géologie de l'Université de Grenoble, 1938, t. 31, 295 p.], qui servit de guide à la réunion extraordinaire de la Société géologique de France en 1938 et représentera désormais l'ouvrage de base de toutes les études ultérieures dans cette zone. On y retrouve la pensée lumineuse et synthétique de celui qui fut certainement le géologue le plus doué de sa génération. Quelques années plus tard, ce sera, toujours en collaboration avec Léon Moret, sa célèbre Géologie dauphinoise, ou introduction à la géologie par l'étude des environs de Grenoble (Ed. Masson, Paris, deux éditions : 1944, 1952).
On ne peut pas ne pas évoquer non plus son magnifique livre Géologie stratigraphique, rédigé à Strasbourg, et publié en 1926 aux éditions Masson, mais qui connut par la suite quatre éditions successives, la dernière en 1960, et qui fut traduit en plusieurs langues. Il reste l'ouvrage le plus remarquable de géologie publié au XXe siècle, parce que, face à un amas d'observations aussi vaste et confus, il sut repérer les faits porteurs d'un enseignement susceptible d'être généralisé et de devenir ainsi un fil conducteur. Par cet ouvrage il est réellement à l'origine d'une approche nouvelle de la stratigraphie, devenue dès lors un moyen d'accès aux structures paléogéographiques conditionnant les dépôts, d'où le terme employé au début de ce chapitre de " stratigraphie structurale ". A signaler aussi, à propos de cet ouvrage, que son chapitre " Trias " contient, en quelques pages, une synthèse des Alpes qui résume admirablement ce qu'on en savait alors, et fait figurer le schéma argandien en bonne place en citant largement les auteurs suisses de l'époque qui avaient si efficacement contribué à cette synthèse.
Pour en revenir à son œuvre alpine, l'un des grands mérites de Maurice Gignoux est d'avoir apporté, toujours en collaboration avec Léon Moret, la solution de la " zone de l'Embrunais ", héritée de Lory et Kilian et qui était une sorte de fourre-tout dans lequel on plaçait, tant stratigraphiquement que tectoniquement, les ensembles intermédiaires entre la zone briançonnaise et la zone dauphinoise. Gignoux et Moret montrèrent qu'il s'agissait d'abord d'un domaine particulier, qu'ils appelèrent " subbriançonnais ", particulier parce que mobile et dynamique, fonctionnant comme un " joint " tectonique entre deux ensembles plus massifs. Il montrèrent ensuite qu'il était doublé vers l'extérieur par une " zone ultradauphinoise " (plus ou moins symétrique de la zone " ultrahelvétique " qui venait d'être créée en Suisse par Arnold Heim, fils d'Albert Heim), une zone caractérisée par un flysch discordant, le " flysch des aiguilles d'Arves ", tout à fait différent du " flysch de l'Embrunais " d'origine plus interne quoique encore incertaine.
A la veille de la deuxième guerre mondiale, Gignoux et Moret furent aidés, dans cette étude du front des zones internes, par deux élèves connus par eux à Strasbourg, à l'Ecole nationale supérieure du Pétrole, Daniel Schneegans dans l'Ubaye et Reynold Barbier en Maurienne, qui soutiendront leurs thèses respectives en 1938 et 1945. La continuité structurale était établie entre Dauphiné et Savoie et la structure de la 2e zone de Charles Lory élucidée. Mais une certaine façon d'aborder les problèmes des zones internes était surtout instaurée, fondée sur l'utilisation structurale des données stratigraphiques dans la reconstitution des paléogéographies successives.
L'œuvre de Maurice Gignoux dans les Alpes a eu bien d'autres facettes. L'une fut celle de la tectonique salifère qu'il pressentit dès son passage à Strasbourg, une autre celle de la tectonique d'écoulement par gravité qu'il développa à l'issue de la Seconde Guerre mondiale (une période où l'activité sur le terrain était difficile et où il eut à gérer la faculté des sciences de Grenoble en tant que doyen). Ce sont les plis souples du flysch de l'Embrunais qui lui donnèrent l'idée de cette dynamique déjà entrevue, mais de façon assez confuse, par deux géologues allemands, Erich Haarmann et Hans Krauss. Cette idée accompagnait leur hypothèse des " géotumeurs " qu'il faut brièvement évoquer.
Les idées wegenériennes avaient décliné sous la critique des géophysiciens qui n'y trouvaient pas l'explication du moteur de la dérive continentale. Le mobilisme horizontal n'était plus à la mode mais il fallait pourtant trouver ce qui permettait de déplacer les nappes horizontalement. On supposa alors l'existence de montées magmatiques édifiant des " géotumeurs " sur les flancs desquelles des panneaux de l'écorce terrestre auraient pu glisser par gravité en se plissant. C'est dans ce cadre que Maurice Gignoux alla plus loin encore en proposant, dans une série de notes qui s'échelonnent entre 1948 et 1953, que toutes les roches ou ensembles rocheux ne font pas que glisser mais qu'ils pourraient couler comme des liquides très visqueux pourvu qu'on leur en donne le temps, exactement comme la glace des glaciers ou des couches de goudron. Appliquant ces idées aux Alpes, Maurice Gignoux imaginait la progression des nappes vers l'ouest, au front et sur les flancs d'une intumescence de la croûte progressant dans le même sens, comme une flaque de miel sur une toile cirée que l'on soulèverait de proche en proche.
Ces idées novatrices lui vaudront la Penrose Medal de la Geological Society of America, une distinction rarement accordée en Europe. Mais, poussées à l'extrême, elles aboutirent à des conclusions qui se sont révélées inexactes, comme la notion de " dénudation tectonique " des massifs cristallins externes par une couverture qui, glissant vers l'extérieur de la chaîne, aurait donné les chaînes subalpines, le sillon subalpin représentant, quant à lui, une " crevasse tectonique " à peine agrandie par l'érosion au travers de cette couverture en mouvement.
La thèse de l'écoulement par gravité est maintenant abandonnée mais la notion de tectonique gravitaire pour la mise en place des nappes les plus superficielles est restée, associée à la tectonique salifère qui apportait le lubrifiant nécessaire. Certes Maurice Gignoux et Léon Moret ne sont pas seuls à l'origine du concept (Lugeon le fut aussi) mais ils ont grandement contribué à le familiariser.
Comme son prédécesseur, Maurice Gignoux s'est également intéressé aux applications de la géologie des barrages et autres aménagements hydrauliques. Il est l'auteur des études de nombreux barrages alpins, aidé par son élève Reynold Barbier avec lequel il rédigea une Géologie des barrages en 1955, reflet des cours qu'il donnait à l'Ecole des ingénieurs hydrauliciens, et qui parut quelques semaines avant sa mort le 20 août de la même année.
Léon Moret est né à Annecy dans une famille de médecins, si bien qu'il fut invité à s'inscrire à la Faculté de médecine de Lyon pour suivre la même voie, qu'il mena d'ailleurs à son terme, tout en acquérant une licence de Sciences naturelles, discipline qui l'intéressait beaucoup. La guerre de 1914-1918 l'appelle comme médecin dans les tranchées (il sera même gazé au Mont Kemmel) et lui vaut la Croix de guerre avec citation à l'ordre de l'Armée et du régiment. A peine démobilisé, il soutient sa thèse de doctorat en médecine mais apprend qu'un poste d'assistant de géologie est vacant à Strasbourg auprès du premier titulaire de la chaire de géologie, dans l'université reconstituée après la victoire de 1918, c'est-à-dire Maurice Gignoux. Il choisit cette voie et restera à Strasbourg jusqu'en 1923, année où il accepte un poste de Maître de conférences à Grenoble, poste libéré par Paul Fallot appelé à Nancy. Il y précède ainsi de peu Maurice Gignoux et y est nommé professeur sans chaire en 1928, puis titulaire en 1938. C'est le début des dédoublements de chaires qui vont devenir la règle peu après. Il succède à Maurice Gignoux quand celui-ci prend sa retraite en 1953.
Ainsi sa carrière a-t-elle été étroitement unie à celle de Maurice Gignoux, à cette seule différence qu'il était plus paléontologiste au départ (thèse sur les Spongiaires fossiles soutenue à Strasbourg en 1926) mais ses travaux de géologie alpine deviendront rapidement prépondérants, la plupart réalisés et rédigés en collaboration avec Maurice Gignoux.
Il a publié un ouvrage fondamental : un Manuel de Paléontologie animale suivi de son symétrique sur le règne végétal, puis d'un Précis de Géologie, tous ouvrages qui ont connu de nombreuses rééditions, sans oublier sa participation à la Géologie dauphinoise. Toute cette œuvre fut illustrée de sa main et démontre qu'à côté du géologue, Léon Moret était un dessinateur hors pair.
De nombreuses distinctions ont marqué cette longue et belle carrière, notamment les prix Viquesnel et Gaudry de la Société géologique de France, le prix Fontannes de l'Académie des sciences dont il fut membre en 1957. Il fut naturellement directeur du laboratoire de géologie à la suite de Maurice Gignoux et doyen de la faculté des sciences de Grenoble de 1949 à 1962, ce qui lui permit de lancer la construction de l'institut Dolomieu dont nous parlerons plus loin.
Son œuvre de géologie alpine est, comme on l'a dit, inséparable de celle de Maurice Gignoux. C'est ensemble qu'ils créèrent les zones subbriançonnaise et ultradauphinoise, puis montrèrent leur analogie avec les unités correspondantes des Préalpes, sans parler des très nombreux autres articles qu'ils écrivirent en collaboration, tant sur les zones externes qu'internes. Mais c'est à Léon Moret seul que l'on doit un beau mémoire sur le massif des Bornes et les klippes préalpines des Annes et de Sulens (Haute-Savoie), véritable thèse de doctorat, qui annonçait le dessin de la 2e édition de la feuille Annecy au 80 000e. Il réalisa aussi une carte géologique de la Savoie au 200 000e et rédigea un autre mémoire sur ses ressources minérales.
Une œuvre originale dont il est l'auteur est un dessin animé sur la formation des Alpes, dont il dessina lui-même toutes les maquettes. Ce film, réalisé en 1937 et destiné au palais de la Découverte à Paris, illustrait très bien et pour la première fois, la tectonique d'écoulement des nappes par gravité.
Un second film, plus développé et plus explicite, fut réalisé en 1959 par le Service du film de recherche scientifique, toujours à partir des coupes et blocs-diagrammes de Léon Moret, redessinés par J. Fauder, du Service cinématographique des Armées.
Venant après l'exposé de l'œuvre de Maurice Gignoux, les lignes qui précèdent peuvent donner l'impression d'une carrière moins féconde pour la géologie alpine. Il n'en est rien : l'amitié qui le liait à Maurice Gignoux et l'unicité de leurs conceptions ont fait que leurs deux carrières n'en font pratiquement qu'une et ont représenté une étape capitale dans l'histoire de la géologie alpine.
Maurice Gignoux prend sa retraite en 1953 et Léon Moret en 1961. C'est dire qu'entre ces deux dates une équipe nouvelle prend peu à peu les rênes de la géologie grenobloise.
Elle est composée de Reynold Barbier , à Grenoble depuis 1948, qui est nommé professeur en 1953, Robert Michel, arrivé en 1953 de Clermont-Ferrand comme maître de conférences et qui fonde la pétrographie grenobloise, Jacques Debelmas, nommé professeur en 1961 mais qui est déjà en poste à Grenoble comme chef de travaux pratiques agrégé depuis 1950, et enfin Pierre Giraud qui vient en surnombre en 1962 comme professeur, après avoir quitté Alger en raison des événements, et renforce la pétrographie.
Trois filières se dessineront de plus en plus nettement au fil des années. Deux prolongent les orientations antérieures, géologie appliquée avec Reynold Barbier et stratigraphie structurale avec Jacques Debelmas, une est nouvelle, la pétrographie, avec Robert Michel et Pierre Giraud.
Cette nouvelle structure répond d'abord à l'augmentation du nombre des étudiants, qui se manifeste alors dans toutes les universités françaises mais plus spécialement à Grenoble à cause de l'attrait de la montagne et de ses écoles de terrain. Elle est également due à la diversification des disciplines géologiques et au besoin d'un enseignement de pétrographie à Grenoble.
Naturellement c'est surtout vers la géologie appliquée que se dirigent les étudiants. Un troisième cycle portant cet intitulé est créé à Grenoble en 1961, que Reynold Barbier va diriger pendant vingt ans, mais une option permettait d'y accueillir ceux que tentait la géologie pure. L'intérêt de cette formation était de se terminer par une thèse de 3e cycle, plus courte que les thèses d'Etat et qui permettait donc une formation plus rapide à la recherche ou à l'industrie.
D'autres faits entrent aussi en jeu dans ces années 1950-1960. Sur le plan cartographique, la généralisation des fonds topographiques au 20 000e, sur lesquels se font désormais les levers de terrain, va entraîner à plus ou moins brève échéance la disparition des cartes régulières au 80 000e et leur remplacement par le 50 000e, provoquant ainsi, de la part du Service de la carte géologique de France (fondu dans le B.R.G.M.), une demande importante de minutes à laquelle vont activement répondre les géologues grenoblois. Par ailleurs, l'année 1961 voit le déménagement du vieux laboratoire de la rue Très-Cloîtres vers un nouvel institut, baptisé " Institut Dolomieu ", construit sur les flancs de la montagne de la Bastille , avec l'appui efficace de Léon Moret, alors doyen de la faculté des Sciences, et sous la gestion pratique de Robert Michel qui en conçut l'aménagement intérieur et l'équipement technique.
Les recherches en matière de géologie alpine qui vont se développer pendant cette époque sont plus diversifiées qu'auparavant et vaudront, fin 1968, à l'institut Dolomieu son statut de laboratoire de géologie alpine, associé au C.N.R.S. Comme les chercheurs vont devenir de plus en plus nombreux avec les années, il sera impossible de les citer tous. C'est donc seulement l'évolution des recherches que nous allons décrire en nous bornant à quelques indications très succinctes sur leurs auteurs.
Les recherches s'orientent d'abord vers les zones internes que les travaux de Maurice Gignoux et Léon Moret avaient ouvertes juste avant la guerre 39-45 et qui se devaient d'être approfondies, alors que la zone externe était, dans l'ensemble, mieux connue et pouvait attendre.
Dans les zones internes du nord, les travaux de Reynold Barbier, commencés dès 1937, portaient sur la zone subbriançonnaise entre Arc et Isère et eurent surtout l'intérêt de séparer le Subbriançonnais classique de la " zone des Brèches de Tarentaise " qui le flanquait à l'ouest, une zone étrange, ancien domaine orogénique mobile et à sédimentation perturbée, dont Reynold Barbier fit le siège de sa " cordillère tarine ", reprenant ainsi le terme argandien de cordillère que l'on utilisait toujours, faute de mieux. On commençait donc à mettre le doigt sur cette zone mystérieuse et troublée que l'on pense avoir été à l'origine du grand hiatus séparant les domaines externe et interne, au moins dans les Alpes du nord. Il faudra cependant attendre deux décennies et les travaux d'un élève de Reynold Barbier, son futur successeur, Pierre Antoine, pour comprendre la signification réelle de cette structure, terminaison un peu particulière de l'immense zone valaisanne des géologues suisses, héritière du " géosynclinal valaisan " d'Emile Haug, que l'on suit en Suisse jusqu'aux Grisons et même au-delà (fenêtres de l'Engadine et des Tauern).
Pierre Antoine commença ses travaux en 1962, dès sa nomination comme assistant de Reynold Barbier, et soutint sa thèse en 1971. Son apport essentiel est, d'abord, d'avoir daté du Crétacé supérieur les couches de base du " flysch de Tarentaise ", jusqu'alors considéré comme uniquement tertiaire, puis d'avoir rattaché au domaine des Brèches de Tarentaise les fameux " schistes noirs à roches vertes du Versoyen ", jusqu'alors considérés comme des Schistes lustrés piémontais, mais qui se révélèrent appartenir au substratum du flysch. Certes la " cordillère tarine " était conservée mais apparaissait flanquée, vers l'intérieur de la chaîne, d'un sillon orogénique dont la signification réelle, évoquée plus haut, n'apparut que plus tard, grâce aux idées nouvelles issues de la théorie des plaques (voir plus loin).
Un autre intérêt du travail de Reynold Barbier et des écoles de terrain qu'il développa alors dans le cadre de son enseignement pratique, est d'avoir introduit la cartographie sur les fonds topographiques au 20 000e à une époque où elle était encore balbutiante et sans règles précises. A ce titre, on peut le considérer comme le fondateur de l'école cartographique moderne de Grenoble.
Les zones internes du sud vont, de leur côté, devenir l'apanage de Jacques Debelmas. C'est d'abord sur le revers oriental du Pelvoux qu'il prend le relais de Reynold Barbier pour ce qui est du Subbriançonnais mais il entreprend aussi et surtout l'étude du Briançonnais externe, l'ensemble représentant sa thèse soutenue en 1953.
En dehors de la description régionale est développée l'idée que la stratigraphie, c'est-à-dire la disposition des couches et des faciès, traduit une " tectonique embryonnaire " qu'elle doit permettre de retrouver. Les mots de " cordillère " ou de " sillon ", employés depuis longtemps mais de manière intuitive, prennent un sens grâce aux progrès qu'enregistre alors l'océanographie géologique naissante. Brèches , discordances intraformationnelles, lacunes, hard-grounds parlent à leur tour. Telle est l'évolution majeure qui marque la géologie alpine dans ces années 1950. Certes, bien d'autres géologues participent à ce renouveau, mais, dès sa thèse, Jacques Debelmas , profondément marqué par l'esprit de Maurice Gignoux, l'appliquait à un secteur du Briançonnais où ces données se révèlent lisibles.
En même temps, il faisait la jonction, vers l'est, avec Marcel Lemoine, un élève de Pierre Fallot et futur professeur à l'Ecole des mines, qui étudiait, quant à lui, le Briançonnais interne et ses rapports avec la nappe des Schistes lustrés. Cette collaboration aboutira à établir sur des bases solides la stratigraphie de la zone briançonnaise (notamment en ce qui concerne le Trias, resté jusqu'alors indéchiffré) et sa structure en nappes superposées, rétrocharriées pour les plus internes, bref la synthèse de la zone briançonnaise sur la transversale pelvousienne, synthèse que devait concrétiser un film d'enseignement supérieur réalisé par le centre audio-visuel de l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud : Du Pelvoux au Viso, un survol géologique des Alpes. Ce film obtint à sa sortie, en 1963, le premier prix international du film de recherche scientifique.
Amicale et fructueuse, cette collaboration entre Jacques Debelmas et Marcel Lemoine n'était pas sans rappeler celle qu'avaient connue en leur temps Wilfrid Kilian et Pierre Termier. Elle se complétait des excellents rapports établis avec François Ellenberger (alors chercheur au C.N.R.S., à l'Ecole normale supérieure de Paris) qui étudiait le Briançonnais de la Vanoise, et les chercheurs suisses travaillant sur les Préalpes, dans les Médianes Rigides (briançonnaises), surtout pour ce qui touchait à la stratigraphie du Trias, problème majeur de la zone.
Elle se compléta également des travaux de Maurice Gidon, ancien élève de Grenoble, qui rejoignit le laboratoire comme maître-assistant après deux ans au Service de la carte géologique de France, et deviendra professeur en 1979. Maurice Gidon travaillait plus au sud, dans le Briançonnais de la haute Ubaye, une région difficile où les phénomènes de rétrocharriage sont d'une grande complexité et où la zone " ultrabriançonnaise " (découverte par Jacques Debelmas et Marcel Lemoine en 1957) prend plus d'ampleur. Sa thèse, soutenue en 1958, constitue l'une des pièces maîtresses de la synthèse du Briançonnais durancien et révèle l'un des tectoniciens les plus doués de sa génération. Maurice Gidon participa avec Jacques Debelmas et Marcel Lemoine à l'organisation de la réunion extraordinaire de la Société géologique de France en Briançonnais, en 1964, réunion qui marque un tournant dans l'histoire des études sur la zone briançonnaise.
L'individualisation de la zone ultrabriançonnaise ou zone d'Acceglio se révéla rapidement un sujet d'importance avec les travaux qui lui furent consacrés dans la foulée des recherches de Maurice Gidon. En effet, entre 1965 et 1967, trois thèses lui furent consacrées dont seule celle de Joseph Le Guernic dépendait de Grenoble, les deux autres (René Lefèvre et André Michard) étaient dirigées par François Ellenberger parce que la zone ultrabriançonnaise se révélait la prolongation méridionale de la zone Vanoise-Ambin, un ensemble effectivement plus interne que la zone houillère briançonnaise dont le Briançonnais classique représentait la couverture.
Si l'étude de la zone briançonnaise se développait largement vers le sud, elle s'étendait également vers le nord, avec l'exploration du massif de la Sétaz (Jacques Debelmas) et du massif du Galibier et des Cerces (Marcel Lemoine).
Bref, ce travail collectif sur la zone briançonnaise aboutit en deux décennies à en donner une image restée valable jusqu'à maintenant même si, sur certains points, notamment les effets de la distension téthysienne, elle a été affinée et complétée.
En dehors de la zone briançonnaise, mais toujours dans les zones internes, Jacques Debelmas porta aussi son effort sur les nappes de l'Embrunais grâce à deux thèses importantes. La première, en 1961, fut celle de Michel Latreille, élève de Grenoble et futur ingénieur pétrolier, dans le massif de Piolit-Chabrières, symétrique de celui du Morgon si bien étudié par Daniel Schneegans entre 1935 et 1938. La seconde fut celle de Claude Kerckhove (lui aussi élève de Grenoble et ingénieur E.N.S.P.M. (Ecole nationale supérieure du pétrole et des moteurs), mais qui retourna à l'université de Grenoble comme maitre-assistant en 1961, et sera professeur en 1982). Son travail, commencé en 1961, aboutira à une thèse soutenue en 1969. Il mit en évidence la grande variabilité des unités subbriançonnaises et de leurs flyschs. L'âge néocrétacé du flysch de l'Embrunais (flysch à helminthoïdes), qui venait d'être démontré dans les Alpes-Maritimes par un autre élève de Paul Fallot, Marcel Lanteaume, et par Michel Latreille dans l'Embrunais nord, était étendu au reste de l'Embrunais, et la stratigraphie de ce flysch enfin établie. L'intérêt de cette étude résidait aussi dans la découverte du faciès " schistes à blocs ", une formation alimentée par les écroulements du front des nappes en progression gravitaire sous la mer, ce qui permettait des conclusions précises sur l'âge et le milieu de mise en place de ces nappes, nappes probablement issues d'un domaine ultrapiémontais (actuellement on parlerait d'océanique), avant métamorphisme, ce que Claude Kerckhove devait démontrer aussi par la découverte d'écailles ophiolitiques traînées à leur base.
D'une façon générale, on peut dire que les travaux de cette époque sont caractérisés, d'abord, par une analyse plus fine de la stratigraphie et de la tectonique, appuyée sur une cartographie rigoureuse au 20 000e (réduite ensuite au 50 000e pour la publication). C'est le début de la grande période cartographique du laboratoire dont la production a pris une large part dans la couverture complète de la chaîne.
Ensuite il faut noter un effort d'interprétation des observations stratigraphiques en fonction des données océanographiques que l'on commençait alors à voir apparaître dans la littérature géologique (bathymétrie des sédiments, action des courants, influence de la topographie sous-marine, etc.). Enfin se manifestait un intérêt accru pour le plissement alpin lui-même, que l'on essaya de détailler par des méthodes diverses, classiques (analyse plus poussée des figures de déformation et de leurs annexes) ou moins classiques, telles que les rapports de la déformation avec la stratigraphie des sédiments qui la subissaient, sédiments par ailleurs de mieux en mieux datés grâce aux progrès de la micropaléontologie. L'idée qui fut alors à la mode était celle d'une " onde orogénique " progressant vers l'extérieur de la chaîne et accompagnée de sédiments syntectoniques variés (brèches, flyschs et schistes à blocs).
Tous ces compléments à la stratigraphie et à la tectonique traditionnelles ont introduit un esprit nouveau dans la géologie de cette période, également marquée par l'exploration d'autres chaînes (à laquelle le laboratoire de Grenoble participa au Maroc, en Turquie, en Iran et au Pérou, principalement), exploration qui permettait une comparaison avec les Alpes. Nous verrons aussi que les premières études sur le métamorphisme alpin qui paraissaient alors contribuaient à renforcer le sentiment général que le dogme géosynclinal ne répondait plus aux observations nouvelles.
Ce qui marque aussi l'époque, tant à Grenoble que dans les autres universités travaillant sur les chaînes plissées, c'est l'interférence manifeste entre toutes les facettes de la géologie : stratigraphie, sédimentologie, tectonique, morphologie et même certaines données pétrographiques comme le métamorphisme (ailleurs ce pourrait être le volcanisme). C'était une nouvelle géologie qui se mettait en place et s'intéressait en fait à la totalité d'une structure et son évolution, avec tous les facteurs intervenant à son niveau, forcément plus ou moins liés entre eux. Ainsi apparut la " géologie structurale ", succédant à la " stratigraphie structurale " de Maurice Gignoux. Elle combinait l'analyse et la synthèse et préparait les esprits pour l'avènement de la tectonique globale qui se fera quelques années plus tard.
Elle débute à Grenoble avec l'arrivée de Robert Michel, en 1953.
Robert Michel avait commencé ses études supérieures à Grenoble avec Gignoux et Moret, mais les poursuivit à Clermont-Ferrand pour se spécialiser en minéralogie-pétrographie. Nommé chef de travaux dans cette université, il y commença une thèse sur le massif cristallin interne du Grand Paradis, qu'il soutint en 1953. La même année, il était nommé maître de conférences à Grenoble, chargé des enseignements de minéralogie, pétrographie et métallogénie.
Quand Robert Michel avait abordé son travail sur le Grand Paradis, dans le cadre de la zonéographie cristallophyllienne de Jung et Roques, ce massif était toujours interprété d'après les idées de Marcel Bertrand, Pierre Termier et Emile Argand qui, croyant que le métamorphisme croissait d'ouest en est, voyaient dans les gneiss du Grand-Paradis l'équivalent plus métamorphique du Permo-Houiller briançonnais très épais (" géosynclinal "). Et pourtant, le géologue italien Giambattista Dal Piaz avait nié dès 1939 l'existence, dans tous les massifs cristallins internes franco-italiens, d'une pareille série compréhensive ancienne. Il proposait déjà d'y distinguer un vieux socle antéhouiller et un ensemble " permocarbonifère " sus-jacent (en fait permien), ce qui ne l'empêchait pas d'inclure ces massifs dans la " nappe du Mont-Rose " d'Argand. Robert Michel démontra l'existence de ce socle ancien (ce que devait confirmer, en 1957, un âge radiométrique de 340 Ma, l'une des premières mesures d'âge absolu obtenue dans les Alpes franco-italiennes). Ce socle était polymétamorphique car il avait été plus ou moins rétromorphosé lors du métamorphisme d'âge alpin mais la couverture " permocarbonifère " n'avait été métamorphisée que lors de l'orogenèse alpine, comme le Trias et les Schistes lustrés sus-jacents. Le travail de Robert Michel impliquait donc un métamorphisme postérieur à l'arrivée des nappes de Schistes lustrés. Ainsi était ouverte la voie vers le concept de " géosynclinal de nappes " que nous allons évoquer.
Robert Michel prend ses fonctions à Grenoble alors que, sur le plan pétrographique, se produit un grand renouveau de l'étude des zones internes, ceci sous l'influence, entre autres, de François Ellenberger, un chercheur C.N.R.S. parisien qui travaillait alors dans le massif de la Vanoise et lançait l'idée que le métamorphisme alpin était une " tempête moléculaire " succédant à la mise en place des nappes, que celles-ci soient de socle ou de couverture. Cet auteur était ainsi amené à créer, en 1952, le terme de " géosynclinal de nappes " (C. R. Soc. géol. Fr. p. 318-321) pour expliquer le " géanticlinal métamorphique " de la Vanoise, car il fallait bien trouver une surcharge expliquant l'augmentation de pression et de température nécessaire à son métamorphisme. La notion de géosynclinal de nappes s'appliquait aussi bien, voire mieux, au Grand Paradis qui n'avait rien de géanticlinal.
Ainsi les massifs cristallins internes étaient-ils partout repris, notamment en Suisse (Mont-Rose et Grand-Saint-Bernard) et en Italie où, par exemple, Giulio Elter démontrait, en 1960, l'allochtonie du Grand Paradis, restée discutée depuis Sergio Franchi. Tout ce renouveau de la pétrographie structurale alpine poussa Robert Michel à poursuivre le travail commencé dans le Grand Paradis en l'étendant d'abord à son prolongement méridional, le massif de Dora-Maira.
C'est donc l'une des premières thèses qu'il confia à un élève après son arrivée à Grenoble, en l'occurrence Pierre Vialon (qui sera professeur à Grenoble vingt ans plus tard, après une thèse soutenue en 1966). Pierre Vialon confirma la coexistence d'un socle ancien polymétamorphique et d'une couverture volcanodétritique sus-jacente, monométamorphique, probablement permocarbonifère pour certaines unités inférieures (représentant peut-être un lointain prolongement de la nappe du Grand-Saint-Bernard), ou seulement permienne pour les unités sus-jacentes, plus franchement piémontaises. Cette stratigraphie relative permit de montrer la présence de nappes superposées. Pierre Vialon introduisit enfin dans sa thèse une analyse des déformations utilisant les méso- et microstructures qui démontrait que la mise en place des " nappes-écailles " de Dora-Maira était polyphasée et qu'il existait aussi des plis transversaux est-ouest, dont la signification ne deviendra claire que quelques années plus tard quand on comprendra que ces structures sont induites non par le raccourcissement proprement dit mais par la mise en place des unités vers l'extérieur de la chaîne.
Presque parallèlement à ces études sur Dora-Maira, Robert Michel lança deux autres recherches. L'une concernait le socle du massif briançonnais d'Ambin. Elle fut menée à bien par un jeune géologue lyonnais, Marc Gay (thèse soutenue en 1970 à Lyon) et confirma l'existence d'un vieux matériel polymétamorphique et d'une couverture considérée comme permienne, uniquement affectée par le métamorphisme alpin. Il apparaîtra plus tard qu'il s'agissait du prolongement du socle de Vanoise, de position interne par rapport à la zone houillère briançonnaise.
L'autre concernait l'important massif de " roches vertes " du Val de Suse, entre Dora-Maira et Grand-Paradis. Son étude pétrographique fut confiée à Adolphe Nicolas qui soutiendra sa thèse en 1966 et sera plus tard professeur à l'université de Nantes, puis à celle de Montpellier. Dans ce massif du Val de Suse, fut mise en évidence la trilogie désormais classique des ophiolites, déjà reconnue par le pétrographe suisse Marc Vuagnat, en 1952, dans le massif du Chenaillet, près du col du Montgenèvre. Le célèbre corps péridotitique de Lanzo fut alors interprété comme lié à la série ophiolitique, mais il faudra attendre 1972 et la thèse de Franck Bourdier (1976, Nantes) pour que ce corps soit désormais considéré comme une écaille du manteau sous-insubrien.
Toutes ces études se firent à une époque où les idées sur le métamorphisme alpin étaient en train d'évoluer rapidement. Le métamorphisme y était désormais reconnu comme syntectonique et la zonéographie de Jung et Roques avait fait place à une vision plus moderne inspirée des travaux de Winkler (1965), avec les faciès de HP/BT (haute pression/basse pression) caractérisant les zones géosynclinales à fond océanique. Il était donc nécessaire de reprendre ce sujet du métamorphisme alpin de façon plus générale et non plus régionale. Ce fut le travail confié en 1967 à une élève de Grenoble, Jacqueline Desmons, travail qui coïncida rapidement avec la révolution de la tectonique globale et dont nous reparlerons donc dans le chapitre suivant.
Dans un domaine différent de la pétrographie alpine, Robert Michel entreprit l'étude de diverses laves alpines (Permien de la vallée du Guil, Nummulitique des aiguilles d'Arves) et, surtout, celle des spilites du Trias dauphinois qui n'avaient pas été reprise depuis Pierre Termier, et qui firent l'objet de travaux systématiques auxquels sont associés les noms de Jean-Louis Tane, Nicole Vatin-Pérignon, Georges Buffet pour ne citer que les principaux, devenus respectivement maître de conférences et chercheurs C.N.R.S. Sous la direction de Robert Michel puis à titre personnel, ils ont renouvelé nos connaissances sur ces laves triasiques, en liaison avec des spécialistes non grenoblois parmi lesquels il faut citer à nouveau Marc Vuagnat dès 1946. Ce n'est pas ici le lieu d'entrer dans le détail des recherches. On dira seulement qu'à leur terme, il était clair que ces laves provenaient d'un magma basaltico-andésitique spilitisé en profondeur par des actions hydrothermales à partir d'eaux dont l'origine superficielle, marine, ne pouvait être écartée.
Bien entendu, l'installation de la pétrographie à Grenoble a nécessité non seulement l'acquisition du matériel de base classique mais aussi la création de plusieurs ateliers et laboratoires : atelier de lames minces (1955) et laboratoire de diffractométrie X (1957), puis, en 1961, à l'institut Dolomieu, laboratoire d'analyse de roches et minéraux par voie humide, laboratoire de géochronologie par la méthode Pb/ -zircons (impliquant pour ces derniers un atelier de broyage, tamisage et décantation aux liqueurs denses).
En 1962, la pétrographie grenobloise bénéficia de l'arrivée d'un professeur supplémentaire, en la personne de Pierre Giraud, ancien élève de Gignoux et Moret, également formé à la pétrographie à Clermont-Ferrand, puis professeur à Alger.
Il apportait avec lui l'expérience des vieux socles malgache et saharien, aussi s'intéressa-t-il d'abord à la zone d'Ivrée qui, pour Emile Argand, était un fragment d'Afrique venu s'écraser contre l'Europe. Mais cette étude resta ponctuelle et Pierre Giraud s'intéressa plutôt aux massifs cristallins externes des Grandes Rousses (où il avait eu l'occasion de travailler en 1952) et de Belledonne, en collaboration, bien évidemment, avec Robert Michel qui travaillait dans ce domaine depuis son arrivée à Grenoble.
Ces massifs n'avaient pas été étudiés depuis les travaux exploratoires de Pierre Termier effectués entre 1891 et 1910 à la demande de Wilfrid Kilian, pour les premières cartes géologiques au 80 000e des environs de Grenoble. Depuis 1910, il n'y avait pas eu de pétrographe à Grenoble et les fonds topographiques au 20 000e n'apparurent qu'en 1953. Dès la sortie de ces fonds, qui s'échelonna entre 1953 et 1968, deux géologues non grenoblois levèrent les massifs cristallins dauphinois, Pierre Bordet, professeur à l'Institut catholique de Paris et Francis Carme, de l'université d'Amiens. Des géologues hollandais étaient également venus y étudier des points particuliers, comme Emile Den Tex qui, en 1950, découvrit le complexe basique et ultrabasique de Chamrousse.
Entre 1957 et 1970, l'accent fut mis sur des ensembles morphologiquement individualisés, comme les massifs du Rocheray (Maurienne), des Grandes Rousses, d'Allevard, du Tabor, du Combeynot, ou des coupes transversales, soit naturelles comme la vallée de la Romanche au travers du massif de Belledonne, soit artificielles comme le tunnel du Mont-Blanc, sujets qui firent l'objet d'autant de thèses. Mais ces travaux restèrent lithologiques et aucune " stratigraphie " des formations ne se dégageait encore. Sur ce plan, les résultats ne commencèrent à prendre forme qu'après 1970. Nous en reparlerons donc plus loin.
Robert Michel a également lancé la métallogénie alpine, ceci grâce à Henri Dabrowski, ancien géologue du Bureau minier de la France d'outre-mer devenu maître-assistant à Grenoble en 1960. Une vingtaine de thèses de troisième cycle, généralement préparées en étroite liaison avec les laboratoires spécialisés du Centre d'études nucléaires de Grenoble (C.E.N.G.) et mettant en œuvre de nouvelles méthodes de prospection géophysique et d'analyse, ont permis, à partir de 1966, de revoir la plupart des anciennes mines des massifs du Mont-Blanc (versant italien), de Belledonne et du Pelvoux, et d'étudier très finement leurs paragenèses métallogéniques ainsi que leur contexte pétrologique et structural, parfois même d'évaluer leurs réserves, hélas fort réduites.
Anticipant sur le chapitre suivant, il faut ajouter l'étude entreprise, à partir de 1970, en Val d'Aoste, par Robert Michel et Henri Dabrowski, sur l'important gisement de magnétite de Cogne, inclus dans des péridotites plus ou moins serpentinisées, gisement qui arrivait à épuisement. Grâce à des méthodes de prospection géophysique nouvelles (double résonance magnétique nucléaire, télédétection aéroportée, etc.), plusieurs gîtes annexes ont pu être localisés et évalués.
En 1966, l'équipe des pétrographes reçut l'appoint d'un éminent minéralogiste, Jean Girault, ingénieur C.N.R.S. Il mena à bien la révision de nos importantes collections de minéraux et, surtout, apporta une aide précieuse à de nombreux chercheurs dans la détermination de leurs espèces minérales. On lui doit la publication d'un important manuel : Caractères optiques des minéraux transparents. Tables de détermination, Masson éd., 1980, 200 p.
En mai 1968, la réforme de l'Université supprime toutes les chaires, remplacées par des " emplois " de professeur, mais la cadence et le style des recherches n'en est pas modifié, comme on a pu le voir, dans ce qui précède, avec les dates des travaux cités. Il faut attendre encore dix ans pour que se manifeste la seconde révolution des sciences de la Terre.
Il nous faut revenir quelques années en arrière pour un fait important concernant l'histoire de la géologie alpine à Grenoble, à savoir la naissance de son annexe à Chambéry, dans le Collège scientifique universitaire de cette ville, future université de Savoie, car la géologie y a joué un rôle important en la personne de son responsable, Paul Gidon, professeur à la faculté des sciences de Grenoble.
Né en 1903 en Auvergne, Paul Gidon fit ses études supérieures à Clermont-Ferrand et Grenoble. Il occupa ensuite différents postes successifs d'enseignant du secondaire avant d'être nommé à Chambéry en 1945. Comme il s'intéressait beaucoup aux sciences de la Terre, il fut appelé à donner un enseignement de géologie dans le Collège scientifique universitaire de Savoie, nouvellement créé mais dépendant, administrativement parlant, de l'université de Grenoble. Le volume de cet enseignement amena son passage dans l'enseignement supérieur comme chef de travaux de géologie, maître de conférences, puis professeur (1963) , postes rattachés à la faculté des sciences de Grenoble. Il était directeur du Collège universitaire depuis 1960. Ce centre prit peu à peu une importance telle qu'il fut transformé en Université à part entière en 1979, peu avant la mort de Paul Gidon survenue en 1980.
En tant que géologue, Paul Gidon laisse une œuvre double. Tout d'abord une thèse soutenue en 1953, consacrée aux rapports socle-couverture sur la façade sud-ouest du massif du Pelvoux, rapports dans lesquel interféraient les phases tectoniques anté- et post-nummulitiques, c'est-à-dire un sujet de " stratigraphie structurale " annonçant la " géologie structurale " qui allait régner sur la géologie alpine dans la décennie suivante.
Mais Paul Gidon fut aussi et peut-être surtout le géologue des environs de Chambéry, et ainsi un successeur lointain de Joseph Révil. Il laisse de nombreuses publications dont une Géologie chambérienne, bien symétrique de la Géologie dauphinoise de Gignoux et Moret, ainsi que la feuille Chambéry au 50 000e qui fut curieusement la seule des Alpes à être publiée à plat et en relief.
Comme pour la première révolution, au début du 20e siècle, la théorie n'est pas née dans les Alpes mais dans les grands fonds océaniques que le développement des techniques géophysiques et océanographiques permettait enfin d'explorer. Elle pouvait aussi s'appuyer sur des mesures d'âge absolu plus nombreuses et plus fiables.
La tectonique globale a apporté à la géologie alpine trois concepts nouveaux. Tout d'abord que les Alpes sont une chaîne de collision entre deux plaques lithosphériques, ce qui permettait de retrouver le mobilisme horizontal nécessaire pour expliquer les raccourcissements orogéniques. Ensuite l'existence d'un domaine océanique alpin, même s'il avait été étroit et éphémère ; les " roches vertes " des Schistes lustrés étaient des ophiolites, seuls restes de la croûte océanique disparue par subduction ; par ailleurs, cet océan avait des marges continentales que l'on devait retrouver dans les Alpes. Enfin, le métamorphisme alpin devenait plus compréhensible dans sa variété même : métamorphisme de faciès schistes bleus lié à la subduction océanique, métamorphisme de faciès schistes verts lié à la collision des marges continentales au terme de la collision.
Dès lors, les recherches alpines allaient s'orienter vers l'océan alpin, son fond, son contenu sédimentaire et les modalités de son apparition et de sa disparition, puis sur la structure des marges bordières jusqu'à leur collision. Enfin sur le déroulement de celle-ci et le métamorphisme qui lui est lié. Ces diverses pistes ont été explorées dans de nombreuses universités françaises et étrangères. On se limitera évidemment à ce qui a été fait à Grenoble où les nouvelles idées suscitèrent très vite l'intérêt des chercheurs mais n'eurent d'influence réelle sur la recherche qu'après le Congrès géologique international de 1980, à Paris.
Dans ces années 1970-1980, le personnel de l'institut Dolomieu s'était encore accru. L'effectif des seuls professeurs dépassait maintenant la dizaine, ce qui s'expliquait toujours par l'augmentation du nombre des étudiants et des spécialités enseignées ou mises en œuvre dans la recherche, celle-ci toujours coiffée par les trois " patrons " qu'étaient Reynold Barbier pour la géologie appliquée, Jacques Debelmas pour la géologie structurale des Alpes et Robert Michel pour la pétrographie-minéralogie. Pour simplifier la description des recherches mises alors en oeuvre, nous dirons qu'en matière de géologie alpine - à laquelle on se limite ici - elle eut deux facettes.
Elle a été généralement dictée par la nécessité d'achever la couverture cartographique des Alpes françaises, du moins dans le secteur dévolu au laboratoire de Grenoble, puisque, à partir de 1979, l'université de Chambéry eut la responsabilité du secteur savoyard. Cependant ces recherches sur le terrain se pratiquaient désormais avec des concepts nouveaux, le plus souvent inspirés de la tectonique des plaques, et avec l'aide de méthodes nouvelles telles que l'analyse structurale, les coupes équilibrées, et, pour la pétrographie, la géochimie et les datations radiométriques.
La stratigraphie des Schistes lustrés a été élucidée par Marcel Lemoine (arrivé à Grenoble en 1976 comme directeur de recherche et qui y restera jusqu'en 1985). Avec divers collaborateurs dont Pierre Tricart (qui rejoindra l'équipe grenobloise quelques années plus tard), il déchiffre peu à peu les séries de ces Schistes lustrés en se basant, d'une part, sur leurs analogies avec les séries océaniques actuelles, d'autre part, sur quelques rares microfaunes.
Un autre apport important de Marcel Lemoine et de ses collaborateurs (dont Yves Lagabrielle, université de Brest) a été et est encore l'étude structurale des ensembles ophiolitiques du Queyras au travers d'une comparaison avec les dorsales lentes des océans actuels .
La géologie de la Vanoise, quant à elle, avait été déjà largement éclairée, surtout sur le plan stratigraphique, par les travaux de François Ellenberger entre 1945 et 1958, et sur le plan pétrographique (notamment les métamorphismes successifs) par ceux de Jacqueline Desmons (chercheur C.N.R.S. à Grenoble dès 1968) entre 1968 et 1974. Mais il restait beaucoup à faire sur le plan tectonique et cartographique, sans parler du nouveau cadre interprétatif dont on disposait désormais. Ce travail a été réalisé en dix ans, de 1980 à 1990, conjointement par les laboratoires de Grenoble (Jacques Debelmas et ses élèves), de Chambéry (Eric Deville et Serge Fudral), de Lille (Jean-François Raoult et ses élèves), ainsi que de d'autres chercheurs, notamment Renaud Caby (université de Montpellier). Les cinq feuilles au 50 000e correspondantes ont été dessinées puis publiées, l'image tectonique du massif mise à jour, tandis que le métamorphisme était repris par divers pétrographes dont Jacqueline Desmons (entre-temps fixée à Nancy). Le paradoxal " géanticlinal métamorphique " de François Ellenberger, que l'on pensait dû à son enfouissement dans un " géosynclinal de nappes " contemporain du plissement tertiaire, se révélait avoir pris naissance lors de la collision paléogène, d'abord en régime de haute pression (faciès schistes bleus), puis en faciès schistes verts généralisé , celui-ci bien daté de l'Eocène supérieur (38 Ma).
Enfin la zone valaisanne a fait, de la part de Pierre Antoine (devenu professeur en 1982), l'objet de développements qui, avec la collaboration des géologues suisses (Marcel Burri et Rudolf Trümpy) et à la lueur de la tectonique des plaques, ont enfin permis de comprendre la signification de l'ancienne " zone des Brèches de Tarentaise ". Ce serait l'extrémité occidentale, à valeur de simple rift, d'un sillon océanisé dès la fin du Crétacé inférieur, sillon qui, au Crétacé supérieur, prend en quelque sorte le relais du domaine téthysien, alors en cours de fermeture.
Dans la zone externe, la recherche grenobloise connaît alors, et à nouveau, une période d'intense activité dans le domaine de la géologie structurale et de la stratigraphie pure.
En matière de géologie structurale, c'est surtout l'étude des liaisons déformations-sédimentation qui, dès les années 1970, fut le point de départ de la réinterprétation de la zone externe dans le cadre des nouvelles idées. En effet, entre 1971 et 1978, sont reconnues, dans la zone externe méridionale, de nombreuses paléostructures mésozoïques, notamment des paléofailles, qui rejoueront lors des déformations éocrétacées et tertiaires. Ces études ont été menées principalement dans le domaine vocontien s. l. (incluant le Dévoluy et le Vercors méridional) sous l'égide de Hubert Arnaud (maître-assistant à Grenoble dès 1971), et sur la bordure sud-ouest du massif du Pelvoux, tant dans la couverture sédimentaire que dans le socle où sont décrites les premières failles liées au basculement synsédimentaire de compartiments plus ou moins importants (Maurice Gidon et Jean-Claude Barféty, ingénieur-géologue du B.R.G.M., détaché à Grenoble). Certes, on ne comprit pas tout de suite que ces paléofailles et ces basculements étaient hérités du rifting liasique et il fallut attendre les années 1980 pour que leur interprétation devienne claire. S'ajoutant aux résultats obtenus dans d'autres secteurs externes, y compris les massifs cristallins dauphinois, et les zones internes par Marcel Lemoine et ses collaborateurs, ces observations permettront à ces derniers de développer brillamment les effets de la distension téthysienne sur l'ensemble de la marge continentale européenne. Nous y reviendrons.
Dans ces années 1980-1990, Maurice Gidon va également porter ses efforts sur d'autres massifs subalpins, notamment celui de la Chartreuse, où il procède à une analyse très fine des structures tectoniques lui permettant d'en montrer la déformation progressive, de la fin du Tertiaire au Quaternaire, et sa liaison avec la morphologie. Il s'intéresse également à la tectonique anté- et syn-nummulitique du massif du Pelvoux, sous-estimée jusqu'alors, ainsi qu'aux linéaments et failles longitudinales qui affectent le bâti alpin, tant externe qu'interne. Leur connaissance permettra certainement de mieux comprendre la déformation générale de ce bâti en liaison avec le développement attendu des études paléomagnétiques.
Dans ce travail structural sur les zones externes, le nom de Maurice Gidon est souvent associé à celui de Jean-Louis Pairis (ancien élève de Grenoble, ingénieur E.N.S.P.M. (Ecole nationale supérieure du pétrole et des moteurs), puis maître-assistant à Grenoble). Ces deux auteurs s'intéressèrent en effet, entre 1974 et 1989, à une structure classique, apparemment simple, la " nappe de Digne ", mise en place au Miocène, mais qui s'avéra beaucoup plus compliquée qu'il n'y paraissait au premier abord car elle reprenait des structures antérieures, représentait un charriage un peu particulier, se faisant à la fois par gravité et compression dans un bassin sédimentaire en cours de colmatage rapide. On retrouvait donc là les objectifs de la géologie structurale grenobloise de cette époque, à savoir les structures résultant de tectoniques superposées et leur influence sur la sédimentation connexe.
Jean-Louis Pairis reprenait aussi, dès 1970 l'étude du Nummulitique alpin, de l'arc de Castellane à la Savoie, marchant ainsi sur les traces de Jean Boussac, et ceci en utilisant les données de plus en plus précises de la micropaléontologie (ce qui l'obligea à créer de toutes pièces le laboratoire correspondant à l'institut Dolomieu). Mais son travail ne fut pas que stratigraphique puisqu'il s'intéressa aussi aux déformations accompagnant la sédimentation tertiaire, déformation qui était l'écho du plissement paroxysmal des zones internes
Jean-Louis Pairis révéla ainsi l'existence, sur la bordure interne du bassin paléogène alpin, de prismes d'accrétion à matériel subbriançonnais jalonnant le front des nappes, nappes dont le poids provoquait par ailleurs la flexure de la croûte continentale subalpine en un sillon de subsidence progressant peu à peu vers l'ouest. Peu après, il reliait cette structure distensive au volcanisme calco-alcalin, synorogénique, des grès du type Champsaur ou Taveyannaz, apportant ainsi un autre exemple de liaison entre des phénomènes différents. Parti de la stratigraphie pure, l'auteur passait à la stratigraphie structurale puis à la géologie structurale, illustrant ainsi l'évolution du laboratoire dans les dernières décennies.
Son œuvre cartographique est également importante en Savoie (feuilles Cluses et Annecy-Bonneville).
Enfin l'étude des liaisons déformation-sédimentation qui caractérise cette époque se retrouve aussi dans les travaux de Jacques Perriaux (professeur à Grenoble dès 1965), travaux consacrés à divers flyschs alpins et à la sédimentologie du Miocène périalpin qui enregistrait aussi, à sa façon, les déformations néogènes de la chaîne.
Il y a là une orientation du laboratoire qui rappelle celle que lui avait donnée Wilfrid Kilian, un demi-siècle auparavant, à savoir la mise au point d'une méthode d'analyse et d'échelles stratigraphiques à partir de données locales peu à peu élargies à des domaines n'ayant plus rien d'alpin. C'est ainsi que Hubert et Annie Arnaud, par exemple, en délégation à la Société nationale Elf-Aquitaine entre 1982 et 1984, ont été responsables d'une synthèse des plates-formes crétacées de Tunisie, d'Italie centrale et même du Vénézuela.
Un chercheur grenoblois représentant un cas un peu particulier doit être mentionné ici. Il s'agit de Jean-Claude Barféty, ingénieur du B.R.G.M., détaché à Grenoble depuis 1965 pour assurer la coordination des cartes alpines et accélérer la couverture complète de la chaîne. On a déjà évoqué sa participation active au déchiffrage des blocs basculés dans les massifs cristallins externes, mais son œuvre est bien plus importante car il a assuré, seul ou en collaboration, le lever d'un nombre impressionnant de feuilles au 50 000e, acquérant de ce fait une connaissance exceptionnelle de la chaîne, surtout pour la stratigraphie et la tectonique de la couverture des massifs cristallins externes (objet de sa thèse soutenue en 1985) et pour la zone briançonnaise (dessins des feuilles Briançon et Névache). Il incarne bien la place prise à Grenoble par la cartographie alpine, sur laquelle nous reviendrons.
Les massifs cristallins externes. Leur étude bénéficiait désormais de mesures radiométriques de plus en plus nombreuses, de la comparaison avec d'autres massifs anciens français dans lesquels les connaissances avaient beaucoup progressé, enfin, et naturellement, des idées nouvelles en matière de tectonique globale.
C'est ainsi que le complexe basique et ultrabasique de Chamrousse, surtout étudié par René-Pierre Menot, de l'université de Saint-Etienne, en liaison avec Michel Piboule, récemment nommé professeur à Grenoble, prenait la signification d'une écaille ophiolitique, témoignant de l'existence d'un océan paléozoïque, dont l'âge fut déterminé en 1988 (496 Ma, soit le début de l'Ordovicien).
De leur côté, les grenoblois, sous la direction de Pierre Giraud, découvraient des organismes cambriens (Reitlingérellidés) dans les schistes d'Huez et de Vaujany (Grandes Rousses) et des bryozoaires viséens dans ceux du Valbonnais, à l'extrémité sud du Taillefer (Pierre Gibergy, maître-assistant), confirmant les analogies de faciès de la série de ce massif avec le Culm des Vosges et du Massif central, les principales phases métamorphiques de ces massifs cristallins dauphinois étant datées de 375 Ma et 323 Ma avec une approximation de l'ordre de 20 Ma. Quant aux granites recoupant toutes ces formations paléozoïques, ils ont été datés, à partir des années 1980, de 320 à 330 Ma (Viséen supérieur) pour l'essentiel d'entre eux, âges également obtenus quelques années auparavant par la méthode au Pb / α-zircons. De toutes ces précisions, se dégageait une similitude frappante entre ces massifs cristallins et le Massif central, c'est-à-dire leur appartenance à la chaîne hercynienne française.
Ces travaux purement académiques ont parfois débouché sur des considérations susceptibles d'application pratique. C'est ainsi que, dans le cadre d'une convention passée par Pierre Giraud avec la société MINATOME, de très nombreux indices uranifères ont été découverts dans le nord de Belledonne et ont fait l'objet de plusieurs thèses.
Le massif des Ecrins fut étudié avec un peu de retard car les fonds topographiques n'y furent disponibles qu'après 1965. Ce fut l'œuvre d'Arnaud Pêcher (thèse soutenue en 1970), futur professeur à Grenoble, et d'un chercheur C.N.R.S. de Nancy, Patrick Le Fort (thèse soutenue en 1971), mais qui rejoindra Grenoble comme directeur de recherche en 1985. Ces deux auteurs établirent l'existence d'un " noyau " d'âge paléozoïque inférieur (cambro-ordovicien), enveloppé d'un " ensemble cortical ", dévono-dinantien. Les granites intrusifs, très abondants, donnèrent des âges hercyniens classiques, de 300 à 320 Ma. Les deux feuilles au 50 000e d'Orcières et de Saint-Christophe-en-Oisans synthétisent la connaissance d'un massif difficile où il ne fallait pas être seulement un bon géologue mais aussi un alpiniste averti.
Le métamorphisme alpin. L'intérêt d'une étude thématique du métamorphisme alpin, par les informations qu'elle peut apporter sur les modalités de l'orogenèse alpine, apparut vers 1967-1968, comme on l'a dit plus haut. Ce fut le travail de Jacqueline Desmons, chercheur C.N.R.S. à Grenoble, déjà évoquée, dont la thèse fut soutenue en 1974 et qui poursuivit ensuite ses recherches à Nancy tout en gardant une liaison étroite avec les tectoniciens de Grenoble.
Ses recherches, d'abord limitées aux Alpes françaises, puis étendues à l'ensemble des Alpes occidentales, aboutirent rapidement à une zonéographie des faciès métamorphiques, à l'identification des paragenèses métamorphiques successives, anté-alpines (notamment dans le socle de Vanoise) et alpines, ainsi qu'aux premières datations.
Les premières de ces paragenèses, notamment les éclogites, sont anté-tectoniques, leur distribution actuelle est dessinée par les limites des zones structurales. Sur la base des premières datations radiométriques, elles ont été attribuées au Néocrétacé, mais cet âge est maintenant remis en question. Plusieurs paragenèses de schistes verts ont suivi, de pression décroissante, les premières syntectoniques, les dernières, de basse pression, post-tectoniques par rapport aux déformations liées au paroxysme éocène daté de 38 Ma.
Ainsi sont introduits des points de repère très sûrs à propos de la position des morceaux de croûte au cours de l'orogenèse, montrant notamment l'indépendance de leurs évolutions jusqu'à la phase éocène. En même temps, ils permettent d'étudier les processus qui ont pu les amener successivement aux profondeurs ou sous les influences thermiques déterminées, puis ceux qui les en ont dégagés pour les amener à la surface.
Cette utilisation de données pétrographiques " structurales " (comme il y eut une " stratigraphie structurale " au temps de Gignoux) reste l'un des traits majeurs de la géologie contemporaine. Il n'est donc pas étonnant que les pétrographes du métamorphisme alpin, français, suisses, italiens et autrichiens, aient formé un groupe de travail placé sous la direction du géologue suisse E. Niggli qui avait confié le dessin des Alpes occidentales à J. Desmons. La parution en 1973 de la carte métamorphique des Alpes au 1 000 000e, a été suivie en 1999 d'une nouvelle édition redessinée à l'échelle du 500 000e, coordonnée cette fois par M. Frey (université de Bâle).
Mécanique des déformations. Les dernières décennies du XXe siècle ont été également marquées à Grenoble, comme ailleurs, par une orientation de certaines recherches vers les processus mécaniques de la déformation et leur analyse. A Grenoble, cette orientation est due à Pierre Vialon. Sa thèse manifestait déjà, comme on l'a dit, un intérêt vers les méso- et microstructures, mais son orientation va désormais s'affirmer dans ce domaine, tout particulièrement dans la couverture des massifs cristallins externes et internes .
Un bon exemple est celui de la thèse " triple " J. L. Gratier, J. L. Vergne et B. Lejeune (1973), qui analysa la schistosité de cette couverture, des Aravis au dôme de Remollon, en montrant la superposition de deux phases synschisteuses, dont seule la seconde s'incurvait selon la courbure de l'arc alpin, mais toutes deux dessinaient des inflexions sigmoïdes et diverses autres figures témoignant de pivotements et de coulissements de blocs le long de grandes failles NE-SW. Ce nouveau mode de recherche représentait évidemment l'amorce d'une analyse de la dynamique crustale de la chaîne et l'une des pistes de l'activité future du laboratoire après sa fusion avec la géophysique.
La nécessité d'introduire, dans cette analyse nouvelle des déformations, des notions de mécanique poussera d'ailleurs Pierre Vialon et son équipe à rejoindre l'Institut de recherches interdisciplinaires de géologie et de mécanique (I.R.I.G.M.), créé à l'université de Grenoble dans le département de mécanique en 1970 par les mécaniciens des sols, pour les besoins de la géologie appliquée (R. Barbier et P. Antoine, voir plus loin).
Ils ont été particulièrement utiles en cette fin d'exploration de la chaîne et d'apparition d'un nouveau cadre explicatif.
Ce sont d'abord ceux rédigés à l'occasion du Congrès géologique international de Paris en 1980 (fig. 2).
Ces trois feuilles couronnent, en quelque sorte, une longue tradition grenobloise de cartographie géologique, inaugurée sous Wilfrid Kilian avec les 80 000e et qui, dès les années 1950, se reporta sur les 50 000e, avec 40 cartes levées et publiées par les membres du laboratoire, parmi lesquels les plus " productifs " furent Jean-Claude Barféty, Jacques Debelmas, Maurice Gidon et Claude Kerckhove. On ne saurait trop insister sur cette orientation de la géologie grenobloise qui a largement conditionné son activité pendant quatre décennies et fait le succès de ses écoles de terrain dans la formation des futurs géologues. Fruit du travail de cinq générations de géologues, elle a assis, bien plus que par des " modèles " éphémères, la réputation du laboratoire et représente un héritage irremplaçable de nos connaissances sur la chaîne alpine.
C'est aussi l'époque des Guides géologiques (Alpes de Savoie en 1982, Alpes du Dauphiné en 1983, Parc national des Ecrins en 1989, Parc national de la Vanoise en 1994) ou d'ouvrages grand public (Description géologique des Alpes du Nord, 1979, et du Sud, 1982). Tous ont été rédigés par Jacques Debelmas, seul ou en collaboration, un effort de vulgarisation qui se termina en 1997 par un nouveau film : Du Vercors au Viso, un survol géologique des Alpes, réalisé avec Bernard Labesse, de l'Université de Paris 6. Ce film reprenait une bonne part de l'ancien film de 1963 évoqué plus haut, mais on y introduisait la notion d'océan alpin et les célèbres ophiolites du Chenaillet.
Toute cette activité déployée à Grenoble pendant trente ans dans le domaine de la géologie alpine fut reconnue par la Société géologique de France, avec l'attribution des prix Gaudry et Fontannes à Jacques Debelmas, du prix Gosselet à Robert Michel (qui reçut aussi le prix Berthault de l'Académie des Sciences), du prix Fontannes à Claude Kerckhove, du prix Prestwich à Maurice Gidon, du prix Viquesnel à Pierre Antoine, du prix Pruvost à Hubert et Annie Arnaud et du prix Barrabé à Jacques Perriaux.
Figure 2. Schéma structural des Alpes franco-italiennes par Claude Kerckhove (in J. Debelmas et Cl. Kerckhove, Les Alpes franco-italiennes, Géologie alpine, Grenoble, t. 56, 1980). Cette figure est destinée à situer les différents massifs géographiques ou zones géologiques citées dans le texte. Sa comparaison avec la fig. 1 permet aussi de se rendre compte des progrès de l'analyse de la chaîne après plus d'un siècle de recherches.
Une excellente présentation de ce nouveau schéma alpin a été donnée dans l'ouvrage sur les marges continentales françaises qu'il publia alors en collaboration mais dans lequel la partie alpine est de sa main.
La géologie appliquée. La profonde mutation des sciences de la Terre et son influence sur la géologie alpine, nous a obligés à un développement qui a occulté les travaux de géologie appliquée. Cette orientation du laboratoire est ancienne, comme on l'a vu, mais a connu dès 1950 un grand développement sous la houlette de Reynold Barbier , ainsi qu'en 1960 avec la création du 3e cycle de géologie appliquée. Il faudrait ajouter le rôle joué par Robert Michel dans ce domaine, qui l'amena à écrire, en collaboration avec Jean Letourneur, une Géologie du Génie civil, Armand Colin, 1971, 728 p.
Cette filière s'est beaucoup modifiée pendant les années 1990 avec la création d'un D.E.S.S. d'hydrogéologie (professeur Jean Sarrot-Reynauld) et d'un institut des sciences et techniques de Grenoble, pour les futurs ingénieurs géotechniciens (professeur Pierre Antoine), conséquence de la disparition du 3e cycle de géologie appliquée créé en 1961. Ces études appliquées peuvent être considérées parfois comme des travaux de géologie alpine, notamment lorsqu'elles concernent la stabilité des grands versants montagneux de la chaîne, ce qui fut en effet une des orientations de Pierre Antoine et de ses collaborateurs.
Les dernières années du XXe siècle ont connu un profond renouvellement de l'équipe des chercheurs grenoblois et une réorientation des centres d'intérêt, l'exploration de la chaîne pouvant être considérée comme terminée et sa couverture cartographique achevée .
Cette évolution a nécessité un rapprochement avec d'autres disciplines, notamment la géophysique, qui est allé jusqu'à la disparition du département de géologie et sa fusion avec elles dans le nouvel Observatoire des sciences de l'univers de Grenoble. Cette décision, un peu hâtive, s'est accompagnée de l'abandon progressif de l'institut Dolomieu pour les nouveaux locaux de la " Maison des Géosciences ", au campus universitaire, où les surfaces attribuées à la géologie sont incompatibles avec le transfert des prestigieuses collections et de l'importante bibliothèque résultant d'un siècle et demi de géologie alpine. Qu'en adviendra-t-il ? On touche là du doigt un des aspects négatifs de cette réorientation complète de la géologie dauphinoise, peut-être inéluctable, mais qui a fait trop brutalement table rase du passé et de l'acquis. Il est regrettable que les disciplines fondamentales de la géologie aient ainsi pratiquement disparu, et, avec elles, la cartographie et les écoles de terrain qui faisaient la renommée du laboratoire. En fait c'est la géologie alpine, en tant que telle, qui a été abandonnée, ce qu'illustre aussi la fin prochaine annoncée du périodique du laboratoire : Géologie Alpine, ou tout au moins sa reconversion. Certes, le laboratoire est toujours associé au C.N.R.S. sous le nom de " Laboratoire de géodynamique des chaînes alpines ", en association avec d'autres universités, mais les Alpes n'en sont plus l'objet et le terrain de recherche privilégié qu'elles ont été pendant un siècle et demi, de 1850 à 2000.