TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1982)

Françoise LEGRÉ-ZAIDLINE
L'OEUVRE PALEONTOLOGIQUE D'ALCIDE D'ORBIGNY EN AMERIQUE DU SUD.

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (Séance du 24 mars 1982)

Si pour le géologue peu ou prou averti, le nom d'Orbigny est associé à la détermination de nombreuses ammonites ou à la définition de la plupart des étages géologiques du Jurassique et du Crétacé, l'oeuvre qui inaugure la carrière d'Alcide d'Orbigny en paléontologie, c'est-à-dire huit longues années en Amérique du Sud, est beaucoup moins connue. Alcide d'Orbigny se vit, en effet, confier en 1826 la mission d'un voyage en Amérique méridionale pour enrichir les collections du Museum. L'Amérique du Sud espagnole venait d'accéder à l'indépendance, ses richesses n'étaient plus chasse gardée pour les Rois d'Espagne. L'Europe était impatiente de connaître la faune, la flore, la géographie, les mines de ces pays fabuleux, de savoir la vérité sur les moeurs et les langues des peuples indiens. Le Museum allait envoyer ses naturalistes voyageurs.

Pour quelle raison propose-t-on ce voyage d'exploration à ce jeune homme d'à peine vingt-quatre ans ?

Alcide d'Orbigny s'était fait remarquer l'année précédente en présentant à l'Académie des Sciences la première classification des coquilles microscopiques qu'il a nommées "FORAMINIFERES". Ce travail est l'aboutissement d'une longue recherche d'Alcide et de son père Charles d'Orbigny, passionné de sciences naturelles qui avait communiqué son enthousiasme à son fils, en particulier le goût de l'observation minutieuse des sables de la côte atlantique où ils vécurent, à Esnandes, dans la baie de l'Aiguillon. Lorsque la famille s'était installée à La Rochelle, les d'Orbigny demandaient aux capitaines de rapporter des échantillons des précieux sables pour leur quête. Les yeux du père s'usaient au microscope. Le jeune Alcide dessinait et bientôt sculpta des modèles grossis des diverses sortes de ces coquilles minuscules trouvés dans les sables de Rimini ou de Corse. Avec l'appui du Baron de Férussac, amateur éclairé de La Rochelle, Alcide d'Orbigny complète ses observations au Museum et présente à l'Académie des Sciences en novembre 1825 sa classification ; des modèles en plâtre ont été exécutés d'après les matrices en calcaire et peuvent être acquis par les collectionneurs. Certes, Alcide d'Orbigny range encore ces coquilles dans les Céphalopodes comme Lamarck mais il insiste pour en faire un ordre tout à fait à part, soupçonnant une organisation autre. La clarté de la classification, le travail méthodique, minutieux avait impressionné Cuvier et Geoffroy-Saint-Hilaire. Voilà l'homme qu'ils cherchaient pour l'Amérique du Sud. Avant de partir, Alcide d'Orbigny prit des cours pendant quelques mois à l'Ecole des Naturalistes-Voyageurs du Museum ayant pour maîtres Cuvier, de Blainville, Geoffroy Saint-Hilaire, Brongniart et il eut les conseils de Humboldt.

Alcide d'Orbigny n'était pas le premier naturaliste non espagnol à traverser l'Atlantique. Au siècle précédent, en 1735, Joseph de Jussieu avait accompagné La Condamine dans sa mission de mesure de l'arc du méridien. La Condamine était rentré 20 ans plus tard, presque infirme. Joseph de Jussieu, fasciné par la végétation tropicale ne fut rapatrié qu'en 1771, -36 ans plus tard- presque inconscient.
"L'Enfer vert" avait eu raison de sa santé physique et mentale mais ses envois et ses descriptions de la flore, en particulier des orchidées, avaient exalté le monde scientifique.

En 1777, le tenace Joseph DOMBEY, très encadré dans ses moindres déplacements par deux savants espagnols, avait aussi visité le Nord du Pérou et découvert les cactus et de nombreuses plantes, bégonias, amaryllis et de nouvelles orchidées. Bien qu'une partie de ses collections fut confisquée par les Espagnols qui l'emprisonnèrent, il put enfin rentrer en France et être honoré. Il n'eut de cesse qu'il repartit mais fut massacré en 1794 en Guadeloupe dans les troubles révolutionnaires. Encore plus frais dans les esprits était le voyage de Humboldt et Bonpland. Le "Voyage aux régions équinoxiales" publié en 1810 avait échauffé les esprits. Voyage qui n'avait été possible que grâce à l'autorité et à la fortune du baron prussien. Aimé Bonpland qui l'avait accompagné avait fui les serres de la Malmaison puis du Jardin des Plantes pour retourner à grands risques vers cette flore de l'Amérique méridionale qui l'avait séduit. En 1826, lorsque Alcide d'Orbigny quitte Brest pour l'Amérique du Sud, Bonpland est depuis cinq ans dans les geôles du dictateur du Paraguay, Francia, où il croupira encore cinq autres années malgré les protestations de toute l'Europe. Alcide d'Orbigny emporte les conseils de Humboldt, un baromètre que le baron lui a offert, des lettres lui donnant passage sur les navires et le livre de Félix de AZARA, commandant espagnol nommé au Paraguay, ce dernier était également resté plus de 20 ans en terre lointaine et à son retour avait publié sa relation de voyage. Du fait de son frère, Nicolas de AZARA, ambassadeur d'Espagne à Paris, le livre semble avoir été publié en 1809, en français avant de paraître en Espagne, mais l'Espagne est alors sous la botte napoléonienne. D'Orbigny comparera sans cesse ses observations à celles de AZARA surtout la carte du Paraguay que celui-ci avait dû établir. Le Paraguay était alors plus étendu, il comprenait aussi tous les pays de l'estuaire du Rio de la Plata, Buenos-Ayres et ses environs, c'est-à-dire les premiers territoires qu'explorera Alcide d'Orbigny.

D'Orbigny va passer cinq années en Argentine et dans des territoires aux frontières indéfinies que revendiquent le Brésil, le Paraguay, l'Argentine et un Uruguay qui n'existe pas encore. La première année, il fut totalement immergé dans la région de Corrientes avec les Indiens Guaranis dont il partage les habitudes et la langue. Sa mission était à la fois géographique, historique, géologique, botanique, zoologique et ethnologique ! Ces cinq années, des chaleurs de la Plata aux tempêtes du Cap Horn furent fertiles en aventures, les jaguars peuplaient la jungle, les conditions de vie étaient des plus précaires, les récoltes se faisaient sous le feu des guerillas, le soir le naturaliste s'enroulait dans son poncho et dormait sur le sol contre son fusil. Ce qui nous intéresse aujourd'hui, c'est la recherche paléontologique.

Dans sa relation de voyage, D'Orbigny écrit, alors qu'il est sur le cours supérieur du rio Parana, rivière qui reçoit le Paraguay et l'Uruguay pour former le Rio de la Plata :
"Le 6 Mai 1828, je me dirigeai vers les falaises où l'on fait de la chaux. J'étais impatient d'observer les couches qui servent à cette exploitation, et plus encore de recueillir les fossiles que je savais y rencontrer ; en effet, ces falaises sont élevées de plus de 200 pieds au-dessus de l'eau. Elles se composent d'une couche de 100 pieds de grès friable, contenant beaucoup d'huîtres et de peignes, sur laquelle repose un banc de calcaire grossier ou chaux carbonatée, la couche exploitée pour faire de la chaux ; puis le grès recouvre encore cette couche, jusqu'à ce qu'on arrive au sol supérieur. Je recueillis avec avidité les fossiles que je rencontrais ; car c'étaient les premiers que je trouvais en Amérique".

En fait, en 1827, d'Orbigny avait trouvé au Nord de Buenos-Ayres, des ossements de mammifères disparus, toxodons, mastodontes mais les fossiles qui l'exaltent, ce sont les invertébrés et nous savons quelle part il prendra par la suite à leur étude !

Après le passage du Cap Horn, d'Orbigny remonte en bateau les côtes du Chili et se dirige vers la Bolivie -pays plus vaste qu'aujourd'hui, avec une ouverture sur la mer, il correspondait au Haut Pérou espagnol. La "Bolivie" vient de se nommer en hommage au libérateur Bolivar, elle est gouvernée par un général acquis aux idées saint-simoniennes, le général Andrès de Santa-Cruz qui a invité d'Orbigny à faire l'inventaire des richesses agricoles et minières de son pays pour le mettre en valeur et partager l'abondance entre tous. Pendant ces trois dernières années, d'Orbigny sera accueilli, escorté, fêté, aidé dans ses recherches -une vie plus facile que sur la côte orientale, mais la nature est là avec les températures excessives des hauts-plateaux andins, les altitudes vertigineuses de la Cordillère et... la merveille des volcans enneigés.

D'Orbigny rentre en France en février 1834. Dès avril, il présente au Museum les premières conclusions de son voyage, montre ses cartes, ses coupes géologiques, les échantillons de roches et de fossiles. Dans tous les domaines (géographie, zoologie, botanique...) les rapports sont élogieux, les rapporteurs s'étonnent d'un travail aussi encyclopédique en peu d'années. Louis Cordier établit le rapport de géologie. Après avoir résumé les travaux de d'Orbigny, il termine en souhaitant que le naturaliste puisse utiliser son matériel pour des recherches plus approfondies et qu'on lui permette de publier les conclusions de son voyage.

Utiliser ses recherches, c'est-à-dire mieux comprendre la structure, la chronologie des couches américaines. Pour comprendre, il faut des points de comparaison aussi pour mieux comprendre ce qu'il a vu en Amérique, d'Orbigny va consolider ses connaissances de la géologie européenne, comparer les fossiles. Paradoxalement, c'est pour comprendre l'Amérique qu'il étudie l'Europe mais c'est tout simplement que le "Voyage" eut lieu à l'aube de sa vie de chercheur.

En 1842, huit années après son retour, d'Orbigny présente à l'Académie des Sciences, la paléontologie de l'Amérique méridionale. C'est une vraie synthèse tenant aussi compte des observations de quelques autres voyageurs et qui brosse un tableau géologique par ordre chronologique. Cette paléontologie est publiée à la suite de la relation du voyage, c'est cet ouvrage qui est l'objet de ma communication. On peut penser que d'Orbigny a pris son temps ! Huit années ! En réalité, entraîné par ses recherches en Europe et sollicité par d'autres travaux qui le passionnent aussi, il a publié différents ouvrages, en 1839 sur les FORAMINIFERES du Bassin de Paris, de Cuba et des Antilles, puis des Canaries. Outre des études sur les crinoïdes, les polypiers, des considérations zoologiques et géologico-géographiques sur les ammonites, il a commencé dès 1840 son grand ouvrage de Paléontologie avec l'étude des Mollusques et Rayonnés des Terrains Crétacés et dès 1842 paraît le volume des terrains jurassiques. Ce n'est donc qu'en 1842 qu'il est à même de présenter la fresque paléontologique de l'Amérique du Sud.

C'est au Pérou et en Bolivie que d'Orbigny a trouvé, à l'Est de la Cordillère andine, les terrains les plus anciens. Là, sur un socle de gneiss ou de gneiss granotoïdes -"ces gneiss qui se déposèrent au sein des océans brûlants au fur et à mesure que la terre se refroidissait après la création"- d'Orbigny a trouvé les couches du Paléozoïque. En 1839, Murchison a défini le SILURIEN comme couche fossilifère la plus ancienne. Dans ce silurien, d'Orbigny reconnaît des spirifers, des orthis, des lingules, des trilobites, des graptolites et ces traces doubles toujours enigmatiques que d'Orbigny avait appelées CRUZIANA en l'honneur du général de Santa-Cruz et pour lesquelles Cordier, en 1834, a retenu le terme de BILOBITES. Ce que fait d'Orbigny, c'est comparer ces fossiles avec ceux du silurien européen. Sur 11 espèces rapportées, 3 sont absolument identiques : un trilobite, le calymène macrophtalma déterminé par Alexandre Brongniart dans le silurien d'Europe, le Graptolithus dentatus et le Cruziana rugosa trouvé par Lefebvre à Nantes. Pour les autres espèces, d'Orbigny constate de grandes analogies, ce sont peut-être d'autres espèces, il pense aussi qu'il ne faut pas négliger les déformations possibles des conditions de fossilisation, les phases de croissance de l'animal, toutes idées alors assez neuves en paléontologie. Dans sa nomination des fossiles, d'Orbigny utilise la nomenclature binominale de Linné - nomenclature qui n'était pas encore une règle générale. Comme il aimera toujours le faire, le nom d'espèce, lorsqu'il n'a pas un caractère descriptif, sera d'ordre affectif. Nous avons ainsi : "l'orthis Humboldtii" et le genre Cruziana évoqué plus haut. Pour le graptolithus dentatus, il l'identifie au Graptolithus murchisonii d'Europe et rappelle que la nomination antérieure doit l'emporter. De l'analogie des fossiles ou de leur parenté, d'Orbigny tire les conclusions suivantes :
"Ces espèces identiques annoncent une parfaite contemporanéité et peut être une communication entre les mers siluriennes d'Europe et d'Amérique... elles dénotent aussi une très grande uniformité de température sur le globe à cette époque et dès lors une chaleur terrestre propre assez forte pour faire disparaître toute espèce de différence apportée par la latitude, pour qu'en Russie, comme sous l'Equateur, les espèces sont ou analogues dans la forme ou identiques.
Ces terrains de Bolivie sont contemporains de nos terrains siluriens d'Europe".

Ces conclusions quant à la température uniforme sont tout à fait exactes et si d'Orbigny ne pouvait imaginer le Gondwana, il affirme avec force l'identité de l'histoire géologique de l'Europe et de l'Amérique au SILURIEN. C'est ce silurien qui contient les mines d'Or et d'Argent d'Ouro et de Potosi.

D'Orbigny a ensuite reconnu sur ces couches siluriennes, une large surface de grès quartzeux compacts recouvrant des feuillets micacés. Il y a trouvé des térébratules (terebratula peruviana), des spirifers (spirifer boliviensis - spirifer quichua), des orthis (orthis inca). Là encore, la comparaison avec des spirifers du Mississippi, d'Angleterre et de Russie lui permet de conclure :
"Les terrains de Bolivie, intermédiaires aux dernières couches siluriennes et aux premières couches carbonifères, que j'ai géologiquement rapportées au terrain DEVONIEN de M. Murchison m'ont montré des espèces très voisines de celles de l'Europe.

Sur 7 espèces, 4 sont presque identiques, ce qui pourrait faire croire qu'ils appartiennent à la même époque géologique. Les caractères paléontologiques d'une part et la position géologique sur le silurien d'autre part, pourraient bien confirmer que les couches de grès appartiennent au DEVONIEN".

Nous voyons là son souci de stratigraphie et nous devinons combien cette étude comparative va l'aider à avoir une vision globale des phénomènes géologiques de la terre et orienter d'Orbigny vers une définition de l'étage à valeur universelle.

D'Orbigny effectue un travail identique avec les couches carbonifères riches en gastéropodes, lamellibranches, brachiopodes (Spirifer Condor ; Terebratula Gaudryi - Productus inca - Productus andii...) d'Orbigny peut à nouveau conclure :
"Sur les 26 espèces recueillies, 12 ont une très grande analogie avec des fossiles des terrains CARBONIFERES de l'Europe, et sur ce dernier nombre, 3, le Spirifer Pentlandi, le Spirifer Roissyi et le Productus Villiersi sont entièrement identiques avec les mêmes espèces de Belgique et de Russie. Ce sont les mêmes genres, des espèces ayant un faciès commun et 3 espèces complètement identiques. L'ensemble du faciès est si analogue qu'au premier abord on pourrait n'y voir que des espèces européennes qu'on a l'habitude de rencontrer dans les terrains carbonifères." Ce Carbonifère est en discordance sur le Dévonien et commence par le calcaire à rognons de silex connu en Angleterre et en Belgique.

En 1843, Elie de Beaumont écrit dans un rapport sur ce travail "Voilà donc dans l'Amérique méridionale trois membres du grand système paléozoïque, se succédant dans le même ordre que les membres du même système en Europe, avec lesquels ils ont respectivement le plus d'analogie... Il nous paraît difficile de ne pas regarder comme certain que le système paléozoïque de l'Amérique méridionale correspond en masse à celui de l'Europe et se subdivise même d'une manière analogue. Ce grand fait que les travaux de M. d'Orbigny mettent dans une complète évidence, nous paraît un des plus importants dont la Géologie se soit enrichie dans ces dernières années."

D'Orbigny explique qu'après le Carbonifère, comme après chaque période géologique, il y eut disparition de toute la faune, c'est la "théorie des révolutions du globe" avec les dislocations, conséquences du refroidissement de la terre avec abaissement de certaines parties et relèvement d'autres. D'Orbigny date là la formation de chaînons boliviens qu'il nomme le système chiquitéen, étant là encore en accord avec Elie de Beaumont qui pense que chaque période géologique est liée à la formation des reliefs qui sillonnent le globe. La situation tectonique des chaines boliviennes confirme la pensée d'Elie de Beaumont.

Dans les terrains qu'il a parcourus, d'Orbigny n'a pas reconnu les couches du Jurassique, il n'a recueilli que deux térébratules qui pourraient s'y rattacher. Il ne peut conclure. Il se pose cette question : le continent était-il émergé au Jurassique ?

De même d'Orbigny n'a pas rencontré les couches crétacées. Pour lui, "le père des ammonites", c'est une ironie du sort. Toutefois, c'est à lui que le naturaliste Boussingault qui a exploré la Colombie, rapporte ses fossiles. Là encore, d'Orbigny va déterminer et comparer avec la faune européenne qui lui est devenue familière.

Après avoir décrit les ammonites aux lobes déjà très divisés, les natica, les rostellaria, les cardium, les venus, les trigonia... constaté les associations de faunes et l'identité d'Ammonites Boussaingaultii avec Ammonites Asterianus de Provence et encore l'identité d'Ammonites alternatus avec Ammonites Royerianus de Haute Marne, d'Orbigny se déclare le droit de déterminer la période géologique des terrains fossilifères : le début du Crétacé, le Neocomien. Il conclut : "Toutes mes recherches paléontologiques ont eu pour résultat la répartition rigoureuse, par formation et par étage, de faunes spéciales distinctes. Ces résultats qui annoncent, dans la nature, des changements brusques, et pour ainsi dire instantanés, sont, du reste, en rapport parfait avec les savantes observations de M. de Beaumont

Par ailleurs, du fait de l'étendue de la répartition des fossiles, d'Orbigny affirme que la mer NEOCOMIENNE s'étendait jusqu'au Nouveau Monde avec une identité de température.

D'autres naturalistes, Gay, Houbron et Le Guilloux qui avaient pris part à l'expédition de l'"Astrolabe", avaient aussi rapporté des fossiles mais ils ne voulurent pas les communiquer, les réservant à leurs études personnelles, fait que déplore vivement d'Orbigny. Par contre, un ingénieur polonais Ignatio Domeyko lui envoie les fossiles qu'il a recueillis au Chili. D'Orbigny détermine un "nautilus domeykus", des hippurites, des turritelles qui sont en analogie avec les fossiles de la "craie chloritée" de Rouen, étage que d'Orbigny, lui-même appellera le "TURONIEN" cette même année. Là aussi, il conclut à l'identité des fossiles, les mers d'Europe et d'Amérique étaient-elles en communication ?

Le long séjour de d'Orbigny en Argentine, en particulier dans la région du Rio de la Plata et la région des Pampas lui permet de parler des terrains tertiaires qu'il a trouvés directement sur les gneiss et les granites. Les fossiles sont abondants, d'une part les ossements des mammifères disparus, d'autre part une multitude de coquilles.

Pour ce qui est des restes des mammifères géants, d'Orbigny rappelle qu'à la différence des coquilles, eux ont été observés depuis longtemps et ont donné naissance à des légendes sur l'existence de géants, légendes qu'il désigne comme sources lointaines de la paléontologie. Là où il y eut des légendes, il faut chercher, dit-il. Faisant le bilan des fossiles qu'il a trouvés mais aussi de ceux décrits par Joseph de Jussieu, Humboldt ou Darwin, d'Orbigny évoque ces mastodontes, toxodons, canis, rongeurs, édentés... qu'on a trouvés en grande extension en Amérique méridionale, sur les plateaux de la Cordillère, sur les versants Est et Ouest, dans les vallées du Brésil et dans les pampas. Pourquoi ces mammifères ont-ils disparu ?

D'Orbigny y voit une révolution du globe marquée par un relèvement de la Cordillère qui avait déjà commencé au Crétacé. En effet, au niveau des coquilles - pecten darwinianus, ostrea patagonica, area bonplandiana... d'Orbigny distingue deux faunes différentes de part et d'autre de la Cordillère. La distribution large des mêmes espèces en latitude confirme la température toujours uniforme et chaude (on a aussi des natica, des oliva, des bulles, espèces chaudes) mais la Cordillère avait déjà plus de relief et séparait les bassins sédimentaires. J'ai déjà cité deux fois Darwin. D'Orbigny avait lu le compte-rendu du voyage du naturaliste anglais sur le Beagle, livre paru en 1839 et entretenait une correspondance avec lui. D'Orbigny mourut deux ans avant la parution de l'"Origine des Espèces". Malgré une opposition de leurs conceptions, on ne peut être absolument sûr de l'accueil que d'Orbigny aurait réservé à l'ouvrage, les successeurs de d'Orbigny ont souvent enfermé celui-ci dans des positions sévères qui n'étaient pas exactes. Pour ce qui est des restes des grands mammifères, Darwin et d'Orbigny s'opposèrent par lettres et ouvrages. D'Orbigny pense que les ossements des Pampas ne sont pas en place, il y eut une révolution du globe avec un énorme balancement des eaux qui les aurait apportés, il donne comme argument que ces mammifères pachydermes se nourrissaient d'une végétation luxuriante qui aurait dû aussi laisser des fossiles qu'il n'a pas trouvés.

Darwin - nous sommes en 1843 - trouve que ces mammifères ont tant de parenté avec les mammifères actuels, qu'il n'y a pas besoin d'une catastrophe pour qu'ils disparaissent. Nous voyons que Darwin a déjà en tête son idée de l'évolution - idées déjà exprimées bien que différemment par Lamarck et Erasme Darwin, le grand-père de Charles. Par ailleurs, Darwin voit dans le limon rougeatre qui recèle les ossements, un estuaire plus vaste que celui du Rio de la Plata et pense que les fleuves auraient apporté là ces ossements et qu'ils auraient été fossilisés à faible distance de leur lieu de vie. D'Orbigny rétorque que les fleuves actuels ne transportent jamais de grandes quantités de carcasses. Cette digression permet de souligner les relations existant entre les deux savants et de rappeler aussi combien d'Orbigny comparaît la position des fossiles avec les phénomènes actuels, ce que nous appellerons encore "l'actualisme".

Pour en revenir au tertiaire, d'Orbigny établit une correspondance intéressante entre les terrains de Patagonie et ceux de Province d'Entre-Rios, au Nord de l'Argentine. Il trouve dans les deux provinces un grès marin avec des mollusques éteints identiques puis des grès avec des mammifères et des bois fossiles. Ensuite alors que les terrains d'Entre-Rios présentent une alternance de grès, d'argile et de gypse, les couches de Patagonie offrent des grès azurés où d'Orbigny reconnaît des traces de gouttes de pluie puis on retrouve dans les deux provinces des grès calcaires avec ostrea patagonica et un conglomérat marin avec des fossiles identiques d'oursins et d'huîtres, D'Orbigny déclare qu'on peut établir une concordance (une corrélation) entre ces dernières couches qu'il appelle "le patagonien" qui recouvre un "guaranien" non marin en Patagonie avec un passage latéral marin à Entre-Rios.

Nous arrivons aux terrains quaternaires, appelés encore diluviens. D'Orbigny a recueilli auprès des tribus indiennes avec lesquelles il a vécu les souvenirs d'un grand déluge dans les légendes, phénomène universel ! Dans ce quaternaire, les couches fossilifères riches en ostrea, fissurella, volutella... alternent avec des couches contenant des débris de poteries, d'Orbigny affirme qu'on est donc bien sûr d'être dans le quaternaire.

La situation des coquilles fossiles ou sub-fossiles semblables dans les terrains plus élevés que la mer lui fournit une double hypothèse. Voici son texte :

"Dans le lieu où nous nous étions arrêtés, les bords du ruisseau étaient munis de larges bancs de sable vaseux, élevés de près d'un pied au-dessus des marées hautes ; je rencontrai, non sans étonnement, toutes les coquilles qui vivent actuellement dans la baie, non pas roulées, comme on pourrait le supposer, mais, au contraire, dans leurs positions naturelles, tous les bivalves placés tels qu'ils ont vécu, les deux valves réunies, enfoncées dans le sable, et des volutes aussi fraîches que celles qui sortent de l'eau ; seulement elles avaient perdu leurs couleurs, et étaient devenues très blanches ; enfin, sur ce banc, je me trouvai environné de toutes les espèces du pays sur le lieu où elles vivaient, comme si la mer se fut retirée, tout à coup, de 25 à 30 pieds, et eût laissé son lit à sec ; car les coquilles que je voyais ne se trouvent actuellement vivantes qu'en dehors de l'embouchure de ce bras, et ne commencent à se montrer à découvert que lorsque la marée baisse au moins de 30 pieds au-dessus du niveau ordinaire des syzygies. Ce fait, qui prouve un soulèvement insensible de 30 pieds au moins sur tout le littoral de la Patagonie, n'est pas le seul que j'aie pu observer sur les côtes de l'Océan Atlantique. J'ai déjà parlé des bancs de coquilles des Pampas de San Pedro, élevés de plus de 50 pieds au-dessus du cours actuel du Parana ; et j'aurai l'occasion de signaler les mêmes circonstances sur les côtes du Grand Océan (I) au reste les parties salines qui imprègnent tous les terrains de Patagonie, annoncent un séjour récent de la mer sur son sol."

D'Orbigny poursuit plus loin : "On doit supposer un soulèvement sur toute la surface des Pampas ou l'abaissement des eaux sur toute leur étendue ; au reste, la présence de ces bancs coïncide parfaitement avec des exhaussements semblables au-dessus des eaux, contenant des coquilles marines que j'ai vues en Patagonie, au Chili, en Bolivie et au Pérou, tant sur les bords de l'Atlantique que sur ceux du Grand Océan (ainsi nomme-t-il l'Océan Pacifique) ; fait singulier, qui se trouve aussi en rapport avec une foule d'autres observés en Méditerranée. Quoi qu'il en soit, l'existence de ces amas de corbules sur toute la surface de ces immenses terrains, annonce un long séjour des eaux, après la disparition des mammifères qui la peuplaient, et dont les ossements se trouvent fossilisés dans les couches argileuses qui leur sont inférieures".

D'Orbigny propose donc une double hypothèse, ou un phénomène d'eustatisme ou un mouvement épirogénique ; en l'absence de faits suffisants, il ne tranche pas.

A la fin de l'ouvrage, d'Orbigny rappelle alors à grands traits ses conclusions sur la paléontologie de l'Amérique méridionale :

- la marche vers "l'animalisation" a été semblable en Amérique et en Europe, les faunes ont subi la même progression avec un perfectionnement des êtres ;

- par contre, il affirme qu'il n'y a pas de faune de transition ; les faunes se renouvellent en espèces dans chaque période géologique ;

- constatation importante cette fois : les faunes sont semblables et parfois identiques en Europe et en Amérique jusqu'aux terrains du Crétacé inférieur; ensuite les faunes sont différentes. Jusqu'au Crétacé, explique-t-il, la chaleur propre à la terre a détruit toute influence de latitude ou de froid polaire. S'il n'existait pas alors d'influence atmosphérique sur la distribution des êtres à la surface du globe, toutes les faunes doivent leurs circonscriptions par terrains aux grandes dislocations géologiques. Ce ne serait que postérieurement au terrain crétacé que les influences de latitude auraient compliqué le morcellement par bassins, multiplié les faunes locales et détruit cette uniformité de répartition qu'on remarque dans les formations anciennes".

Nous ne saurions retenir aujourd'hui les explications de d'Orbigny mais il nous suffit déjà de savoir que d'Orbigny avait remarqué cette identité de faunes jusqu'au Crétacé puis cette différence que nous savons liée à l'ouverture de l'Océan atlantique.

Autre conclusion intéressante : ces faunes semblables ou identiques à des distances énormes confirment à d'Orbigny que les phénomènes géologiques sont à l'échelle du globe.

Encore une dernière conclusion : par la succession des terrains et leur position, d'Orbigny a su établir une correspondance entre la formation d'un terrain sédimentaire -par exemple le guaranien- et une surélévation des Andes en même temps que la sortie de roches porphyriques;ou encore la formation du terrain pampéen avec une autre surélévation andine et la sortie de roches trachytiques : adoptant tout à fait la pensée d'Elie de Beaumont sur le lien entre les faits tectoniques séparant les diverses époques géologiques. Ainsi que le formulait élégamment M. Rioult dans sa communication sur d'Orbigny au Colloque du Jurassique, en 1967 : "L'étage est un moment d'équilibre biologique entre deux déséquilibres tectoniques."

Je terminerai par l'étude que fit d'Orbigny sur les foraminifères rapportés d'Amérique du Sud, l'ouvrage put paraître dès 1839.

D'après les observations qu'il a pu faire sur des foraminifères de grande taille, il déclare que ces animaux sont formés d'un corps gélatineux avec des filaments qui peuvent s'allonger de 3 ou 4 fois du diamètre de la coquille, que l'on ne peut distinguer des organes distincts de locomotion, respiration, alimentation ou reproduction. Il a eu connaissance des observations concordantes de Dujardin, en 1835 et comme lui, affirme que les Foraminifères doivent être détachés des Mollusques. Il faut en faire une classe à part, entre les Animaux Rayonnés et les Echinodermes et Polypiers, dit-il, d'après la classification de Cuvier.

D'Orbigny a distingué dans les foraminifères d'Amérique du Sud, 81 espèces toutes nouvelles (sauf une). 52 appartiennent a l'Océan atlantique et 30 au Grand Océan, c'est-à-dire qu'une seule est commune : Globigerina bulloïdes qui était déjà dans la classification de 1825 et est de la plus large extension puisqu'elle fut trouvée aux Canaries, en Méditerranée, en Adriatique et aux Indes ! Hors cette espèce commune, 50 sont spécifiques de l'Océan atlantique : des oolina, des rotalina (rotalina patagonica), des rosalina, des biloculina (biloculina Bougainvilii) et 29 sont spécifiques du Grand Océan, c'est-à-dire de l'Océan Pacifique : rotalina peruviana, rosalina araucana, triloculina boliviana... En dehors de l'anecdote de la beauté des dénominations de ces foraminifères, la constatation des espèces différentes est fort importante, en accord avec l'existence des courants marins qui, partant du pôle sud, suivent parallèlement les côtes respectives de l'Amérique méridionale. Poursuivant son étude rigoureuse, d'Orbigny constate encore que les espèces recueillies au Cap Horn, là où les courants ne sont pas encore divisés, appartiennent bien aux deux faunes côtières. On a pu aussi trouver des individus par 160 m de fond, ils peuvent donc exister en profondeur, élément important de leur distribution et lourde de conséquences quant aux foraminifères fossiles.

Par ailleurs, d'Orbigny souligne que sur la côte atlantique qui est en pente douce et sablonneuse, les espèces sont les plus nombreuses, avec 12 genres spécifiques alors que sur la côte abrupte de la Cordillère, on n'a trouvé que 30 espèces.

D'Orbigny a encore fait une étude comparative avec les foraminifères qu'on lui a rapportés des Antilles et il constate, là encore, une faune spéciale, différente du Grand Océan mais aussi différente de l'Atlantique alors qu'il s'agit du même océan. Les conditions de température et de relief entraînent donc des faunes différentes dans la même mer, or ce sont des faunes contemporaines. Que l'on compare donc les faunes de Foraminifères, des Antilles, de la côte atlantique ou de la côte pacifique, on observe des faunes spécifiques mais toutes du même âge. D'Orbigny souligne là, l'influence incontestable de la configuration des terrains et de la température sur la composition de la série des êtres qui les habitent. Il en tire une application qu'on doit en faire à l'étude des couches géologiques : il ne faut pas se hâter de conclure que les couches sont d'âges différents si les fossiles sont différents, les conditions de vie ont pu être, elles aussi, différentes. Ces dernières observations montrent combien d'Orbigny est un "actualiste".

Je pense avoir dit l'importance de l'oeuvre paléontologique d'Alcide d'Orbigny en Amérique du Sud et pouvoir conclure qu'elle fut la chatoyante aurore de son grand traité de Paléontologie et Géologie stratigraphique.