TRAVAUX
DU
COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE
- Première série -
(1981)

Gabriel GOHAU
La théorie de la terre de l'abbé Needham

COMITÉ FRANÇAIS D'HISTOIRE DE LA GÉOLOGIE (COFRHIGEO) (séance du 18 mars 1981)

"Croiriez-vous bien qu'un jésuite irlandais a fourni en dernier lieu des armes à la philosophie athéistique en prétendant que les animaux se formaient tout seuls ? C'est ce jésuite Needham, déguisé en séculier, qui se croyant chimiste et observateur, s'imagine avoir produit des anguilles avec de la farine et du jus de mouton" (1). M. de Voltaire, dans cette lettre au Marquis de Villevieille, ne craint pas les approximations puisque -sans parler de la narration caricaturale des expériences rapportées- Needham n'est ni jésuite, ni irlandais ; c'est un prêtre anglais (2).

Mais si l'abbé Needham est connu des historiens de la biologie pour ses fameuses expériences sur la génération spontanée des microorganismes, réfutées avec succès par Spallanzani, autre abbé, mais d'origine italienne, il mérite aussi de retenir l'attention de l'historien de la géologie. En effet, dans un ouvrage publié en 1769, en suite à des notes à la traduction française d'un célèbre mémoire de Spallanzani, Needham incorpore une théorie de la terre, qui a peu retenu l'attention malgré son originalité (3).

Les auteurs anglo-saxons, de Geikie (4) à Porter (5), en passant par Davies (6), l'oublient tous. Ce sont les Français qui ont fait une place à ce texte -écrit, il est vrai, dans notre langue. A. d'Archiac l'étudié après W. Smith et avant Hutton (7). Mais c'est Elie de Beaumont qui le cite de la manière la plus élogieuse dans son fameux article sur les "Fragmens géologiques tirés de Sténon, etc" (8) où, manifestement, il se cherche des précurseurs.

Et de fait, Needham avance deux idées que reprendront plus tard les fondateurs de la tectonique : l'existence d'un feu central, et son action expansive qui produit le soulèvement des montagnes. Chacune des deux thèses n'est sans doute pas originale. Peu avant Needham, Dortous de Mairan a déjà soutenu l'idée du feu central (9), qui elle-même remonte à la cosmogonie cartésienne. Mais Dortous n'en tire aucune conséquence tectonique.

Par ailleurs, l'abbé italien Lazzaro Moro avait avancé dès 1740, la thèse du soulèvement des montagnes. A une époque où -là encore à la suite de Descartes- on préférait croire que c'étaient plutôt les plaines qui s'effondraient. Mais Moro n'expliquait guère l'origine des soulèvements. Il évoque incidemment la thèse du feu central. Mais il a seulement en vue de faire comprendre pourquoi l'éjection de matériel ne crée pas de vide dans les profondeurs du globe (10). Et pas du tout d'expliquer la cause des soulèvements. (Le feu a l'avantage de se déformer, donc de pouvoir se mouler sur les déformations de la croûte).

Needham, au contraire, utilise le feu central comme "force interne expansive" (11), capable aussi bien de former les montagnes (si les masses terrestres résistent partiellement, et forment des sortes de cloques), que les volcans (si les masses se rompent) (12). Mais ce qui le rend plus moderne encore c'est la comparaison qu'il entreprend pour expliquer les soulèvements :

"Rien n'est plus facile que d'imaginer une machine" utilisant la force "soit d'une vapeur, soit de l'air sec extrêmement raréfié dans l'intérieur de la terre par un feu presque central" (13). Quand Moro tentait d'évaluer sa force soulevante, il ne trouvait pas d'autre élément de comparaison que la poudre à canon. Et il ne faisait en cela que suivre une idée commune à l'époque : les tremblements de terre et les volcans viennent de "fermentations souterraines" qui brûlent "comme de la poudre à canon" (14).

Mais la puissance de la poudre est explosive. Elle détruit plus qu'elle ne construit. Quand le feu consumera la Terre, nous dit Bourguet, il se jettera dans ses entrailles pour y provoquer une "explosion comme celle de la poudre à canon" (15). Le feu de Needham, au contraire, est domestiqué. "La masse qui pesoit contre la force expansive presque en équilibre (...) cédoit avec douceur" (16).

G.L. Davies (17), puis J. Roger (18) ont insisté sur le rôle qu'a pu jouer, dans les conceptions de James Hutton, le modèle technologique qu'offrait la machine à vapeur, qui permettait de convertir la chaleur en travail mécanique. Il n'importe guère ici, de savoir si Needham a pu influencer Hutton, ni même s'il l'a précédé (19). Ce qu'on doit remarquer d'abord c'est la réunion, chez les deux auteurs, des trois thèmes : feu central, soulèvement, analogie avec la machine à vapeur. Si les deux auteurs ont oeuvré indépendamment, la coïncidence de leur thèse n'en est que plus frappante. Elle tend à souligner l'importance de la découverte de la machine à vapeur dans la naissance du plutonisme.

Je parle de "plutonisme". Et c'est bien le terme qui convient le mieux pour désigner les théories de Needham et de Hutton. Surtout si nous voulons les opposer à la fois au neptunisme, dominant à l'époque (depuis B. de Maillet, au moins) et au volcanisme de Moro. Ce plutonisme qui s'épanouira, au début du XIXè siècle, dans les conceptions de L. von Buch est une idée neuve en 1769. Elie de Beaumont a raison de noter l'intérêt de Needham, même s'il est très injuste envers Hutton en oubliant le médecin-cultivateur-géologue écossais. Et si lui-même s'éloigne un peu de ce plutonisme en proposant sa théorie du refroidissement de la Terre.

Needham, d'ailleurs, est un plutoniste de stricte obédience. Car s'il admet que certaines montagnes ont pu être formées par des courants, comme le prétend Buffon, il nie que ce cas soit général. Il semble réserver cette origine aux dépôts sableux, riches en fossiles. Au contraire, les "montagnes à couches" n'ont pas reçu leurs fossiles lors de "leur première formation", elles "ne sont qu'incrustées" (20), Aussi, quoiqu'il ne nous dise pas exactement comment se sont formées ces montagnes à couches (nous savons seulement qu'elles étaient fluides à l'origine : c'est ainsi qu'ont pénétré les coquilles), il semble bien que ce ne soit pas par dépôt. Il paraît admettre, malgré tout, l'horizontalité originelle des couches puisqu'il fonde sa théorie du soulèvement sur l'observation de couches "soulevées et rompues" (21).

Peu importe, d'ailleurs, que Needham ait une conception obscure ou fausse de la formation des couches des montagnes. Il y a bien d'autres archaïsmes dans ses thèses. Et l'on se tromperait lourdement en en faisant un auteur moderne. Ne dit-il pas que la terre est une "espèce de globe vital & organisé à sa façon" dont les excroissances sont comparables à celles que produit un animal par sa "force végétatrice intérieure" (22) ? N'oublions pas qu'il défend les générations spontanées ! Mais rappelons-nous aussi qu'un même vitalisme se rencontre chez Hutton (23).

Ceux qui seraient tentés de faire de Needham un génial précurseur devraient examiner la liste des auteurs qu'il cite. En dehors de Buffon, à qui il adresse une longue lettre, il semble connaître essentiellement les cosmogonistes du XVIIè siècle (Burnet, Woodward, Whiston), l'auteur du Telliamed et "M; de XXX et ses pèlerins" (Voltaire) (24). Il cite aussi Boulanger, mais c'est à propos de son Antiquité dévoilée et non de son oeuvre géologique (25).

Et cette allusion à un auteur résolument anti-religieux nous ramène à notre point de départ : l'accusation d'athéisme lancée par Voltaire. Naturellement le propos est polémique, et il se rapporte à un problème biologique que nous n'examinons pas ici. Enfin, Voltaire est-il bien placé pour juger de la saine religion ? Il n'empêche que les thèses spontanistes sentent le soufre. Aussi n'est-il pas inutile de voir comment Needham concilie sa science avec ses idées religieuses.

Si l'on en juge par l'effarement d'une correspondance du pieux Guettard, l'abbé choque en parlant de "jours qui sont des époques de trois millions et plus d'années" (26). On n'est pas prêt encore en 1770, dans les milieux bien-pensants, à assimiler à de longues périodes les "jours" de la Genèse. Needham, pourtant, prend ses précautions. "Il y a long-temps que j'ai cette opinion (que les six jours sont six longues périodes), écrit-il à Buffon, 6 quoique je sois le premier qui ai (sic) avancé cette explication, la conviction que j'en ai (...) est telle que je suis bien assuré de ne mériter aucun reproche du côté du sens moral de l'Ecriture" {27).

Nous ne ferons pas l'historique de cette question des jours bibliques conçus comme des périodes, J. Roger l'a résumée très clairement à propos des Epoques de la Nature de Buffon (28). Nous ne chercherons pas à savoir non plus pourquoi on prend la Genèse en un sens plus littéral aux XVIIè et XVIIIè siècles que ne le faisaient Saint Augustin et ses successeurs, Toujours est-il que la thèse de Needham surprend, notamment en France.

Près d'un siècle plus tard, l'abbé Maupied, disciple du zoologiste Ducrotay de Blainville, s'indignera que le "dogme des périodes" ait été proclamé à Saint-Sulpice par Frayssinous (29). Et si les anglais sont, à l'époque, plus libres avec la lettre de la Genèse (30), les catholiques français restent réticents. Si Monseigneur Meignan, un siècle exactement après Needham, reprend la même thèse des périodes de la Création, c'est que c'est un homme à l'esprit très ouvert, ainsi que le montre sa critique très modérée du darwinisme (31).

Mais, pour revenir, en conclusion, à Needham, la correspondante de Guettard se trompe quand elle lui attribue des jours de trois millions d'années. L'abbé anglais est beaucoup plus prudent. "Les jours de Moyse sont probablement des périodes dont chacun (sic) s'étend au-delà de vingt-quatre heures ; mais on n'a aucunes preuves qu'ils doivent s'étendre à des milliers d'années" (32). Il parle bien de trois millions d'années, mais à un autre propos ; c'est, dit-il, le temps qu'il faudrait pour détruire l'Asie et l'Amérique, et former de nouveaux continents "comme il est facile de le vérifier par les mesures géographiques"(33).

Needham respecte (plus ou moins) la chronologie mosaïque en étendant modérément les jours de la Genèse, mais il étale l'avenir sans retenue. On sent bien qu'il est mal à l'aise dans le cadre temporel admis par ses contemporains. Et pour s'en libérer, il pousse l'audace aussi loin que peut le faire un représentant de l'Eglise chrétienne quand il affirme que la chronologie de "Moyse" est celle du genre humain, non de la terre, et encore moins de l'univers", qui peut par des systèmes innombrables & successifs, percer fort avant dans l'éternité" (34).

Le mot est lâché : Needham a besoin, pour être à l'aise, d'un système quasi éternel. Voltaire n'a peut-être pas tort de voir l'abbé fournir des armes "à la philosophie athéistique". Et le baron d'Holbach n'hésitera pas à utiliser ses théories biologiques dans son combat contre la religion (35). Bien qu'il ait lui-même toujours défendu sa foi et rejeté, sûrement sincèrement, les accusations de matérialisme.

Notes et références