Biographie par R. Samuel Lajeunesse, publiée en 1948 dans "Grands Mineurs Français", Dunod.
Si le nom de Parran n'est guère connu; celui des exploitations qu'il fonda est resté prestigieux, même pour les non-initiés. Sa modestie seule l'empêcha de bénéficier de l'admiration parfois peu bienveillante que voue le public aux grands hommes d'affaires.
Parran est né dans le Gard, sur la terre aride des Cévennes méridionales, de famille protestante. Il avait six mois quand son père mourut. Il lui léguait, avec une certaine fortune, l'horreur de toute ostentation. Sa mère vint s'installer à Montpellier pour y élever ses deux enfants. En 1843, il alla à Paris préparer à Sainte-Barbe le concours de Polytechnique, sur le conseil de son docte cousin Combes, ingénieur des mines, membre de l'Institut.
Entré à l'école en 1846, Parran fit partie de cette promotion qui fit le coup de feu sur les barricades de 1848. Petite révolution dans la grande, il n'y eut pas cette année-là d'examen de sortie à l'X, car tout travail avait été suspendu dès le 24 février. Le classement fut établi selon la liste de passage en seconde année, corrigée par les notes d'interrogation du premier trimestre. Désigné pour le service des ponts et chaussées, Parran put permuter avec un camarade et accéder ainsi au Corps des mines.
A sa sortie de l'Ecole des mines de Paris, en 1851, il fut chargé des cours de géologie et de minéralogie à l'Ecole des mines de Saint-Etienne. Il devait toute sa vie pratiquer assidûment la géologie, non pas en chambre, mais en campagne.
Il publia, dans les Annales des Mines, des notes sur certaines formations de la région d'Alais, où il passait ses vacances.
Il donna aussi au Bulletin de la Société de l'Industrie minérale, que Grüner venait de fonder, une note sur les cuvelages en maçonnerie des Puits de mines de la Ruhr et un résumé de toutes les connaissances du temps sur le terrain houiller et ses modes de dépôt.
En 1853, il épousa la fille du docteur Serres, ancien maire d'Alais, qui avait contribué à la fondation de l'Ecole des maîtres-mineurs de sa ville.
En 1856, il réussit à se faire nommer au service ordinaire des mines du Gard. Il avait dans son service le contrôle de mines de houille d'exploitation difficile, avec couches très minces et très puissantes, grisou, dégagements de gaz carbonique; des mines de fer exploitées souterrainement et à ciel ouvert ; des mines de plomb. Il contrôlait aussi des usines " minéralurgiques " : usines à fer de Tamaris et de Bessèges, usine à plomb de La Pise et de Vialas, usines d'antimoine et de produits asphaltiques d'Alais. Il participa, du point de vue administratif, à la fondation de l'usine de produits chimiques de Salindres.
En 1861, il se distingua particulièrement à l'occasion du sauvetage de mineurs enfermés dans la mine de Lalles subitement noyée à la suite de pluies torrentielles. Dans cette catastrophe périrent cent cinq ouvriers, et elle inspira Zola dans son célèbre Germinal.
Les qualités de décision et de sagacité dont Parran fit preuve au cours du sauvetage lui valurent d'être immédiatement décoré de la Légion d'honneur. Il n'avait que trente-cinq ans.
Pendant son séjour à Alais, Parran étudia du point de vue de la sécurité l'emploi des lampes à tamis et des explosifs. Il préconisa l'emploi exclusif des bourroirs en bois, encore obligatoire aujourd'hui, et celui de la mèche de sûreté à l'exclusion des " épinglettes ", ceci à l'époque où le Bulletin de la Société de l'Industrie minérale venait de publier une note d'un ingénieur réputé, directeur des mines de Rive-de-Gier, qui préconisait au contraire l'emploi des épinglettes en exprimant le doute que l'usage des mèches de sûreté prît jamais une grande extension, ce qui s'avéra un pronostic entièrement faux.
Par contre, en ce qui concerne les lampes à flamme, Parran se trompa par excès d'optimisme sur la nature humaine. Il recommanda la fermeture à clef de préférence aux fermetures automatiques, qui étaient il est vrai alors assez rudimentaires. L'expérience devait montrer que certains mineurs n'étaient pas suffisamment conscients du danger du grisou.
En 1864, Paulin Talabot, directeur du chemin de fer P.-L.-M. et de nombreuses affaires, qui se connaissait en hommes, sollicita Parran de monter l'exploitation des mines de Mokta-el-Hadid, près de Bône.
Le gisement était connu de temps immémorial des Arabes sous son nom de "Coupure de fer". Il avait fait l'objet dès 1845 des quatre premières concessions octroyées en Algérie. Mais vingt ans après, elles n'avaient encore fait l'objet d'aucune exploitation, en raison des multiples difficultés de main-d'oeuvre, d'alimentation en eau et de transports. En 1849, le ministre de la Guerre avait prononcé la déchéance des concessionnaires, mais le Conseil d'Etat avait annulé cette décision en 1852, sous prétexte que " l'inexploitation avait des causes légitimes ".
En dernier lieu, une nouvelle société s'était formée, qui avait été jusqu'à construire deux hauts fourneaux, mais ils n'avaient pour ainsi dire pas fonctionné et " il était à craindre que tout cet effort, médiocrement coordonné, n'aboutit pas plus que dans le passé, lorsqu'en 1804 Paulin Talabot intervint. Par cette intuition des grands génies industriels, il sentit que l'heure d'utiliser ces gîtes pour l'industrie européenne était venue avec la transformation qu'allait subir la sidérurgie par la découverte de Bessemer " (L. Aguillon).
Le programme dressé par Talabot à la Compagnie des minerais de fer magnétiques de Mokta-el-Hadid comportait tout d'abord l'exploitation du gîte de Mokta et Talabot passa par avance de très importants marchés de minerai à long terme et à bas prix avec les principales usines de France, Le Creusot, Bessèges, Terrenoire, Firminy. La compagnie devait aussi produire l'acier. Elle exploiterait, pour se procurer le combustible nécessaire, trois houillères du Gard. Enfin, elle constituait, pour assurer ses transports à travers la Méditerranée, une filiale : la Société générale des Transports maritimes à vapeur.
" De ce programme, on ne tarda pas à élaguer toute idée de fabrication de fonte et d'acier. Il était peu rationnel pour la Société de Mokta de vouloir concurrencer ses meilleurs clients " (L. Aguillon). Sans doute aussi, les difficultés qui subsistent encore aujourd'hui pour l'installation d'une industrie sidérurgique sur le sol africain étaient-elles bien vite apparues.
L'entreprise que Parran était sollicité d'organiser et de diriger devenait ainsi purement minière, avec exploitation de fer en Algérie, de houille dans le Gard.
Avant de s'engager dans l'action privée, grave décision pour un fonctionnaire de trente-huit ans, Parran réfléchit longuement. Il alla étudier sur place les éléments de l'affaire, alors que Talabot n'avait pas encore mis les pieds en Algérie. Son cousin Combes, peut-être déçu à l'issue d'une longue carrière purement administrative, emporta ses dernières hésitations. Parran accepta ainsi de " pantoufler " non pas dans une de ces vieilles affaires de grand renom dont la solidité est consacrée par une longue vie de prospérité, mais dans une entreprise en voie de création, qui comportait tous les aléas de l'aventure industrielle en pays neuf.
Tout était pénible là-bas, à l'époque. La main-d'oeuvre qualifiée était inexistante. Le pays était insalubre. Les transports étaient difficiles. Une grande économie s'imposait, puisque les contrats de livraison de minerais avaient été passés au prix fort bas de 8 ou 9 francs par tonne.
Parran dut commencer par faire oeuvre d'ingénieur des ponts et chaussées. Il créa des pistes routières, un chemin de fer de 35 kilomètres qui menait directement de la mine à la darse de Bône et de puissantes installations portuaires qui permettaient de charger directement, bord à quai, les vapeurs de la société filiale.
Cependant, il préparait l'exploitation de la mine. Il organisa l'abatage dans un grand cirque à ciel ouvert, avec chargement direct en wagons.
A la fin de la première année d'exploitation, 1866, 16.000 tonnes avaient déjà été extraites et expédiées.
Ce n'est que plus tard, en 1877, que les bénéfices réalisés par l'exploitation permirent à Parran d'éliminer la principale cause d'insalubrité du pays en entreprenant le dessèchement du lac de Fetzara, vaste cuvette de 14.000 hectares, qui était un foyer de paludisme, et en plantant ses bords d'eucalyptus.
Si le gisement de Mokta s'était révélé fructueux, l'exploitation des houillères de Cessous, Les Calles-de-Gagnières et Montalet, dans le Gard, s'était révélée déficitaire.
Pour pouvoir exploiter Cessous, Parran avait dû construire un chemin de fer à voie étroite en terrain montagneux, qui comportait notamment un trajet souterrain dans la mine et un viaduc de 51 mètres de hauteur et 171 mètres de longueur.
Il le poussa jusqu'à la concession de Comberedonde, qu'il amodia à la Société de Vialas, qui se trouvait dans l'impossibilité de l'exploiter en raison de sa situation perdue en haute montagne.
Aux Salles, Parran dut foncer un puits de 800 mètres pour essayer de trouver en profondeur un gisement plus riche qu'en surface.
Il consacrait ainsi, par solidarité minière, une partie des bénéfices de Mokta à la mise en valeurs de houillères déficitaires : la France profitait ainsi de quelque cent mille tonnes de houille par an qui n'auraient pu être extraites par une société indépendante.
Cependant, l'amas de Mokta se révélait moins riche que ne l'avaient estimé les géologues. Dès 1873, alors que l'extraction n'avait pas atteint 1.500.000 tonnes, il fallut envisager de préparer l'exploitation souterraine. Il apparut que, même en profondeur, les réserves n'étaient pas considérables.
En 1879, Parran réalisa la fusion de sa compagnie avec la société concessionnaire du gisement de la Tafna, énorme amas de minerai hématite beaucoup plus important que celui de Mokta. Cette opération fut facilitée par sa camaraderie avec Rocard, directeur de la Société de Soumah et de la Tafna, major de sa promotion. Ce dernier garda la direction de l'exploitation de la Tafna, mais il mourut en 1884. Parran prit alors en main la gestion complète du groupe de la Tafna, dont la production devait s'élever jusqu'à 400.000 tonnes par an et qui exportait jusqu'en Amérique un superbe minerai hématite à 58 % de fer.
En 1880, un nouveau champ s'ouvrit à l'activité de Parran. Le Russe Pohl vint proposer à Paulin Talabot de mettre en valeur le gisement de Krivoï-Rog. Parran se rendit sur place pour étudier la question et mettre en train l'exploitation. Il traversa péniblement en tarentasse la steppe parcourue par les sauvages Cosaques zaporoges et arriva enfin à Krivoï-Rog.
Le gîte paraissait fort riche, mais 500 kilomètres le séparaient du bassin houiller du Donetz, tandis que la station de chemin de fer la plus rapprochée était distante de 50 kilomètres.
Talabot et Parran n'hésitèrent cependant pas à engager l'affaire. Ils réussirent à convaincre le gouvernement tsariste de l'intérêt de la liaison Donetz-Krivoï-Rog, premier exemple de " Combinat " et furent ainsi à l'origine de la création de l'industrie sidérurgique russe, qui prit naissance à l'abri de droits protecteurs élevés.
La société établit elle-même un haut fourneau à Krivoï-Rog et créa une houillère dans le Donetz.
En 1900, elle produisait près de 500.000 tonnes de minerai de fer à 60%, 145.000 tonnes de houille et 50.000 tonnes de fonte.
La création de Mokta et de Krivoï-Rog aurait pu suffire à la gloire de Parran. Il se consacra pourtant à une troisième entreprise et ce à un âge où il aurait pu songer à jouir d'une douce retraite. Ce fut la mise en valeur des phosphates de Gafsa.
Le gisement avait été découvert en 1885 par le vétérinaire militaire Thomas, mais cette invention avait fait peu de bruit.
Ce ne fut qu'en 1893 que le gouvernement tunisien se préoccupa de tirer de ce gisement des avantages analogues à ceux que l'Algérie recueillait déjà des phosphates du Kouif.
Dans une première adjudication, il offrit la concession, moyennant redevance, de l'exploitation des phosphates et de l'alfa, avec obligation de construire un port à Sfax, ainsi qu'un chemin de fer public entre ce port et Gafsa (plus de 250 km).
Cette combinaison assez lourde ne suscita aucune offre. Une deuxième adjudication, en janvier 1894, qui comprenait simplement la construction du chemin de fer et la concession des phosphates avec redevance à la tonne extraite, n'eut pas plus de succès. La direction des Travaux publics de la régence demanda alors A Parran d'étudier personnellement cette affaire.
Celui-ci n'hésita pas à se transporter dans le désert de Metlaoui pour explorer toute la chaîne phosphatière.
Il eut le mérite de découvrir de grandes formations tabulaires en pente douce qui avaient échappé avant lui à toute observation, même des fonctionnaires de la régence. Elles paraissaient devoir se prêter à une exploitation plus économique que les couches redressées qui passaient pour constituer tout le gisement.
Cette précieuse découverte, qu'il commença par garder pour lui, emporta la décision de Parran, après plusieurs jours d'étude sur place, dans des conditions particulièrement "sportives" pour un prospecteur septuagénaire, dans un pays sans eau, sans ressources et parcouru par des bandes de pillards.
Après une longue et âpre discussion avec la direction des Travaux publics afin d'améliorer les conditions de la concession, Parran accepta de monter l'affaire.
Mais en France la situation politique, était peu favorable. Les milieux financiers étaient réticents. D'importants concours se dérobèrent. La presse engagea de violentes campagnes illustrées du médiocre jeu de mot : " C'est une gaffe ça... "
Il fallut à Parran beaucoup de cran pour tenir bon.
En 1896, il réussit enfin à fonder la Compagnie des Phosphates et du Chemin de fer de Gafsa, au capital de 18 millions de francs (somme considérable pour l'époque), dont 4 millions souscrits par la Société de Mokta-el-Hadid.
Il se donna avec ardeur à cette nouvelle affaire. " C'est ma dernière entreprise, disait-il; je veux qu'elle soit bien faite. " En sa qualité d'administrateur-délégué, il organisa l'exploitation du gisement, le transport et le chargement du phosphate à Sfax. Il ressentait à nouveau les difficultés dues au climat, au manque d'eau, à la pénurie de main-d'oeuvre.
Dès 1899, l'extraction atteignit 70.000 tonnes.
Malheureusement, le 30 octobre 1900 survint un grave éboulement qui désorganisa les chantiers, en tuant trente et un ouvriers et en provoquant peu après la mort du jeune directeur des travaux.
Parran réagit vigoureusement contre ce coup du sort. Il prit lui-même la direction des travaux en attendant l'arrivée d'un nouveau directeur de son choix, M. Pellé, à qui il transmit l'exploitation complètement remise en ordre. Trois ans plus tard, l'extraction était portée au taux annuel de 400.000 tonnes.
Agé de soixante-quatorze ans, Parran prit alors sa retraite mais continua à s'occuper de ses trois grandes affaires comme ingénieur-conseil et administrateur.
On sait quelle fut leur prospérité.
Il a été à peu d'hommes l'occasion et le talent de faire naître et vivre trois entreprises d'une telle envergure.
Cependant, Parran ne donna jamais l'impression de l'homme surmené. Bien qu'il allât au fond des questions, il travaillait relativement vite, car il étudiait avec méthode. Il arrivait à se créer des loisirs qu'il consacrait à ses chères marottes :
En premier lieu, la géologie! Il était assidu aux réunions de la Société géologique de France, qu'il présida en 1884. Il y présenta de nombreuses notes et mémoires, d'après ses études sur le terrain, dans le Gard et l'Algérie, ou d'après ses déductions théoriques, notamment quant à la genèse des gîtes métalliques.
Il avait aussi l'amour des beaux meubles anciens, des vieilles faïences, des gravures et surtout des livres. Il réunit d'abord des classiques, à reliure ancienne, puis une collection des éditions originales des romantiques.
Lorsque sa collection lui parut au complet, il la vendit à l'amiable au prix d'achat. Puis il forma une nouvelle collection avec un programme original. Il recherchait des exemplaires, uniques par quelque particularité, de livres postérieurs à 1830. " Et ce lui était une joie, le soir après sa journée industrielle terminée, de montrer à quelques intimes ses trouvailles, d'en faire valoir les particularités et de conter comment il les avait acquises : telle cette Manette Salomon, en grand papier, sur les filets de laquelle les Goncourt avaient fait insérer deux émaux originaux de Claudius Popelin, représentant Manette en sa superbe nudité ... et ces Fleurs du Mal constituées avec les bons à tirer encore remplis de corrections et de variantes curieuses de la main de Baudelaire... " (L. Aguillon)
Il publia lui-même des notes bibliographiques et des Etudes biographiques sur plusieurs des romantiques.
Parran s'intéressait aussi à la capitale question de la formation de la jeunesse. Il fut de ceux qui, après la défaite de 1870, fondèrent l'Ecole alsacienne, avec un programme d'importantes réformes pédagogiques.
Peut-être quelque peu inspiré par une certaine admiration du sens pratique de nos vainqueurs d'alors, ce programme était axé sur les disciplines modernes. Il comportait l'abolition du système classique d'honneurs et punitions scolaires.
Jusqu'à sa mort, Parran demeura président du conseil d'administration de cette école.
Une profonde modestie externe, associée à une foi profonde dans sa propre valeur et dans celle des grandes affaires qu'il avait créées, une ténacité continue d'industriel et de collectionneur appliqué, caractérisent la vie si féconde d'Alphonse Parran.
Il mourut, frappé d'apoplexie, en pleine vigueur, en plein travail, " regretté de tous ceux qui avaient aimé l'homme, estimé son intelligence, sa droiture et sa bonté, et apprécié les nombreuses et grandes choses qu'il avait faites avec simplicité " (L. Aguillon).